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Full text of "Oeuvres de Macrobe"

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ŒUVRES 


DÉ 


MACROBE. 


« 


IMPRIMERIE  DE  FIRMIN   DIDOT, 
BUB  JACOB,  n^  a4. 


OEUVRES 


■^^U«i«Mb*iW»WiM 


DÉ 


.  ^       .■««  *1  ^^4b  •      *       , 


MACROBE, 


TRADUITES 


Par   Ch.   DE  ROSOY, 

AFCIIir    CIUSBUR-ADJOIirT    AU    PKTTAZTBB    DH    8AIlfT-CYR. 


/ 


TOME  PREMJEB. 


A  PARIS, 

CHEZ  FIRMIN  DÏDOT,  LIBRAIRE , 

RUE   lACOB,    »°    24- 


MDCCCXXVn. 


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PUBLIC  LIBRARY 

240  201] 

ASTOR,  LCNOX  ANO 

TILOEN  FOUNOATIONa 

1901 

.7  ■;    )  ^^  ^    ^TC 

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I 


^%/*/^%^^%/%/^%^^^*,%^%l^^/*.'^  ft/« 


PRÉFACE. 


J^loiis;  offroi^s  au  public  instruit  la  première 
traductioi:!  •  d'un  auteur  assez  généralement  re- 
gardé  comme  intraduisible;  puisse-t-elle  récon- 
cilier avec  Macrobe  beaucoup  d'amateurs  de  la 
littérature ,  qui ,  trop  facilement  rebutés  par  sou 
style,  se  sont  privés  du  plaisir  de  fouiller  une 
mine  fécpnde  en  débris  de  l'antiquité  !  C'est  un 
tort  que  n'ont  pas  eu  les  savants  qui  se  sont  em- 
pressés d'exploiter  les  riches  et  nombreux  frag- 
ments qu'il  nous  a  conservés.  Aussi,  dans  leur 
reconnaissance,  l'ont -ils  proclamé  le  plus  docte 
écrivain  des  derniers  temps  de  Rome. 

Mais  si  les  savants  de  choses  ont  rendu  justice 
à  Macrobe,  il  n'en  a  pas  été  de  même  des  savants 


VI  PRÉFACE. 

de  mots;  plusieurs  commentateurs  du  XVV  et 
du  XVII®  siècle ,  classe  d'hommes  fort  utile  aux 
lettres,  mais  dont  le  zèle  est  quelquefois  brutal 
et  le  goût  peu  sûr,  Font  cité  à  leur  tribunal  pé- 
dantesque,  comme  coupable  de  trois  graves  délits  : 
ils  Font  accusé  de  mal  parler  latin,  d'être  pla- 
giaire, et  de  chercher  à  atténuer  la  gloire  de 
Virgile. 

Pour  faire  sentir  le  ridicule  du  premier  chef 
d'accusation ,  il  su£St  de  mettre  sous  les  yeux  du 
lecteur  la  réclamation  fondée  de  l'accusé  :  Je  suis 
né,  dit-il,  sous  un  autre  ciel;  s* il  arrive  donc  que 
quelqdun  ait  le  loisir  et  la  volonté  de  parcourir 
cet  ouvrage^  je  réclame  son  indulgence  dans  le  cas 
oii  mon  style  n  aurait  pas  cette  élégance  à  laquelle 
on  recormatt  V écrivain  né  Romain,  (Introduction 
aux  Saturnales.  ) 

Et  si  l'on  se  dit  qu'une  demande  aussi  juste  est 
celle  d'un  père  qui ,  voulant  of&ir  à  son  fils  des 
moyens  de  comparaison  entre  Homère  et  Platon 
d'une  part,  et  Cicéron  et  Virgile  de  l'autre,  fait 
à  son  amour-propre  le  sacrifice  d'écrire  dans  une 


PRÉFACE.  VII 

langue  étrangère ,  et  qui ,  de  plus ,  était  déjà  fort 
altérée  de  son  temps,  on  appréciera  mieux  encore 
la  valeur  des  reproches ,  et  la  délicatesse  des  cri- 
tiques, qui  ne  montrent,  relativement  au  second 
grief,  celui  de  plagiat,  ni  plus  de  bonne  foi,  ni 
plus  de  jugement. 

En  efifet,  si  Érasme,  Yossius, Muret  et  quelques 
autres  accusent  Macrobe  de  piller  les  écrits  des 
grands  écrivains ,  et  le  comparent  au  geai  de  la  fa- 
ble ,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  vu ,  ou  n'ont  pas  voulu  voir 
la  différence  qu'il  y  a  entre  l'écrivain  méprisable 
qui  reproduit  impudemment  comme  siennes  les 
pensées  des  autres,  et  le  littérateur  estimable 
qui ,  formant  avec  goût  une  collection  de  ce  que 
lui  ont  offert  de  plus  intéressant  des  auteurs  ac- 
crédités, la  donne  pour  ce  qu'elle  est  en  effet 
Ce  dernier  cas  est  bien  celui  de  l'illustre  philo- 
sophe platonicien  que  nous  allons  laisser  parler 
un  instant  :  J* ai  formé  pour  vous,  écrit- il  à  son 
fils,  un  répertoire j  une  sorte  de  dépôt  littéraire^ 
dans  lequel  il  vous  sera  facile  de  trouver  au  be- 
soin, soit  des  morceaux  historiques  exhumés  de 


viii  PRÉFACE. 

libres  ignores  du  vulgaire ,  soit  des  dits  et  faits 
mémorables.  J'espère  que  vous  ne  me  blâmerez 
point  d'as^ir  souvent  consen^é^  dans  mes  dipers 
emprunts  y  les  expressions  même  des  auteurs  qui 
me  les  ont  fournis;  car  mon  but  ici  n'est  pas  de 
faire  preuve  (T éloquence ,  mais  de  vous  offrir*  un 
recueil  de  choses  dignes  détre  connues.  (  Intro- 
duction aux  Saturnales.) 

Cette  franche  déclaration  répond  victorieuse- 
ment,  nous  le  croyons  du  moins,  à  l'inculpation 
de  plagiat  ;  et  si  Macrobe  a  beaucoup  pris  à  Se* 
nèque,  à  Valère-Maxime ,  à  Aulu-Gelle,  à  Plu* 
tarque  et  à  d'autres  sans  les  nommer,  c*est  pro* 
bablement  parce  qu'il  pensait  comme  Montaigne. 
Je  veux  y  dit  Tami  de  la  Boéftie ,  miisser  ma  fai- 
blesse sous  ces  grands  crédits ,  et  f  aimerai  quel'- 
qu'un  qui  me  saura  déplumer.    ^ 

Une  partie  de  l'ouvrage  que  nous  avons  tra- 
duit est  donc  une  compilation;  mais  quels  remer- 
ciments  ne  devons-nous  pas  au  savant  compilateur 
qui  nous  a  conservé  le  Songe  de  Scipion,  qui 
nous  offre  les  moyens  de  suivre  les  Romains  au 


PRÉFACE.  IX 

forum,  à'tabte,  au  théâtre ^  qui  nous  donne  de$ 
renseignements  précieux  sur  les  doctrines  se* 
crêtes  de  l'antiquité  ^  et  dans  lequel  on  trouve  des 
sénaluSKxmsultes ,  des  citations  de  lois  et  de  cou- 
tumes anciennes,  ainsi  qu'une  foule  de  pièces 
historiques  et  de  fragments  d'auteurs  qixi ,  sans 
lui ,  nous  seraient  inconnus  ? 

Le  premier  livre  des  Saturnales  nous  montre 
Rome  préludant,  sous  ses  rois,  k  sa  grandeur  fu- 
ture, au  moyen  de  ses  institutions  civileis,  poli* 
tiques  et  religieuses  ;  et  les  derniers  chapitres  de 
ce  même  livre  sont,  non  pas  une  compilation, 
mais  une  dissertation  à  l'appui  du'  système  qiû 
rapportait  tops  les  dieux  au  soleil.  Ce  traité  suc- 
cinct ,  dans  lequel  Macrobe  déploie  une  immense 

érudition,  nous  fait  conjecturer  que,  parmi  les 

I 

païens,  la  classe  instruite  se  divisait  en  spiritua* 
listes  qui  voyaient  dans  Tastre  du  jour  l'emblème 
de  la  Divinité,  et  en  matérialistes  qui  le  regar- 
datent  comme  la  Divinité  même. 

Le  second  livre  est  un  choix  d'anecdotes  et  de  i 

bons  mots,  dont  la  plupart  seront  nouveaux  pour 


X  PRÉFACE. 

ceux  à  qui  notre  auteur  est  inconnu.  Il  est  ter- 
miné par  des  détails  curieux  sur  les  mœurs  do- 
mestiques des  Romains,  sur  leur  cuisine,  ainsi 
que  sur  les  mets  qui  couvraient  leur  table. 

Les  quatre  livres  qui  suivent  ont  le  mérite  de 
présenter  l'explication  d'un  grand  nombre  de 
passages  des  auteurs  classiques.  Ce  n'est  qu'après 
les  avoir  lus  qu'on  peut  se  flatter  de  bien  con- 
naître Virgile  qui,  dans  le  cinquième,  est  mis  en 
parallèle  avec  Homère. 

Le  septième  et  dernier  livre  est  une  discussion 
sur  plusieurs  questions  de  physique,  de  littérature 
et  de  physiologie. 

Le  Commentaire  du  Songe  de  Scipion ,  qui  pré- 
cède les  Saturnales ,  et  qui  appartient  tout  entier 
à  Macrobe,  est  l'ouvrage  d'un  élève  de  beaucoup 
de  mérite  qui  travaille  d'après  les  esquisses  d'un 
grand  maître.  Ce  songe  n'est,  en  effet,  qu'une 
pensée  de  Cicéron  relative  aux  sentiments  des 
anciens  sur  le  système  du  monde,  sur  la  célèbre 
trinité  de  Platon,  et  sur  l'indestructibilité  de  la 
matière.  Le  commentateur  développe  cette  pensée 


PRÉFACE.  XI 

avec  beaucoup  de  sagacité ,  et  £siit  preuve  de  pro- 
fondes connaissances  astronomiques. 

Ces  deux  ouvrages  sont  suivis  d'un  petit  Traité 
sur  la  concordance  et  sur  la  différence  des  verbes 
grecs  et  latins. 

Ce  précis  rapide  des  ouvrages  de  Macrobe  ne 
nous  a  pas  fait  oublier  qu'il  a  encore  à  se  purger 
du  crime  d'avoir  attenté  à  la  gloire  du  prince  des 
poètes  latins.  Pour  savoir  s'il  a  réellement  en- 
couru le  reproche  amer]que  lui  a  fait  à  ce  sujet  le 
fougueux  Scaliger  (  Jul.  Ces.),  et  qu'a  renouvelé  de 
nos  jours  un  académicien  très-distingué ,  qui  ho- 
nore l'humanité  comme  homme ,  et  la  littérature 
comme  écrivain,  nous  allons  le  faire  comparaître 
devant  son  dernier  accusateur.  «J'aime  à  penser,  lui 
dirait  probablement  Macrobe,  que  lorsque  vous 
m'aurez  entendu,  vous  reviendrez  de  l'opinion  un 
peu  précipitée  que  vous  avez  émise  de  moi  dans 
vos  remarques  sur  un  poète  qui  nous  est  bien  cher 
à  tous  deux.  Je  ne  vous  citerai  pas  une  foule  de 
passages,  soit  dans  mon  Songe  de  Scipion,  soit 
dans  mes  Saturnales,  qui  prouvent  mon  admira- 


m  PREFACE; 

tion  passionnée  pour  Iç  cygne  de  Mantoue;  je  me 
contenterai  de  vous  rappeler  ce  que  je  &îs  dire  à 
Symtadaque,  ruh  deis  interlocuteurs  de  mon  ban- 
quiet  1  Telle  est  .la,  gloire  de  Firgile  qii aucune 
louange  ne  peut  V accroître  y  ni  aucune  critique 
TaffàibHrl  Voyez ,  je  vous  pirie ,  naon  XP  et  XIF 
chapitre  du  Y^  livre .  de .  œ  même  banqiket  ;  j'y 
«prouve,  qne  le  chantre  d'Énée  a  quelquefois  sur^ 
passé  et  sbuvBit  égalé  le  chantre  d^Adiille  (j>ar 
utiiiisque  splendor  )  :  cç  n'est  pas  aipsi  qu'aurait 
parlé  Zoïle.  J'ai  dit,  il  est  vrai,  dans  d'autres  en- 
droits, qu'il  est  parfois  au-dessous  de  son  modèle^ 
et  dans  d'autres  encore  j'ai  rassemblé  les  em- 
prunts tacites  ou  avoués  qu'il  a  £aits  chez  plu- 
sieurs poètes,  ses  prédécesseurs,  et  j'ai  montré 
le  parti  qu'il  en  a  su  tirer.  Suis -je  donc,  k  cet 
égard,  plus  coupable  que  les  critiques  éclairés  et 
enthousiastes  de  votre  Boil6au,de  votre  Racine, 
de  votre  La  Fontaine ,  de  votre  Molière ,  eta  ?  Et 
;devais-je  faire  de  mon  fils,  pour  qui  j'écrivais,  un 
'  zélateur  fanatique  du  plus  beau  génie  de  Rome, 
au  lieu   de  le  lui  faire  aimer  en  connaissance 


* . 


préface;  xm 

de  caâs'e?^  jiihicus  FHrgiUuSy  sed  mdgis' amiciù 

•  *  *  ■  .  • 

'  Oe  j^ëtit  plliaiidbyer  termina,  que  ferait  le  jngô 
'inlègi^  ê0At  W  éSt  qùesdèh?  Nous  ne -dotitons 
fpas  qu'après' ajvôk^  frànèhéiii<Hit  avôiié' que  sa 
téïidre  vénération  poiii'  Virgile  Itiî  avait  suggéré 
<)é]s  ^éventions  d^iit  il  e^  entièrement  twenu', 
M.  Michaud  embrasserait  cordialement  Macrobes 
annuUeraEJt  son  pr^niier  jugement  ^^t  que  tous 
«Veux  se»  quitteraient  pénétrés  il'^stime  l'un  pour 

%9  .*  ^  ».   ..  •        I'    "1  *  1     '        '  '      •  •      *        ')     /•••  , 

A«x  notions  que  nous  v^no^ns' de  "^ïoiitier  ^âùt" 
•  .       »  •  '         '         '  ^ 

les  éerità  de  notre  auteur,  nous  ajouterions  quel- 

9  •  I    r  •  • 

•qnes  lij^rteis  sur  sbn'payset  sareligionf,  sï  Yiin  et 
Tautre  nous  étaient  pafrfiitehiènt*  dcttinuSç  'iiiàîé, 
comme' wous* -né*  pourrions  offrir  à*  ce  suj;ét  que 
dêS'  cbAjéctùréi»  ♦  fort  hasat^éés ,  nous  Aous  '  en 
tiendrons'  à  dlréqu'ort  présume  qu'il  occupait, 
à  la  cour  d*Hom)rius  ou  k  celle  de  Théodose^  le 
Jeune^  une  dbargte  qui  Tépond  à  celle  de  gl^rié- 
cbambellan  dans  lès  coiiiï*s  de  l'Europe  moderne* 
Qu'il  no.uÀ  soit  pérnjis'  mailitenant  d'ajoutek* 


V 


► 


XIV  PRÉFACE. 

quelques  mots  purement  relatifs  à  notre  traduc- 
tion. M.  Mottet,  jeune  homme  plein  construc- 
tion, nous  ayant  offert  une  version  du  petit 
traité  mentionné  ci -dessus  de  la  concordance 
et  de  la  différence  des  verbes  grecs  et  latins, 
nous  l'avons  acceptée  avec  une  reconnaissance 
d'autant  plus  vive  que  nous  n'aurions  pu  mieux 
faire. 

Dociles  aux  conseils  de  plusieurs  habiles  lit- 
térateurs qui  ont  bien  voulu  entendre  la  lecture 
d'une  grande  partie  de  notre  traduction ,  c'est  à 
eux,  et  particulièrement  à  MM.  Yillemain  et 
Victor  Le  Clerc  que  nous  devons  d'avoir  terminé 
une  entreprise  dans  laquelle  ont  échoué  quelques 
écrivains,  hommes  de  mérite. 

Nous  demandons  grâce  pour  beaucoup  de  vers 
prosaïques  qi^e  le  lecteur  ne  manquera  pas  de 
remarquer  dans  le  IIl^,  dans  le  IV^  et  dans  le 
VF  livre  des  Saturnales.  Malgré  le  désir  que  nous 
avions  de  profiter  des  secours  que  nous  offraient 
MM.  Delille  et  Gaston,  il  ne  nous  a  pas  toujours 
été  possible  de  le  £aire ,  par  la  raison  que  Macrobe 


PREFACE.  XV 

A  quelquefois  été  d'un  avis  contraire  au  leur 
sur  la  valeur  des  expressions  employées  par  Vir- 
gile dans  les  rites  sacrés  et  les  cérémonies  reli- 
gieuses. 


COMMENTAIRE 


DU 


SONGE  DE  SCIPION. 


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LE  SONGE 


DE  SCIPION, 


FRÀGMBirr   DB   LA    RBPUBLIQUE   DB   CICBROlf   QUB   NOUS 

A    COlfSBaVB    MAGROBJB. 


I.  (Quoique  le  sage  trouve  dans  le  sentiment  de  ses 
nobles  actions  le  plus  haut  prix  de  sa  vertu ,  cepen- 
dant cette  vertu  qu'il  tient  des  dieux  n  en  aspire  pas 
moins  à  des  récompenses  d'un  genre  plus  relevé  et 
plus  durable  que  celui  d'une  statue  qu'un  plomb  vil 
retient  sur  sa  base,  ou  d'un  triomphe  dont  les  lau- 
riers se  flétrissent.  Quelles  sont  donc  ces  récom- 
penses? lui  dit  Lélius.  Permettez,  reprit  Scipion, 
puisque  nous  sommes  libres  encore  pendant  ce  troi- 
sième jour  de  fête,  que  je  continue  ma  narration. 

IL  Dès  que  je  fus  arrivé  en  Afrique,  où  j'étais, 
comme  vous  le  savez,  tribun  dans  la  quatrième  lé- 
gion, sous  le  consul  M'.  Manilius,  je  m'empressai 
d'aller  saluer  le  roi  Masinissa ,  que  la  plus  juste  et 
la  plus  étroite  amitié  liait  à  notre  famille.  Aussitôt 
que  je  l'eus  abordé ,  ce  vieillard  m'embrassa ,  versa 
des  larmes  ;  puis ,  levant  les  yeux  au  ciel  :  O  soleil , 


I. 


4  LE    SONGE  . 

dit-il,  roi  des  astres,  et  vous  tous,  esprits  célestes, 
grâces  vous  soient  rendues  de  ce  que,  avant  de  sortir 
de  la  vie,  je  vois  dans  mon  royaume,  et  sous  le  toit 
de  mes  aïeux,  Publius  Cornélius  Scipion,  dont  le 
nom  seul  ranime  mes  esprits  :  tel  est  TefTet  du  souve- 
nir ineffaçable  que  m'a  laisse  de  lui  votre  vertueux 
et  invincible  aïeul.  Je  le  questionnai  ensuite  sur  ses 
états,  lui  me  parla  de  notre  république ,.  et  la  lon- 
gueur de  ces  confidences  mutuelles  remplit  le  reste 
•du  jour. 

III.  Après  un  repas  digne  du  roi  qui  le  donnait , 
notre  entretien  continua  fort  avant  dans  la  nuit  ;  le 
vieillard  ne  parlait  que  de  Scipion  l'Africain,  et  avait 
présentes  à  la  mémoire  toutes  ses  actions  et  même 
toutes  ses  paroles.  Lorsque  nous  allâmes  enfin  nous 
reposer,  la  fatigue  du  voyage  et  d'une  si  longue  veille 
me  plongea  dans  un  sommeil  plus  profond  qu'à  l'or- 
dinaire. Alors  le  sujet  de  notre  conversation  me  re- 
vint à  l'esprit  ;  car  je  pense  que  les  idées  et  les  dis- 
cours de  la  journée  agissent  sur  le  sommeil ,  et  que 
si  Ennius  vit  Homère  en  songe,  comme  il  le  dit,  c'est 
que  ce  grand  poète  était,  à  n'en  pas  douter,  l'objet 
habituel  de  ses  pensées  et  de  ses  discours  pendant  le 
jour.  Moi ,  je  crus  voir  Scipion  l'Africain  qui  m'ap- 
parut  sous  des  traits  qui  m'étaient  familiers,  moins 
pour  l'avoir  vu  lui-même ,  que  pour  avoir  contemplé 
ses  images.  A  peine  l'eus-je  reconnu ,  que  je  frisson- 
nai. «  Rassurez- vous ,  Émilien ,  me  dit-il  ;  bannissez  la 
crainte ,  et  gravez  mes  parolers^-^^ns  votre  souvenir. 

IV.  <c  Voyez-vous  cette  ville  que*'JS^prcée  à  recon- 


DE  scipionr.  5 

naître  pour  maître  le  peuple  romain  ?  la  voilà  cher- 
chant à  renouveler  d'anciennes  guerres,  et  ne  pou- 
vant rester  en  repos  ;  (  d'un  lieu  élevé ,  parsemé  d'é- 
toiles et  tout  resplendissant  de  lumière,  il  me  montrait 
Carthage.  )  Vous  venez  aujourd'hui  l'assiéger,  revêtu 
d'un  grade  inférieur;  dans  deux  ans  vous  serez  con« 
sul ,  vous  la  renverserez ,  et  vous  aurez  conquis  par 
vous-même  ce  surnom  que  maintenant  vous  tenez  de 
moi  par  héritage.  Successivement  destructeur  de  Car- 
thage, triomphateur,  censeur  et  député  de  Rome 
pour  visiter  l'Egypte,  la  Syrie,  l'Asie  et  la  Grèce, 
vous  serez  une  seconde  fois  élu  consul ,  quoique  ab- 
sent ,  et  vous  terminerez  une  guerre  opiniâtre  par 
la  ruine  de  Numance.  Mais,  de  retour  au  Gapitole 
sur  votre  char  de  victoire ,  vous  trouverez  la  répu- 
blique en  proie  aux  divisions  excitées  par  les  projets 
de  mon  petit -fils.  C'est  alors  que  vous  devrez  dé- 
ployer, pour  le  service  de  la  patrie,  la  vigueur  éclai- 
rée de  votre  âme ,  et  votre  génie  et  votre  prudence. 
Mais  ici  je  n'aperçois  plus  aussi  facilement  la  route 
que  suivront  vos  destinées;  car,  lorsque  votre  vie 
mortelle  aura  parcouru  un  cercle  composé  de  sept 
fois  huit  révolutions  du  soleil,  et  que  du  concours 
de  ces  nombres,  tous  deux  réputés  parfaits,  mais  par 
des  causes  différentes,  la  nature  aura  formé  le  nombre 
fatal  qui  vous  est  assigné ,  tous  les  yeux  se  tourne- 
ront vers  vous ,  votre  nom  sera  dans  toutes  les  bou- 
ches; le  sénat,  les  bons  citoyens,  les  alliés,  mettront 
en  vous  leurs  espérances ,  et  vous  regarderont  comme 
l'unique  appui  de  l'état;  en  un  mot ,  vous  serez  nommé. 


6  LS   SOITGE 

dictateur,  et  chargé  de  réorganiser  la  république,  si 
toutefois  vous  échappez  aux  mains  parricides  de  vos 
proches.  )» 

Au  cri  d'effroi  que  jeta  alors  Lélius,  au  soudain 
gémissement  de  tous  les  autres,  Scipion,  souriant 
doucement  à  ses  amis  :  «  Ne  me  réveillez  pas,  je  vous 
prie ,  leur  dit-il  ;  calmez-vous ,  écoutez  le  reste. 

V.  (cMais  afin  de  vous  inspirer  plus  d'ardeur  à  dé- 
fendre l'état ,  sachez ,  continua  mon  aïeul ,  qu'il  est 
dans  le  ciel  une  place  assurée  et  fixée  d'avance  pour 
ceux  qui  ont  sauvé,  défendu ,  agrandi  leur  patrie,  et 
qu'ils  doivent  y  jouir  d'une  éternité  de  bonheur;  car, 
de  tout  ce  qui  se  &it  sur  la  terre,  rien  n'est  plus 
agréable  aux  regards  de  ce  Dieu  suprême  qui  régit 
l'univers,  que  ces  réunions,  ces  sociétés  d'hommes 
formées  sous  l'empire  des  lois,  et  que  l'on  nomme 
cités.  Ceux  qui  les  gouvernent,  ceux  qui  les  conser- 
vent, sont  partis  de  ce  lieu;  c'est  dans  ce  lieu  qu'ils 
reviennent.  » 

A  ce  discours,  moins  troublé  par  la  crainte  de  la 
mort,  que  par  l'idée  de  la  trahison  des  miens,  je  lui 
demandai  si  lui-même,  si  mon  père  Paulus  vivait  en- 
core, et  tant  d'autres  qui,  à  nos  yeux,  ne  sont  plus. 
«  Dites  plutôt,  me  répondit-il ,  que  ceux-là  vivent  qui 
se  sont  échappés  des  liens  du  corps  comme  d'une 
prison.  Et  en  effet,  ce  que  vous  appelez  la  vie  est 
réellement  la  mort  :  regardez,  voici  Paulus  votre  père 
qui  vient  à  vous.  »  Quand  je  l'aperçus ,  je  versai  un 
torrent  de  larmes;  mais  lui  me  serra  entre  ses  bras, 
m'embrassa  tendrement,  et  me  défendit  de  pleurer. 


DE   SCIPIOJf.  7 

VI.  Dès  que  je  pus  retenir  mes  sanglots ,  je  lui 
dis  :  O  le  plus  révéré  et  le  meilleur  des  pères  !  puis- 
que c'est  ici  seulement  que  Ton  existe ,  comme  je  rap- 
prends de  mon  aïeul,  que  fais* je  donc  plus  long- 
temps sur  la  terre  ?  pourquoi  ne  me  hâterais^je  pas 
de  vous  rejoindre?  «  Gardez-vous-en ,  me  répondit-il; 
l'entrée  de  ces  lieux  ne  vous  sera  permise  que  lorsque 
le  Dieu  dont  tout  ce  que  vous  apercevez  est  le  tem- 
ple aura  fait  tomber  les  chaînes  qui  vous  garrottent; 
car  les  hommes  sont  nés  sous  la  condition  d  être  les 
fidèles  gardiens  du  globe  que  vous  voyez  au  milieu  de 
ce  même  temple,  et  qu'on  appelle  la  terre.  Leur  âme 
est  une  émanation  de  ces  feux  éternels  que  vous  nom- 
mez constellations ,  étoiles ,  et  qui ,  corps  sphérîques 
et  arrondis,  animés  par  des  esprits  divins,  font  leurs 
révolutions  et  parcourent  leurs  orbites  avec  une  in*^ 
croyable  célérité.  Ainsi,  Publius,  vous  et  tous  les 
hommes  religieux,  devez  laisser  à  cette  âme  son  env&^ 
loppe  terrestre,  et  ne  pas  sortir  de  la  vie  sans  l'ordre 
de  celui  qui  vous  l'a  donnée;  car  ce  serait  vous  sous- 
traire à  la  tâche  que  vous  imposa  Dieu  lui-même. 
Poui*  bien  la  remplir,  mon  fils,  imitez  votre  aïeul, 
imitez  votre  père;  comme  eux,  cultivez  la  justice  et 
la  piété,  cette  piété,  obligation  sacrée  envers  nos 
parents  et  nos  proches,  et  le  plus  saint  des  devoirs 
envers  la  patrie.  Telle  est  la  route  qui  doit  vous  con- 
duire au  ciel ,  et  vous  donner  place  parmi  ceux  qui 
ont  déjà  vécu ,  et  qui ,  délivrés  du  corps ,  habitent 
le  lieu  que  vous  voyez.  » 

VII.  C'était  ce  cercle  dont  la  blanche  lumière  se 


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'*"-^ 


8  LE    SONGE 

distingue  entre  les  feux  célestes ,  et  que ,  d'après  les 
Grecs ,  vous  nommez  voie  lactée.  De  là ,  étendant 
mes  regards  sur  l'univers,  j'étais  émerveillé  de  la  ma> 
jesté  des  objets.  J'admirais  des  étoiles  que,  de  la  terre 
où  nous  sommes ,  nos  yeux^  n'aperçurent  jamais  : 
c'était  partout  des  distances  ou  des  grandeurs  dont 
nous  n'avons  jamais  pu  nous  douter. 

La  plus  petite  de  ces  étoiles  était  celle  qui ,  située 
au  point  le  plus  extrême  des  cieux  et  le  plus  rabaissé 
vers  la  terre,  brillait  d'une  lumière  empruntée  :  quant 
aux  globes  étoiles,  ils  surpassaient  de  beaucoup  la 
grandeur  du  nôtre;  et  celui-ci  me  sembla  si  petit, 
que  notre  empire,  qui  ne  couvre  qu'un  point  de  sa 
surface ,  me  fit  pitié. 

y III.  Comme  je  continuais  à  le  regarder:  a  Jus- 
ques  à  quand ,  me  dit  l'Africain ,  votre  âme  restera- 
t-elle  attachée  à  la  terre  ?  Ne  voyez-vous  pas  au  mi- 
lieu de  quels  temples  vous  êtes  parvenu?  Devant 
vous  neuf  cercles,  ou  plutôt  neuf  globes  enlacés  com- 
posent la  chaîne  universelle  :  le  plus  élevé ,  le  plus 
lointain,  celui  qui  enveloppe  tous  le  reste,  est  le  sou- 
verain Dieu  lui-même  qui  dirige  et  qui  contient  |ous 
les  autres.  A  ce  ciel  sont  attachées  les  étoiles  fixes, 
qu'il  entraîne  avec  lui  dans  son  éternelle  révolution; 
plus  bas,  roulent  sept  astres,  dont  le  mouvement 
rétrograde  est  contraire  à  celui  de  l'orbe  céleste.  Le 
premier  de  ces  astres  est  appelé  Saturne  par  les  mor- 
tels ;  vient  ensuite  la  lumière  propice  et  bienfaisante 
de  Jupiter;  puis  le  temble  et  sanglant  météoi^  de 
Mars  ;  ensuite ,  presqu'au  centre  de  cette  région , 


DE   SCIPION.  '  9 

domine  le  soleil,  chef,  roi,  modérateur  des  autres 
flambeaux  célestes,  intelligence  et  principe  régulateur 
du  monde,  qui ,  par  son  immensité ,  éclaire  et  remplit 
tout  de  sa  lumière.  Après  lui,  et  comme  à  sa  suite, 
se  présentent  Yénus  et  Mercure;  le  dernier  cercle  est 
celui  de  la  lune,  qui  reçoit  sa  clarté  des  rayons  du 
soleil  ;  au-dessous,  il  n'y  a  plus  rien  que  de  mortel  et 
de  périssable,  à  l'exception  des  âmes  données  à  la 
race  humaine  par  le  bienfait  des  dieux.  Au-dessus  de 
la  lune  tout  est  étemeL  Pour  votre  terre ,  immobile 
et  abaissée  au  milieu  du  monde,  elle  forme  la  neu- 
vième sphère,  et  tous  les  corps  gravitent  vers  ce 
centre  commun.  » 

IX.  Ce  spectacle  m'avait  frappé  de  stupeur,  et 
lorsque  je  repris  possession  de  moi-mémé  :  a  Qu'en- 
tends-je,  dis-je,  et  quels  sons  puissants  et  doux  rem- 
plissent la  capacité  de  mes  oreilles  ?»  «  Vous  entendez , 
me  répondit-il,  l'harmonie  qui,  formée  d'intervalles 
inégaux ,  mais  calculés  suivant  de  justes  proportions, 
résulta  de  l'impulsion  et  du  mouvement  des  sphères, 
et  dopt  les  tons  aigus,  mêlés  aux  tons  graves,  pro- 
duisent régulièrement  des  accords  variés;  car  de  si 
grands  mouvements  ne  peuvent  s'accomplir  en  silence, 
et  la  nature  veut  que,  si  les  sons  aigus  retentissent  à 
l'une  des  extrémités,  les  sons  graves  sortent  de  l'autre. 
Ainsi,  ce  premier  monde  stellifère,  dont  la  révolution 
est  plus  rapide ,  se  meut  avec  un  son  aigu  et  préci- 
pité, tandis  que  le  cours  inférieur  de  la  lune  ne  rend 
qu'un  son  grave  et  lent;  car,  pour  la  terre,  neuvième 
globe,  dans  son  immuable  station,  elle  reste  toujours 


10  LE   SONGE 

fixe  au  point  le  plus  ababse,  oocupant  le  centre  de 
l'univers^  Ainsi  ^  les  mouvements  de  ces  sphères , 
parmi  lesquelles  deux  ont  la  même  portée ,  produi- 
sent sept  tons  distincts,  et  le  nombre  septénaire  est 
le  nœud  de  presque  tout  ce  qui  existe.  Les  hommes 
qui  ont  su  imiter  cette  harmonie  avec  la  lyre  et  la 
voix  se  sont  frayé  le  retour  vers  ces  lieux ,  de  même 
que  ces  autres  personnages  dont  le  sublime  génie 
s'est  élevé  à  la  hauteur  des  connaissances  divines; 
mais  les  oreilles  des  mortels  sont  assourdies  par  ce 
concert  céleste ,  car  chez  vous  le  sens  de  l'ouïe  est  le 
plus  imparfait  de  tous  :  c'est  ainsi  que  vers  les  lieux 
où  le  Nil  se  précipite  avec  fracas  du  haut  des  monts , 
la  peuplade  voisine  des  cataractes  est  privée  de  cet 
organe ,  trop  fortement  ébranlé  par  la  grandeur  du 
bruit.  L'harmonie  de  tout  l'univers,  dans  la  rapidité 
du  mouvement  qui  l'emporté,  est  telle  que  l'oreille  de 
l'homme  ne  peut  la  supporter,  de  même  que  vous 
ne  pouvez  regarder  en  face  le  soleil ,  dont  les  rayons 
vous  offusquent  et  vous  éblouissent.»  Parmi  t^nt  de 
merveilles ,  je  reportais  cependant  quelquefois  mes 
yeux  vers  la  terre. 

X.  te  Je  le  vois,  dit  l'Africain ,  vous  regardez  encore 
le  séjour  et  l'habitation  des  hommes;  mais  si  la  terre 
vous  semble  petite ,  comme  elle  l'est  en  effet ,  mépri- 
sez-la ,  et  ne  regardez  que  le  ciel.  Eh  !  quelle  étendue 
de  renommée,  quelle  gloire  désirable  pouvez -» vous 
obtenir  parmi  les  hommes  ?  Vous  voyez  sur  la  terre 
leurs  habitations  disséminées,  rares,  et  n'occupant 
qu'un  étroit  espace;  et  même  entre  ces  taches  que 


DE   SCIPIOir.  1  1 

forment  les  points  habités  s^étendent  de  vastes  soli- 
tudes. Ces  peuples  divers  sont  tellement  séparés ,  que 
rien  ne  peut  se  transmettre  des  uns  aux  autres  ;  que 
pourront  faire,  pour  l'extension  de  votre  gloire,  les 
habitants  de  ces  contrées,  dont  la  situation,  relati- 
vement à  la  vôtre,  est  oblique,  ou  transversale,  ou 
diamétralement  opposée? 

XI  a  Vous  voyez  encore  ces  zones  qui  semblent 
environner  et  ceindre  la  terre;  il  y  en  a  deux  qui , 
les  plus  éloignées  Tune  de  l'autre ,  et  appuyées  cha- 
cune sur  l'un  des  deux  pôles ,  sont  assiégées  de  glaces 
et  de  frimas  :  celle  du  centre,  la  plus  étendue,  est 
embrasée  de  tous  les  feux  du  sol^l.  Deux  sont  faabi* 
tables,  l'australe,  occupée  par  vos  antipodes,  qui, 
conséquemment,  vous  sont  tout -à -fait  étrangers; 
et  la  septentrionale  oîi  vous  ête&  Voyez  dans  quelle 
faible  proportion  elle  vous  appartient.  Toute  cette 
partie  de  la  terre,  fort  resserrée  du  nord  au  midi, 
plus  étendue  de  l'orient  à  l'occident,  est  comme  une 
île  étroite  environnée  de  cette  mer  que  vous  appelez 
l'Atlantique,  la  grande  mer,  l'Océan,  qui,  malgré 
tous  ces  grands  noms,  est,  comme  vous  le  voyez, 
bien  petit.  Mais  enfin ,  partant  du  point  oii  sont  ces 
terres  cultivées  et  connues,  votre  gloire,  ou  celle 
de  quelqu'un  des  nôtres,  a-t-^Ue  pu  franchir  ce  Cau- 
case que  vous  apercevez,  ou  traverser  les  flots  du 
Gange?  Qui,  jamais,  dans  le  reste  de  l'Orient  ou 
de  l'Occident,  aux  bornes  du  Septentrion  ou  du  Midi, 
entendra  vôtre  nom  ?  Retranchez  tout  cela ,  et  songez 
à  quoi  se  réduit  l'espace  que  vous  voudriez  remplir 


I!2  LE    SONGE 

de  votre  renommée.  Ceux  mêmes  qui  parlent  de 
vous  j  combien  de  temps  en  parleront-ils  ? 

Xn.  et  Et  quand  même  les  races  futures,  recevant 
de  leurs  aïeux  la  renommée  de  chacun  d'entre  nous, 
\ seraient  jalouses  de  la  transmettre  à  la  postérité,  ces 
inondations,  ces  embrasements  de  la  terre,  dont  le 
retour  est  inévitable  à  certaines  époques ,  ne  permet- 
traient pas  que  cette  gloire  fût  durable,  bien  loin 
d'être  étemelle.  Qui  plus  est,  que  vous  importe  d'être 
nommé  dans  les  discours  des  hommes  qui  naîtront 
dans  l'avenir,  lorsque  ceux  qui  vous  ont  précédé  sur 
la  terre,  plus  nombreux  peut-être  que  leurs  descen- 
dants, et  qui  certainement  valaient  mieux,  n'ont  ja- 
mais parlé  de  vous? 

XlII.  «Que  dis -je?  parmi  ceux  mêmes  qui  peu- 
vent répéter  notre  nom,  il  n'en  est  pas  un  qui  puisse 
recueillir  le  souvenir  d'une  année.  L'année ,  selon  les 
calculs  vulgaires ,  se  mesure  sur  le  retour  du  soleil , 
c'est-à-dire  d'un  seul  astre  ;  mais  il  faut  que  tous  les 
astres  soient  revenus  au  point  d'où  ils  sont  partis  une 
première  fois,  et  qu'ils  aient  ramené ,  après  un  long 
temps,  la  même  face  du  ciel,  pour  que  l'année  véritable 
soit  entièrement  révolue;  et  je  n'ose  dire  combien  cette 
année  comprend  de  vos  siècles.  Ainsi  le  soleil  dispa- 
rut aux  yeux  des  hommes  et  sembla  s'éteindre ,  quand 
l'âme  de  Romulus  entra  dans  nos  saintes  demeures; 
lorsqu'il  s'éclipsera  du  même  côté  du  ciel ,  et  au  même 
instant,  alors  toutes  les  étoiles,  toutes  les  constella- 
tions se  retrouveront  dans  la  même  position»;  alors 
seulement,  l'année  sera  complète.  Mais  sachez  que 


DE  sciPJOir.  i3 

d'une  telle  année  la  vingtième  partie  n'est  pas  encore 
écoulée. 

XIV.  «Si  donc  vous  aviez  perdu  Tespoir  d'être  rap- 
pelé dans  ces  lieux ,  l'unique  but  des  grandes  âmes , 
de  quel  prix  serait  pour  vous  cette  gloire  humaine 
qui  peut  à  peine  s'étendre  à  une  faible  partie  d'une 
seule  année?  Vos  vœux,  au  contraire,  se  portent-ils 
plus  haut?  vos  regards  s'élèvent  -  ils  vers  cette  de- 
meure éternelle?  que  les  jugements  du  peuple  ne 
fassent  pas  d'impression  sur  vous;  que  votre  espé- 
rance ne  s'arrête  pas  aux  récompenses  humaines;  que 
l'attrait  de  la  vertu  seule  vous  entraine  sur  le  chemin 
de  la  vraie  gloire.  Laissez  aux  autres  le  soin  de  sa- 
voir comment  ils  parleront  de  vous ,  car  ils  en  par- 
leront; mais  tous  ces  discours,  étouffés  dans  les  bor- 
nes étroites  de  votre  monde ,  ne  se  sont  jamais  per- 
pétués; ils  passent,  ils  meurent  avec  les  hommes,  et 
s'éteignent  dans  l'oubli  de  la  postérité.  » 

Xy.  Lorsqu'il  eut  ainsi  parlé  ,  je  lui  dis  :  O 
vainqueur  de  Carthage!  si  les  services  rendus  à  la 
patrie  ouvrent  le  chemin  du  ciel,  je  veux, après  avoir 
marché  dès  mon  enfance  sur  les  traces  de  mon  père 
et  sur  les  vôtres ,  en  cherchant  à  continuer  votre 
gloire,  je  veux  aujourd'hui,  dans  la  vue  d'un  prix  si 
beau,  travailler  avec  plus  de  zèle  encore.  «Travaillez 
en  effet,  me  dit -il,  et  sachez  bien  que  vous  n'êtes 
pas  mortel ,  mais  ce  corps  seulement  ;  cette  forme 
sensible,  ce  n'est  pas  vous  :  l'âme  de  l'homme  voilà 
l'homme ,  et  non  cette  figure  extérieure  que  l'on 
peut  indiquer  avec  le  doigt.  Sachez  donc  que  vous 


t4  le  songe 

êtes  dieu,  car  oelui-ià  est  dieu  qui  vit,  qui  sent,  qui 
se  souvient,  qui  prévoit,  qui  gouverne,  régit  et  meut 
le  corps  confié  à  ses  soins ,  comme  le  Dieu  suprême 
gouverne  toutes  choses.  De  même  que  ce  Dieu  éter- 
nel meut  un  monde  en  partie  corruptible,  de  même 
Tâme  éternelle  meut  un  corps  périssable. 

XYI.  «  Un  être  qui  se  n^eut  toujours,  existera  tou* 
jours;  mais  celui  qui  communique  le  mouvement 
qu'il  a  reçu  lui-même  d'un  autre ,  doit  cesser  d'exis- 
ter quand  il  cesse  d'être  mu.  L'être  qui  se  meut  spon- 
tanément est  donc  le  seul  qui  soit  toujours  en  mou- 
vement, parce  qu'il  ne  se  manque  jamais  à  lui-même  : 
qui  plus  est,  il  est  pour  tout  mobile,  source  et  prin- 
cipe d'impulsion.  Or  ce  qui  est  principe  n'a  pas  d'o* 
rigine  :  tout  ce  qui  existe  la  tire  de  lui  ;  lui  seul  la 
trouve  en  lui-même  ;  car  s'il  était  engendré ,  il  ne  se- 
rait  pas  principe.  ÏT'ayant  pas  d'origine,  il  ne  peut 
avoir  de  fin;  car  un  principe  anéanti  ne  pourrait  re- 
naître d'un  autre  principe ,  ni  en  créer  lui-même  un 
nouveau,  puisqu'un  principe  n'a  pas  d'antérieur.  Ainsi 
le  principe  du  mouvement  réside  dans  l'être  qui  se 
meut  par  lui-même  ;  il  ne  peut  donc  ni  commencer, 
ni  finir;  autrement,  le  ciel  s'écroulerait,  la  nature 
resterait  en  suspens,  et  ne  trouverait  aucune  force  qui 
lui  rendît  l'impulsion  primitive.  Si  donc  il  est  évident 
que  l'être  qui  se  meut  par  lui-même  est  étemel , 
peut-on  nier  que  cette  faculté  ne  soit  un  attribut  de 
l'âme?  En  effet,  tout  ce  qui  reçoit  le  mouvement 
d'ailleurs  est  inanimé;  l'être  animé  seul  trouve  en  lui 
son  principe  moteur  :  telle  est  la  nature  de  l'âme , 


DE   SCIPION.  l5 

telle  est  son  énergie.  Que  si ,  de  tous  les  êtres ,  seule 
elle  se  meut  sans  cesse  par  elle-même ,  dès  lors  elle  a 
toujours  existé ,  elle  existera  toujours. 

XYH.  «  Exercez  la  TÔtre,  Scipion,  à  des  actions  \  ^ 
nobles  et  grandes  ;  à  celles  surtout  qui  ont  pour  objet 
le  salut  de  la  patrie.  Ainsi  occupée,  son  retour  sera 
plus  facile  vers  le  lieu  de  son  origine.  Elle  y  réussira 
d'autant  plus  vite,  si,  dès  le  temps  présent,  où  elle 
est  encore  renfermée  dans  la  prison  du  corps ,  elle  en 
sort  par  la  contemplation  des  êtres  supérieurs  au 
monde  visible,  et  s'arrache  à  la  matière.  Quant  à 
ceux  qui  se  sont  nendns  esclaves  des  plaisirs  du  corps, 
et  qui ,  à  la  voix  des  passions ,  fidèles  ministres  de  la 
volupté ,  ont  violé  les  lois  sacrées  de  la  religion  .et 
des  sociétés ,  leurs  âmes ,  une  fois  sorties  du  corps , 
roulent  dans  la  matière  grossière  des  régions  terres- 
tres ,  et  ne  reviennent  ici  qu'après  une  expiation  de 
plusieurs  siècles.  » 

Il  disparut  ;  et  je  m  éveillai. 


]  6  COMMENTAIRE 


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COMMENTAIRE 


DU 


SONGE  DE  SCIPION. 


LIVRE  PREMIER. 

CHAPITRE  L 

Différence  et  conformité  entre  la  République  de 
Platon  et  celle  de  Cicéron.  Pourquoi  ils  ont 
inséré  dans  ces  traités,  le  premier,  F  épisode  de 
la  réifélation  d*Her;  le  second,  celui  du  Songe 
de  Scipion. 

lliUSTATHE ,  mon  cher  fils ,  qui  faites  le  charme  et  la 
gloire  de  ma  vie,  vous  savez  quelle  différence  nous 
avons  d'abord  remarquée  entre  les  deux  traités  de  la 
République  incontestablement  écrits ,  Tun  par  Platon , 
l'autre  par  Cicéron.  Le  gouvernement  du  premier  est 
idéal,  celui  du  second  est  effectif;  Platon  discute  des 
institutions  spéculatives,  et  Cicéron  celles  de  l'an- 
cienne Rome,  n  est  cependant  un  point  où  l'imita- 


DU    SONGE    DE-SCIPION.    LIVRE    I.  X'] 

tion  établit  entre  ces  deux  ouvrages  une  conformité 
bien  marquée.  Platon,  sur  la  fin  de  son  livre,  rap- 
pelle à  la  vie,  qu'il  semblait  avoir  perdue,  un  per- 
sonnage dont  il  emprunte  l'organe  pour  nous  révéler 
l'état  des  âmes  dégagées  de  leurs  corps ,  et  pour  nous 
donner,  des  sphères  célestes  ou  des  astres,  une  des- 
cription liée  à  son  système  :  Cicéron  prête  à  Sci- 
pion  un  songe  pendant   lequel  ce  héros  reçoit  des 
communications  du  même  genre.  Mais  pourquoi  tous 
deux  ont-ils.  jugé  nécessaire  d'admettre  de  pareilles 
fictions  dans  des  écrits  consacrés  à  la  politique,  et 
d'allier  aux  lois  faites  pour  régir  les  sociétés  humai- 
nes, celles  qui  déterminent  la  marche  des  planètes 
dans  leurs  orbites ,  et  le  cours  des  étoiles  fixes  entraî- 
nées avec  le  ciel  dans  un  mouvement  commun?  Leur 
intention,  qu'il  me  semble  intéressant  de  connaître, 
et  cet  intérêt  sera  sans  doute  partagé,  absoudra  deux 
éminents  philosophes,  inspirés  par  la  Divinité  dans 
la  recherche  de  la  vérité,  les  absoudra,  dis-je,  du  re- 
proche d'avoir  ajouté  un  hors-d'œuvre  à  des  produc- 
tions aussi  parfaites.  Nous  allons  d'abord  exposer  en 
peu  de  mots  le  but  de  la  fiction  de  Platon  ;  ce  sera 
faire  connaître  celui  du  Songe  de  Scipion. 

Observateur  profond  de  la  nature  et  du  mobile 
des  actions  humaines,  Platon  ne  perd  jamais  l'occa- 
sion ,  dans  les  divers  règlements  qui  forment  le  code 
de  sa  République ,  d'imprégner  nos  cœurs  de  l'amour 
de  la  justice,  sans  laquelle,  non-seulement  un  grand 
état ,  mais  une  réunion  d'hommes  peu  nombreuse , 
mais  la  plus  petite  famille  même^  ne  saurait  subsis- 
I.  a 


i8  COMMENTAIRE 

ter.  Il  jugea  donc  que  le  moyen  le  plus  efficace  de 
nous  inspirer  cet  amour  du  juste ,  était  de  nous  per- 
suader que  nous  en  recueillerions  les  fruits  au-delà 
même  du  trépas  ;  or ,  la  certitude  d'un  tel  avantage 
exigeait  pour  base  celle  de  l'immortalité  de  Târoe  (i). 
Ce  dernier  point  de  doctrine  une  fois  établi ,  Platon 
dut  affecter ,  par  une  conséquence  nécessaire ,  des  de* 
meures  particulières  aux  âmes  affranchies  des  liens 
du  corps ,  à  raison  de  leur  conduite  bonne  ou  mau- 
vaise. C'est  ainsi  que,  dans  le  Phédon ,  après  avoir 
prouvé  par  des  raisons  sans  réplique  les  droits  de 
l'âme  au  privilège  de  l'immortalité,  il  parle  des  de«- 
meures  différentes  qui  seront  irrévocablement  assi- 
gnées à  chacun  de  nous  d'après  la  manière  dont  il  aura 
vécu.  C'est  encore  ainsi  que,  dans  son  Gorgias^  après 
Une'^dissertation  en  faveur  de  la  justice ,  il  emprunte 
la  morale  douce  et  grave  de  son  maître  pour  nous 
exposer  l'état  des  âmes  débarrassées  des  entraves  du 
corps.  Ce  plan,  qu'il  suit  constamment,  se  fait  parti- 
culièrement remarquer  dans  sa  République.  Il  com- 
mence par  donner  à  la  justice  le  premier  rang  parmi 
le9  vertus,  ensuite  il  démontre  que  l'âme  survit  au 
corps;  puis  à  la  faveur  de  cette  fiction  (c'est  l'ex- 
pression qu'emploient  certaines  personnes),  il  déter- 
mine, en  finissant  son  traité,  les  lieux  où  se  rend 
l'âme  en  quittant  le  corps ,  et  le  point  d'où  elle  part 
quand  elle  vient  l'habiter.  Tels  sont  ses  moyens  pour 

(i)  Selon  Pausanias,  ce  dogme  existait  depuis  long-temps 
chez  les  Chaldéens  et  chez  les  Indiens  ;  Platon  en  fit  un  sys- 
tème philosophique. 


DU    SONGE    DE    SGIPION.    LIVRE    I.  I9 

nous  persuader  que  nos  âmes  immortelles  seront  ju- 
gées ,  puis  récompensées  ou  punies  selon  notre  res- 
pect ou  notre  mépris  pour  la  justice. 

Cicéron,  qui  montre,  en  adoptant  cette  marche, 
autant  de  goût  que  Platon  a  montré  de  génie  en  la 
traçant,  établit  d'abord ,  par  une  discussion  en  forme, 
que  la  justice  est  la  première  des  vertus,  soit  dans 
la  vie  privée,  soit  dans  le  maniement  des  affaires 
publiques;  puis  il  couronne  son  ouvrage  en  nous  ini- 
tiant aux  mystères  des  régions  célestes  et  du  séjour 
de  l'immortalité ,  où  doivent  se  rendre ,  ou  plutôt  re- 
tourner les  âmes  de  ceux  qui  ont  administré  avec 
prudence,  justice,  fermeté  et  modération. 

Platon  avait  fait  choix,  pour  raconter  les  secrets 
de  l'autre  vie,  d'un  certain  Her,  soldat  pamphylien, 
laissé  pour  mort  par  suite  de  blessures  reçues  dans 
un  combat.  A  l'instant  même  où  son  corps ,  étendu 
depuis  douze  jours  sur  le  champ  de  bataille ,  va  re- 
cevoir les  honneurs  du  bûcher  ainsi  que  ceux  de  ses 
compagnons  tombés  en  même  temps  que  lui ,  ce  guer- 
rier reçoit  de  nouveau  ou  ressaisit  la  vie;  et,  tel 
qu'un  héraut  chargé  d'un  rapport  officiel ,  il  déclare 
à  la  face  du  genre  humain  ce  qu'il  a  fait  et  vu  dans 
l'intervalle  de  l'une  et  l'autre  existence.  Mais  Cicéron , 
qui  soufTre  de  voir  des  ignorants  tourner  en  ridicule 
cette  fiction  qu'il  semble  regarder  comme  vraie,  n'ose 
cependant  pas  leur  donner  prise  sur  lui;  il  aime 
mieux  réveiller  son  interprète  que  de  le  ressusciter. 


2. 


20  COMMENTAIRE 


CHAPITRE  IL 

« 

Réponse  qu'on  pourrait  faire  à  l'épicurien  Colo" 

tèsj  qui  pense  quun  philosophe  doit  s'interdire 

toute  espèce  de  jetions  ;  de  celles  admises  par 

•  la  philosophie ,  et  des  sujets  dans  lesquels  elle 

les  admet. 

Avant  de  commenter  le  Songe  de  Scipion ,  faisons 
connaître  l'espèce  d'hommesque  Cicéron  signale  comme 
les  détracteurs  de  la  fiction  de  Platon ,  et  dont  il 
craint  pour  lui-même  les  sarcasmes.  Ceux  qu'il  a  en 
vue,  au-dessus  du  vulgaire  par  leur  instiniction  à 
prétention ,  n'en  sont  pas  moins  éloignés  de  la  route 
du  vrai  ;  c'est  ce  qu'ils  ont  prouvé ,  en  faisant  choix 
d'un  pareil  sujet  pour  l'objet  de  leur  dénigrement. 

Nous  dirons  d'abord,  d'après  Cicéron,  quels  sont 
les  esprits  superficiels  qui  ont  osé  censurer  les  ouvra- 
ges d'un  philosophe  tel  que  Platon  ,  et  quel  est  celui 
d'entre  eux  qui  l'a  fait  par  écrit;  puis  nous  termine- 
rons par  la  réfutation  de  celles  de  leurs  objections 
qui  rejaillissent  sur  l'écrit  dont  nous  nous  occupons; 
ces'objections  détruites,  et  elles  le  seront  sans  peine  , 
tout  le  venin  déjà  lancé  par  l'envie,  et  celui  qu'elle 
pourrait  darder  encore  contre  l'opinion  émise  par 
Platon ,  et  adoptée  par  Cicéron  dans  le  Songe  de  Sci- 
pion, aura  perdu  sa  force. 


DU    SONGE    DE    SGIPION.    LIVRE    I.  2  1 

La  secte  eutière  des  épicuriens ,  toujours  constante 
dans  son  antipathie  pour  la  vérité ,  et  prenant  à  tâ- 
che de  ridicuUser  les  sujets  au-dessus  de  sa  portée, 
s'est  moquée  d'un  ouvrage  qui  traite  de  ce  qu'il  y  a 
de  plus  saint  et  de  plus  imposant  dans  la  nature;  et 
Colotès,  le  discoureur  le  plus  brillant  et  le  plus  infati- 
gable de  cette  secte,  a  laissé  par  écrit  une  critique 
amère  de  cet  ouvrage.  Nous  nous  dispenserons  de  ré- 
futer ses  mauvaises  chicanes,  lorsque  le  Songe  de  Spi- 
pion  n'y  sera  pas  intéressé;  mais  nous  repousserons 
avec  le  mépris  qu'ils  méritent  les  traits  qui ,  dirigés 
sur  Platon,  atteindraient  Cicéron. 

Un  philosophé,  dit  Colotès,  doit  s'interdire  toute 
espèce  de  fictions ,  parce  qu'il  n'en  est  aucune  que 
puisse  admettre  l'amant  de  la  vérité.  A  quoi  bon , 
ajoute-t^il ,  placer  un  être  de  raison  dans  une  de  ces 
situations  extraordinaires  que  la  scène  seule  a  le  droit 
de  nous  offrir,  pour  nous  donner  une  notion  des  phé- 
nomènes célestes  et  de  la  nature  de  l'âme?  Ne  valait- 
il  pas  mieux  employer  l'insinuation,  dont  les  moyens 
sont  si  simples  et  si  sûrs ,  que  de  placer  le  mensonge 
à  l'entrée  du  temple  de  la  vérité?  Ces  objections  sur 
le  ressuscité  de  Platon  atteignent  le  songeur  de  Ci- 
céron ,  puisque  tous  deux  sont  des  personnages  mis 
en  position  convenable  pour  rapporter  des  faits  ima- 
ginaires; faisons  donc  face  à  l'ennemrqui  nous  presse, 
et  réduisons  au  néant  ses  vaines  subtilités  :  la  jus- 
tification de  l'une  de  ces  inventions  les  replacera 
toutes  deux  au  rang  distingué  qu'elles  méritent. 

Il  est  des  fables  que  la  philosophie  rejette,  il  en  est 


a  a  GOMMCNTAIEE 

d'autres  qu'elle  accueille;  en  les  classant  dans  Tordre 
qui  leur  convient,  nous  pourrons  plus  aisément  dis- 
tinguer celles  dont  elle  aime  à  faire  un  fréquent 
usage,  de  celles  qu'elle  repousse  comme  indignes 
d'entrer  dans  les  nobles  sujets  dont  elle  s'occupe. 

La  fable,  qui  est  un  mensonge  convenu,  comme 
l'indique  son  nom,  fut  inventée,  soit  pour  charmer 
seulement  nos  oreilles,  soit  pour  nous  porter  au  bien. 
La  première  intention  est  remplie  par  les  comédies 
de  Ménandre  et  de  ses  imitateurs,  ainsi' que  par  ces 
aventures  supposées  dans  lesquelles  l'amour  joue  un 
grand  rôle  :  Pétrone  s'est  beaucoup  eiLercé  sur  ces 
derniers  sujets ,  qui  ont  aussi  quelquefois  égayé  la 
plume  d'Apulée.  Toutes  ces  espèces  de  fictions ,  dont 
le  but  est  le  plaisir  des  oreilles,  sont  bannies  du  sanc- 
tuaire .de  la  philosophie ,  et  abandonnées  aux  nourri- 
ces. Quant  au  second  genre ,  celui  qui  offre  au  lec- 
teur un  but  moral ,  nous  en  formerons  deux  sections  : 
dans  la  première,  nous  mettrons  les  fables  dont  le 
sujet  n'a  pas  plus  de  réalité  que  son  développement, 
telles  sont  celles  d'Ésope,  chez  qui  le  mensonge  a  tant 
d'attraits;  et  dans  la  seconde,  nous  placerons  celles 
dont  le  sujet  est  basé  sur  la  vérité,  qui  cependant  ne 
s'y  montre  que  sous  une  forme  embellie  par  l'imagi- 
nation. Parmi  ces  écrits,  qui  sont  plutôt  des  allégo- 
ries que  des  fables ,  nous  rangerons  la  théogonie  et 
les  hauts  faits  des  dieux  par  Hésiode,  les  poésies  re- 
ligieuses d'Orphée  et  les  maximes  énigmatiques  des 
pythagoriciens. 

Les  sages  se  refusent  à  employer  les  fables  de  la 


DU   SONGE    DC    SCIPIOBT.    LIVBE    T.  2  3 

première  section  ^  celles  dont  le  fond  n'est  pas  plus 
vrai  que  les  accessoires.  Là  seconde  section  veut  être 
encore  subdivisée;  car,  lorsque  la  vérité  fait  le  fonds 
d'un  sujet  dont  le  développement  seul  est  fabuleux , 
ce'  développement  peut  avoir  lieu  de  plus  d'une  ma- 
nière :  il  peut  n'être  qu'un  tissu ,  en  récit ,  d'actions 
honteuses,  impies  et  monstrueuses ,  comme  celles  qui 
nous  représentent  les  dieux  adultères,  Saturne  pri- 
vant son  père  Cœlus  des  organes  de  la  génération ,  et 
lui-^mâme  détrôné  et  mis  aux  fers  par  sou  fils.  La 
philosophie  dédaigne  de  telles  inventions;  mais  il  en 
est  d'autres  qui  couvrent  d'un  chaste  voile  l'intelli- 
gence des  choses  sacrées ,  et  dans  lesquelles  on  n'a  à 
rougir  ni  des  noms,  ni  des  choses;  ce  sont  les  seules 
qu'emploie  le  sage,  toujours  réservé  quand  il  s'agit 
de  sujets  religieux.  Or,  le  révélateur  Her  et  le  soitgeur 
Scipion ,  dont  ou  emprunte  les  noms  pour  développer 
des  doctrines  sacrées,  n'affaiblissent  nullement  la 
majesté  de  ces  doctrines;  ainsi,  la  malveillance  qui 
doit  maintenant  savoir  faire  la  distinction  entre  une 
fable  et  une  allégorie ,  n'a  plus  qu'à  se  taire. 

il  est  bon  de  savdr  cependant  que  les  philosophes 
n'admettent  pas  indistinctcfment  dans  tous  les  sujets 
les  actions  mêmes  qu'ils  ont  adoptées;  ils  en  usent 
seulement  dans  ceux  où  il  est  question  de  l'ame  et 
des  divinités  secondaires  célestes  ou  aériennes;  mais 
lorsque ,  prenant  un  vol  plus  hardi ,  ils  s'élèvent  jus- 
qu'au Dieu  tout-puissant,  souvefrain  des  autres  dieux, 
l'oeyaAoç  des  Grecs,  honoré  chez  eux  sous  le  nom  de 
cause  première,  ou  lorsqu'ils  parlent  de  l'entendement, 


24  COMMENTAIRE 

cette  intelligence  émanée  de  l'Être  suprême,  et  qui 
comprend  en  soi  les  formes  originelles  des  choses, 
ou  les  idées,  alors  ils  évitent  tout  ce  qui  ressemble 
à  la  fiction,  et  leur  génie,  qui  s'efforce  de  nous  donner 
quelques  notions  sur  des  êtres  que  la  parole  ne  peut 
peindre,  que  la  pensée  même  ne  peut  saisir,  est 
obligé  de  recourir  à  des  images  et  des  similitudes. 
C'est  ainsi  qu'en  use  Platon  :  lorsque,  entraîné  par  son 
sujet,  il  veut  parler  de  l'Etre  par  excellence,  n'osant 
le  définir,  il  se  contente  de  dire  que  tout  ce  qu'il  sait 
à  cet  égard ,  c'est  que  cette  définition  n'est  pas  au 
pouvoir  de  l'homme;  et  ne  trouvant  pas  d'image  plus 
rapprochée  de  cet  être  invisible  que  le  soleil  qui 
éclaire  le  monde  visible,  il  part  de  cette  similitude 
pour  prendre  son  essor  vers  les  régions  les  plus  inac- 
cessibles de  la  métaphysique. 

L'antiquité  était  si  convaincue  que  des  substances 
supérieures  à  l'âme,  et  conséquemment à  la  nature, 
n'offrent  aucune  prise  à  la  fiction,  qu'elle  n'avait  assi- 
gné aucun  simulacre  à  la  cause  première  et  à  l'intelli- 
gence née  d'elle,  quoiqu'elle  eût  déterminé  ceux  des 
autres  dieux.  Au  reste,  quand  la  philosophie  admet 
des  récits  fabuleux  relatifs  à  l'âme  et  aux  dieux  en 
sous-ordre ,  ce  n'est  pas  sans  motif,  ni  dans  l'inten- 
tion de  s'égayer;  elle  sait  que  la  nature  redoute 
d'être  exposée  nue  à  tous  les  regards;  que,  non- 
seulement  elle  aime  à  se  travestir  pour  échapper 
aux  yeux  grossiers  du  vulgaire,  mais  qu'elle  exige 
encore  des  sages  un  culte  emblématique  :  voilà  pour- 
({uoi  les  initiés  eux-mêmes  n'arrivent  à  la  connaissance 


DU    SONGE   DE    SCIPION.    LIVRE    I.  a 5 

des  mystères  que  par  les  routes  détournées  de  l'allé- 
gorie. C'est  aux  sages  seuls  qu'appartient  le  droit  de 
lever  le  voile  de  la  vérité;  il  doit  suffire  aux  autres 
hommes  d'être  amenés  à  la  vénération  des  choses 
saintes  par  des  figures  symboliques. 

On  raconte  à  ce  sujet  que  le  philosophe  Numénius, 
investigateur  trop  ardent  des  secrets  religieux,  apprit 
en  songe,  des  déesses  honorées  à  Eleusis,  qu'il  les 
avait  offensées  pour  avoir  rendue  publique  l'interpré- 
tation de  leurs  mystères.  Étonné  de  les  voir  revêtues 
du  costume  des  courtisanes,  et  placées  sur  le  seuil 
d'un  lieu  de  prostitution,  il  leur  demanda  la  cause 
d'un  avilissement  si  peu  convenable  à  leur  caractère  : 
Ne  t'en  prends  qu'à  toi ,  lui  dirent-elles  en  courroux; 
tu  nous  a  assimilées  aux  femmes  publiques,  en  nous 
arrachant  avec  violence  de  l'asile  sacré  que  s'était 
ménagé  notre  pudeur.  Tant  il  est  vrai  que  les  dieux 
se  sont  toujours  plu  à  être  connus  et  honorés  sous 
ces  formes  que  leur  avait  données  l'antiquité  pour 
imposer  au  vulgaire:  c'est  dans  cette  vue  qu'elle  avait 
prêté  des  corps  et  de  riches  vêtements  à  des  êtres  si 
supérieurs  à  l'homme ,  et  qu'elle  leur  faisait  parcou- 
rir toutes  les  périodes  de  notre  existence.  C'est  sur 
ces  premières  notions  que  Pythagore^  Empédocle, 
Parménide  et  Heraclite  ont  fondé  le  système  de  leur 
philosophie ,  et  Timée ,  dans  sa  théogonie ,  ne  s'est 
pas  écarté  de  cette  tradition. 


a6  GOMMSlfT&IBE 

CHAPITRE  III. 

Il  y  a  cinq  genres  de  songes;  celui  de  Scipion  œn- 
ferme  les  trois  premiers  genres, 

A  ces  préliminaires  de  l'analyse  du  Songe  de  Sci- 
pion, joignons  la  définition  des  divers  genres  de  son- 
ges reoonnus  par  TantiqUité,  qui  a  créé  des  méthodes 
pour  interpréter  toutes  ces  figures  bizarres  et  confiises 
que  nous  apercevons  en  dormant;  il  nous  sera  (k- 
cile  ensuite  de  fixer  le  genre  du  songe  qui  nous  occupe. 

Tous  les  objets  que  nous  voyons  en  dormant 
peuvent  être  rangés  sous  cinq  genres  différents  dont 
voici  lés  noms-:  le  songe  proprement  dit,  la  vision, 
,  l'oracle,  le  rêve  et  le  spectre.  Les  deux  derniers  gen- 
res ne  roérit^dt  pas  d'être  expliques ,  parce  qu'ils  ne 
se  prêtent  pas  à  la  divination. 

Le  rêve  (i)  a  lieu  lorsque  nous  éprouvons  en  dor- 
mant les  mêmes  peines  d'esprit  ou  de  corps,  et  les 
mêmes  inquiétudes  sur  notre  position  sociale  que 
celles  que  nous  éprouvions  étant  éveillés.  L'esprit  est 

(i)  Ifam  càmprostruta  sopore 

Urget  membra  quies  ,  et  mens  sine  pondère  ludit, 
Quidquid  luce  fuit^  tenebris  agit. 

Petaonius. 


n 


DU   SONGE   m   SGIPION.    LIVRE   I.  a  7 

agité  diez  Tamant  qui  jouit  ou  qui  est  privé  de  la 
présence  de  l'objet  aimé  ;  il  l'est  aussi  chez  celui  qui , 
redoutant  les  embûches  ou  la  puissance  d'un  ennemi, 
s'imagine  le  rencontrer  à  l'improviste,  ou  échapper 
à  sa  poursuite.  Le  corps  est  agité  chez  l'homme  qui 
a  fait  excès  de  vin  ou  d'aliments  solides  ;  il  croit 
éprouver  des  suffocations,  ou  se  débarrasser  d'un  far- 
deau incommode  :  celui  qui ,  au  contraire ,  a  ressenti 
la  feim  on  la  soif,  se  figure  qu'il  désire,  qu'il  cher- 
che et  même  qu'il  trouve  le  moyen  de  satisfaire  ses 
besoins.  Relativement  à  la  fortune ,  avons^nous  désiré 
des  honneurs,  des  dignités,  ou  bien  avons-nous  craint 
de  les  perdre,  nous  rêvons  que  nos  espérances  ou 
nos  craintes  sont  réalisées. 

Ces  sortes  d'agitations,  et  d'autres  de  même  es- 
pèce, ne  nous  obsèdent  pendant  la  nuit  que  parce 
qu'elles  avaient  fatigué  nos  organes  pendant  le  jour: 
enfants  du  sommeil ,  elles  disparaissent  avec  lui. 

Si  les  Latins  ont  appelé  le  rêve  insomnium  (objets 
vus  en  songe),  ce  n'est  pas  parce  qu'il  est  annexé  au 
songe  d'une  manière  plus  particulière  que  les  autres 
modes  énoncés  ci-dessus ,  mais  parce  qu'il  semble  en 
faire  partie  aussi  long-temps  qu'il  agit  sur  nous  :  le 
songe  fini,  le  rêve  ne  nous  offre  aucun  sens  dont 
nous  puissions  faire  notre  profit  ;  sa  nullité  est  carac- 
térisée par  Virgile  : 

Par  là  montent  vers  nous  tous  ces  rêves  légers, 
Des  erreurs  de  la  nuit  prestiges  mensongers. 

Par  cœUmiy  le  poète  entend  la  région  des  vivants. 


a  8  COMMENTAIRE 

placée  à  égale  distance  de  Tempire  des  morts  et  du 
séjour  des  dieux.  Lorsqu'il  peint  l'ainour  et  ses  in- 
quiétudes toujours  suivies  de  rêves ,  il  s'exprime  ainsi  : 

Les  charmes  du  héros  sont  gravés  dans  son  cœur  ; 
La  voix  d'Énée  encor  résonne  à  son  oreille, 
Et  sa  brûlante  nuit  n'est  qu'une  longue  veille. 

Ensuite  il  fait  dire  à  la  reine  : 

Anne  9  sœur  bien-aimce, 
Par  quel  rêve  effrayant  mon  âme  est  comprimée  ! 

Quant  au  spectre,  il  s'offre  à  nous  dans  ces  instants 
où  l'on  n'eàt  ni  parfaitement  éveillé,  ni  tout-à-fait 
endormi.  Au  moment  où  nous  allons  céder  à  l'in- 
fluence des  vapeurs  somnifères,  nous  nous  croyons 
assaillis  par  des  figures  fantastiques  dont  les  fornie4> 
n'ont  pas  d'analogue  dans  la  nature,  ou  bien  nous 
les  voyons  errer  çà  et  là  autour  de  nous  sous  des  as- 
pects divers  qui  nous  inspirent  la  gaieté  ou  la  tristesse. 
Ije  cauchemar  appartient  à  ce  genre.  Le  vulgaire  est 
persuadé  que  cette  forte  pression  sur  l'estomac  qu'on 
éprouve  en  dormant  est  une  attaque  de  ce  spectre 
qui  nous  accable  de  tout  son  poids.  Nous  avons  dit 
que  ces  deux  genres  ne  peuvent  nous  aider  à  lire  dans 
l'avenir,  mais  les  trois  autres  nous  en  offi*ent  les 
moyens. 

L'oracle  se  manifeste  lorsqu'un  personnage  véné* 
rable  et  imposant,  tel  qu'un  père,  une  mère,  un 
ministre  de  la  religion ,  la  Divinité  elle-même ,  nous 
apparaît  pendant  notre  sommeil  pour  nous  instruire 
de  ce  que  nous  devons  ou  ne  devons  pas  faire,  de 
ce  qui  nous  arrivera  ou  ne  nous  arrivera  pas. 


DU    SONGE   DE    SCIPION.    LIVRE    I.  39 

La  vision  a  lieu  lorsque  les  personnes  ou  les  choses 
que  nous  verrons  en  réalité  plus  tard,  se  présentent 
à  nous  telles  qu'elles  seront  alors. 

J'ai  un  ami  qui  voyage ,  et  que  je  n'attends  pas 
encore;  une  vision  me  l'ofFre  de  retour.  A  mon  ré- 
veil, je  vais  au-devant  de  lui,  et  nous  tombons  dans 
les  bras  l'un  de  l'autre.  Il  me  semble  que  l'on  me 
confie  un  dépôt,  et  le  jour  luit  à  peine,  que  la  per- 
sonne que  j'avais  vue  en  dormant ,  vient  me  prier 
d'être  dépositaire  d'une  somme  d'argent  qu'elle  met 
sous  la  sauvegarde  de  ma  loyauté. 

Le  songe  proprement  dit  ne  nous  fait  ses  commu- 
nications que  dans  un  style  figuré  et  tellement  plein 
d'obscurités,  qu'il  exige  le  secours  de  l'interprétation. 
Nous  ne  définirons  pas  ses  effets,  parce  qu'il  n'est  per- 
sonne qui  ne  les  connaisse. 

Ce  genre  se  subdivise  en  cinq  espèces  ;  car  un 
songe  peut  nous  être  particulier ,  ou  étranger ,  ou 
commun  avec  d'autres  ;  il  peut  concerner  la  chose 
publique,  ou  l'universalité  des  choses.  Dans  le  pre- 
mier cas,  le  songeur  est  agent  ou  patient;  dans 
le  second  cas,  il  croit  voir  un  autre  que  lui  rem- 
plir l'un  de  ces  deux  rôles  ;  dans  le  troisième,  il  lui 
semble  que  d'autres  partagent  sa  situation.  Un  songe 
concerne  la  chose  publique,  lorsqu'une  cité,  ses  pla- 
ces, son  marché,  ses  rues,  son  théâtre,  ou  telles  au- 
tres parties  de  son  enceinte  ou  de  son  territoire , 
nous  paraissent  être  le  lieu  de  la  scène  d'un  événe- 
ment fâcheux  ou  satisfaisant.  11  a  un  caractère  de 
généralité,  lorsque  le  ciel  des  fixes,  le  soleil,  la  lune 


3o  COMMENTAIRE 

OU  d'autres  corps  oélestes ,  ainsi  que  notre  globe ,  of- 
frent au  songeur,  sur  un  point  quelconque,  des  ob- 
jets nouveaux  pour  lui.  Or,  dans  la  relation  du  Songe 
de  Scipion,  on  trouve  les  trois  seules  manières  de 
songer  dont  on  puisse  tirer  des  conséquences  proba- 
bles, et,  de  plus,  les  cinq  espèces  du  genre. 

L'Émilien  entend  la  voix  de  l'oracle ,  puisque  son 
père  Paulus  et  son  aïeul  l'Africain ,  tous  deux  per- 
sonnages imposants  et  vénéi^les ,  tous  deux  honorés 
du  sacerdoce,  l'instruisent  de  ce  qui  lui  arrivera.  U 
a  une  vision,  puisqu'il  jouit  de  la  vue  des  mêmes  lieux 
qu'il  habitera  après  sa  mort.  H  fait  un  songe,  puisque, 
sans  le  secours  de  l'interprétation ,  il  est  impossible 
de  lever  le  voile  étendu  par  la  prudence  sur  les  ré* 
vélations  importantes  dont  on  lui  fait  part. 

Dans  ce  même  songe  se  trouvent  comprises  les 
cinq  espèces  dont  nous  venons  de  parler.  Il  est  par- 
ticulier au  jeune  Scipion,  car  c'est  lui  qui  est  trans- 
porté dans  les  régions  supérieures,  et  c'est  son  avenir 
qu'on  lui  dévoile;  il  lui  est  étranger,  car  on  offre  à 
ses  yeux  l'état  des  âmes  de  ceux  qui  ne  sont  plus  :  ce 
qu'il  croit  voir  lui  sera  commun  avec  d'autres,  car 
c'est  le  séjour  qui  lui  est  destiné ,  ainsi  qu'à  ceux  qui 
auront  bien  mérité  de  la  patrie.  Ce  songe  intéresse 
la  chose  publique ,  puisque  la  victoire  de  Rome  sur 
Carthage,  et  la  destruction  de  cette  dernière  ville, 
sont  prédites  à  Scipion ,  ainsi  que  son  triomphe  au 
ûipitole  et  la  sédition  qui  lui  causera  tant  d'inquié- 
tudes. Il  embrasse  la  généralité  des  êtres ,  puisque  le 
songeur,  soit  en  élevant,  soit  en  abaissant  ses  regards, 


DU   SONGE   DE   SGIPIOIT.    LIVRE   I.  3f 

aperçoit  des  objets  jusqu'alors  ignorés  des  mortels. 
Il  suit  ies  mouvements  du  ciel  et  ceux  des  sphères , 
dont  là  rapidité  produit  des  sons  harmonieux  ;  et  ses 
yeux,  témoins  du  cours  des  astres  et  de  celui  des  deux 
flambeaux  célestes,  découvrent  la  terre  en  son  entier. 

On  ne  nous  objectera  pas  qu'un  songe  qui  em- 
brasse et  la  chose  publique ,  et  la  généralité  des  êtres, 
ne  peut  convenir  à  Scipion ,  qui  n'est  pas  encore  re- 
vêtu de  la  première  magistrature,  puisque  son  grade, 
comme  il  en  convient  lui-même,  le  distingue  à  peine 
d'un  simple  soldat.  Il  est  vrai  que,  d'après  l'opinion 
générale,  tout  songe  qui  a  rapport  au  corps  politique 
ne  fait  autorité  que  lorsqu'il  a  été  envoyé  au  chef  de 
ce  corps  ou  à  ses  premiers  magistrats,  ou  bien  en* 
oore  lorsqu'il  est  coinmun  à  un  grand  nombre  de  ci- 
toyens ,  qui  tous  doivent  avoir  vu  les  mêmes  objets» 
Eftectivement ,  on  lit  dans  Homère  qu'Agamemnon 
ayant  fait  part  au  conseil  assemblé  du  songe  qui  lui 
intimait  l'ordre  de  combattre  l'ennemi,  Nestor,  dont 
la  prudence  n'était  pas  moins  utile  à  l'armée  que  la 
force  physique  de  ses  jeunes  guerriers,  donne  du 
poids  au  récit  du  roi  de  Mycènes,  en  disant  qqe  ce 
songe ,  oii  le  corps  social  est  intéressé ,  mérite  toute 
confiance ,  cofnme  ayant  été  envoyé  au  chef  des  Grecs  ; 
sans  quoi,  ajoute- 1- il,  il  serait  pour  nous  de  peu 
d'importance. 

Cependant  on  peut,  sans  blesser  les  convenances, 
supposer  que  Scipion,  qui  n'est  encore,  il  est  vrai, 
ni  consul,  ni  général ,  rêve  la  destruction  de  Car- 
thage,  qui,  plus  tard,  aura  lieu  sous  ses  ordres,  et  la 


32  '    COMMENT\IRK 

victoire  dont  Rome  lui  sera  redevable  un  jour.  On 
peut  également  supposer  qu'un  personnage  aussi  dis- 
tingué par  son  savoir  que  par  ses  vertus,  est  initié 
pendant  son  sommeil  à  tous  les  secrets  de  la  nature. 
Ceci  posé,  revenons  au  vers  de  Virgile  cité  précé- 
demment en  témoignage  de  l'opinion  du  poète  sur  la 
futilité  des  rêves,  et  que  nous  avons  extrait  de  sa  des- 
cription des  deux  portes  des  enfers  donnant  issue  aux 
songes.  Ceux  qui  seraient  curieux  de  savoir  pourquoi 
la  porte  d'ivoire  est  réservée  aux  prestiges  menson- 
gers ,  et  celle  de  corne  aux  songes  vrais,  peuvent  con- 
sulter Porphyre  ;  voici  ce  qu'il  dit  dans  son  commen- 
taire sur  le  passage  d'Homère  relatif  à  ces  deux  portes: 
«La  vérité  se  tient  cachée;  cependant  l'âme  l'aper- 
çoit quelquefois  lorsque,  le  corps  endormi  lui  laisse 
plus  de  liberté;  quelquefois  aussi  elle  fait  de  vains 
efforts  pour  la  découvrir,  et  lors  même  qu'elle  l'aper- 
çoit, les  rayons  du  flambeau  de  la  déesse  n'arrivent 
jamais  nettement  ni  directement  à  ses  yeux,  mais 
seulement  à  travers  le  tissu  du  sombre  voile  dont 
s'enveloppe  la  nature.  »  Tel  est  aussi  le  sentiment  de 
Virgile, qui  dit: 

Viens  :  je  vais  dissiper  les  nuages  obscurs 
Dont,  sur  tes  yeux  mortels,  la  vapeur  répandue 
Cache  ce  grand  spectacle  à  ta  débile  vue. 

Ce  voile  qui,  pendant  le  sommeil  du  corps,  laisse 
arriver  jusqu'aux  yeux  de  l'âme  les  rayons  de  la  vé- 
rité, est,  dit-on,  de  la  nature  de  la  corne,  qui  peut 
être  amincie  jusqu'à  la  transparence;  et  celui  qui  se 
refuse  à  laisser  passer  ces  mêmes  rayons  est  de  la  na- 


DU    SONGE    DE    SGIPION.    LIVBE    I.  33 

ture  de  Tivoire,  tellement  opaque  que ,  quelque  aminci 
qu'il  soit ,  il  ne  se  laisse  jamais  traverser  par  aucun 
corps. 

CHAPITRE  IV. 

Du  but  ou  de  V intention  de  ce  songe. 

Nous  venons  de  discuter-  les  genres  et  les  espèces 
de  songes  qui  rentrent  dans  celui  de  Scipion;  essayons 
maintenant,  avant  de  l'expliquer,  d'en  faire  connaître 
l'esprit  et  le  but.  Démontrons  que  ce  but  n'est  autre 
que  celui  annoncé  au  commencement  de  cet  ouvrage; 
savoir,  de  nous  apprendre  que  les  âmes  de  ceux  qui 
ont  bien  mérité  des  sociétés ,  retournent  au  ciel  pour 
y  jouir  d'une  félicité  étemelle.  Cela  est  prouvé  par 
la  circonstance  même  dont  profite  Scipion  pour  ra- 
conter ce  songe,  sur  lequel  il  assure  avoir  gardé  le 
secret  depuis  long-temps.  Lélius  se  plaignait  que  le 
peuple  romain  n'eût  pas  encore  élevé  de  statues  à 
Nasica;  et  Scipion,  ayant  répondu  à  cette  plainte, 
avait  terminé  son  discours  par  ces  mots  :  ce  Quoique  le 
sage  trouve  dans  le  sentiment  de  ses  nobles  actions 
la  plus  haute  récompense  de  sa  vertu,  cependant  cette 
vertu,  qu'il  tient  des  dieux,  n'en  aspire  pas  moins 
à  des  récompenses  d'un  genre  plus  relevé  et  plus 
durable  que  celui  d'une  statue,  qu'un  plomb  vil  re- 
tient sur  sa  base,  ou  d'un  triomphe  dont  les  lau- 
I.  3 


34    ^  COniElTTAIRE 

riers  se  flétrissent.  Quelles  sont  donc  ces  récom- 
penses? dit  Lélius.  Permettez,  reprit  Scipion,  puis- 
que nous  sommes  libres  encore  pendant  ce  troisième 
jour  de  fête ,  que  je  continue  ma  narration.  »  Amené 
insensiblement  au  récit  du  songe  qu'il  a  eu ,  il  arrive 
au  passage  suivant ,  dans  lequel  il  insinue  qull  a  vu 
au  ciel  ces  récompenses  moins  passagères,  et  d'un 
éclat  plus  solide,  réservées  aux  vertueux  administra- 
teurs de  la  chose  publique. 

a  Mais  a6n  de  vous  inspirer  plus  d'ardeur  à  dé- 
fendre l'état,  sachez,  continua  mon  aïeul,  qu'il  est 
dans  le  ciel  une  place  assurée  et  fixée  d'avance  pour 
ceux  qui  auront  sauvé ,  défendu ,  agrandi  leur  patrie, 
et  qu'ils  doivent  y  jouir  d'une  éternité  de  bonheur.  » 
Bientôt  après ,  il  désigne  nettement  ce  séjour  du  bon- 
heur en  disant: 

«  Imitez  votre  aïeul ,  imitez  votre  père  ;  comme 
eux  cultivez  la  justice  et  la  piété  ;  cette  piété,  obli- 
gation envers  nos  parents  et  nos  proches,  et  le  plus 
saint  des  devoirs  envers  la  patrie  :  telle  est  la  route 
qui  doit  vous  conduire  au  ciel,  et  vous  donner  place 
parmi  ceux  qui  ont  déjà  vécu,  et  qui,  délivrés  du 
corps ,  habitent  le  lieu  que  vous  voyez.  »  Ce  lieu  était 
la  voie  lactée;  car  c'est  dans  ce  cercle,  nommé  ga- 
laxie par  les  Grecs ,  que  Scipion  s'imagine  être  pen- 
dant son  sommeil,  puisqu'il  dit ,  en  commençant  son 
récit: 

«  D'un  lieu  élevé ,  parsemé  d'étoiles ,  et  tout  res- 
plendissant de  lumière,  il  me  montrait  Carthage.  » 
Et  dans  le  passage  qui  suit  l'avant-dernier  cité,  il 


DU    SOiyGE    DE    SCIPION.    LIVRE    I.  35 

s^explique  plus  clairement  encore.  «  C'était  ce  cercle 
dont  la  blanche  lumière  se  distingue  entre  les  feux 
célestes,  et  que,  d'après  les  Grecs,  vous  nommez  voie 
lactée.  De  là ,  étendant  mes  regards  sur  l'univers , 
j'étais  émerveillé  de  la  majesté  des  objets.  » 

En  parlant  des  cercles,  nous  traiterons  plus  am- 
plement de  la  galaxie. 


CHAPITRE  V. 

Quoique  tous  les  nombres  puissent ^  en  quelque 
sorte  j  être  regardés  comme  parfaits  ^  cependant 
le  septième  et  le  huitième  sont  particulièrement 
considérés  comme  tels.  Propriétés  qui  méritent 
au  huitième  nombre  la  qualification  de  nom- 
bre parfait. 

Nous  avons  fait  connaître  les  rapports  de  dissem- 
blance et  de  conformité  des  deux  traités  de  la  Répu- 
blique écrits  par  Cicéron  et  son  prédécesseur  Platon, 
ainsi  que  le  motif  qu'ils  ont  eu  pour  faire  entrer  dans 
ces  traités,  le  premier,  Fépisode  du  songe  de  Scipion, 
et  le  second,  celui  de  la  révélation  d'Her. 

Nous  avons  ensuite  rapporté  les  objections  faites 
à  Platon  par  les  épicuriens ,  et  la  réfutation  dont  est 
susceptible  leur  insignifiante  critique;  puis  nous 
avons  dit  quels  sont  les  écrits  philosophiques  qui 
admettent  la  fiction ,  et  ceux  dont  elle  est  entière- 

3. 


36  GOMMEl^TATRE 

ment  bannie  ;  de  là  nous  avons  été  amenés  à  définir 
les  divers  genres  de  songes,  vrais  ou  faux,  enfantés 
par  cette  foule  d'objets  que  nous  voyons  en  dormant, 
afin  de  reconnaître  plus  aisément  ceux  de  ces  genres 
auxquels  appartient  celui  de  Scipion. 

Nous  avons  dû  aussi  discuter  s'il  convenait  de  lui 
prêter  un  tel  songe,  et  exposer  le  sentiment  des  an- 
ciens relativement  aux  deux  portes  par  où  sortent  les 
songes  ;  enfin ,  nous  avons  développé  l'esprit  de  celui 
dont  il  est  ici  question ,  et  déterminé  la  partie  du 
ciel  où  le  second  Africain ,  pendant  son  sommeil ,  a 
vu  et  entendu  tout  ce  qu'il  raconte.  Maintenant  nous 
allons  interpréter,  non  pas  la  totalité  de  ce  songe, 
mais  les  passages  d'un  intérêt  marquant.  Le  premier 
qui  se  présente  est  celui  relatif  aux  nombres;  le  voici  : 
«c  Car,  lorsque  votre  vie  mortelle  aura  parcouru  un 
cercle  composé  de  sept  fois  huit  révolutions  du  so- 
leil ,  et  que  du  concours  de  ces  nombres ,  tous  deux 
réputés  parfaits,  mais  par  des  causes  différentes,  la 
nature  aura  formé  le  nombre  fatal  qui  vous  est  assi- 
gné, tous  les  yeux  se  tourneront  vers  vous,  votre 
nom  sera  dans  toutes  les  bouches  ;  le  sénat ,  les  bons 
citoyens,  les  alliés  mettront  en  vous  leurs  espérances, 
et  vous  regarderont  comme  l'unique  appui  de  l'état  ; 
en  un  mot,  vous  serez  nommé  dictateur,  et  chargé 
de    réorganiser   la  république ,  si ,  toutefois ,  vous 
échapper  aux  mains  parricides  de  vos  proches.  » 

C'est  avec  raison  que  le  premier  Africain  attribue 
aux  nombres  une  plénitude  qui  n'appartient,  à  pro- 
prement parler,  qu'aux  choses  divines  et  d'un' ordre 


t)U    SONGE   DE    SCIPI05.    LIVRE    I.  3'] 

supérieur.  On  ne  peut,  en  effet,  regarder  convena- 
blement comme  pleios  des  corps  toujours  prêts  à  lais- 
ser échapper  leurs  molécules ,  et  à  s'emparer  de  celles 
des  corps  environnants.  Il  est  vrai  qu'il  n'en  est  pas 
ainsi  des  corps  métalliques;  cependant  on  ne  doit  pas 
dire  qu'ils  sont  pleins,  puisqu'ils  ont  de  nombreux 
interstices. 

Ce  qui  a  fait  regarder  tous  les  nombres  indistinc- 
tement comme  parfaits^  c'est  qu'en  nous  élevant  in- 
sensiblement par  la  pensée,  de  la  nature  de  l'homme 
vers  la  nature  des  dieux,  ce  sont  les  nombres  qui 
nous  offrent  le  premier  degré  d'immatérialité  ;  il  en 
est  Cependant  parmi  eux  qui  présentent  plus  parti- 
culièrement le  caractère  de  la  perfection ,  dans  le  sens 
que  nous  devons  attacher  ici  à  ce  mot;  ce  sont  ceux 
qui  ont  la  propriété  d'enchaîner  leurs  parties,  les 
nombres  carrés  multipliés  par  leurs  racines ,  et  ceux 
qui  sont  solides  par  eux-mêmes.  Ces  corps  ou  solides, 
qui  ne  tombent  pas  sous  les  sens,  ne  peuvent  être 
conçus  que  par  l'entendement;  mais,  pour  nous  ex- 
pliquer clairement,  reprenons  les  choses  d'un  peu 
plus  haut. 

Tous  les  corps  sont  terminés  par  des  surfaces  qui 
leur  servent  de  limites,  et  ces  limites,  fixées  immua- 
blement autour  des  corps  qu'elles  terminent,  n'en 
sont  pas  moins  considérées  comme  immatérielles;  car, 
en  considérant  un  corps,  la  pensée  peut  faire  abstrac- 
tion de  sa  surface,  et  réciproquement;  la  surface  est 
donc  la  ligne  de  démarcation  entre  les  êtres  matériels 
et  les  êtres  immatériels;  cependant  ce  passage  de  la 


38  COMMENTAIRE 

matière  à  riramatérialité  n'est  pas  absolu ,  attendu 
que  s'il  est  dans  la  nature  de  la  surface  d'être  en 
dehors  des  corps,  il  l'est  aussi  de  n'être  qu'autour 
des  corps;  de  plus^  on  ue  peut  parler  d'un  corps  sans 
y  comprendre  sa  surface  :  donc  leur  séparation  ne 
peut  être  effectuée  réellement,  mais  seulement  par 
l'entendement.  Cette  surface ,  limite  des  corps^  est  elle- 
même  limitée  par  des  lignes ,  et  ceUes-*ci  par  des  points  : 
tels  sont  les  corps  mathématiques  sur  lesquels  s'exerce 
la  sagacité  des  géomètres.  Le  nombre  de  ligoes  qui 
limitent  la  surface  d'une  partie  quelconque  d'un  corps, 
est  en  raison  de  la  forme  sous  laquelle  se  présente 
cette  même  partie  :  si  cette  portion  de  surface  est  trian* 
gulaire,  elle  est  terminée  par  trois  lignes,  par  quatre  si 
elle  est  carrée.  Enfin ,  le  nombre  de  lignes  qui  la  li- 
mitent égale  celui  de  ses  angles,  et  ces  lignes  se  tou- 
chent par  leurs  ei^trémités. 

Nous  devons  rappeler  ici  au  lecteur  que  toui  corps 
a  trois  dimensions ,  longueur,  largeur,  profondeur  ou 
épaisseur.  La  ligne  n'a  qu'une  de  ces  dimensions,  c'est 
la  longueur;  la  surface  en  a  deux,  longueur  et  lar- 
geur. Nous  venons  de  parler  de  la  quantité  de  lignes 
dont  elle  peut  être  limitée.  La  formation  d'un  solide, 
ou  corps,  exige  la  réunion  des  trois  dimensions  :  tel 
çst  le  dé  à  jouer,  nommé  aussi  cube  ou  carré  solide. 
£n  considérant  la  surface ,  non  pas  d'une  partie  d'un 
cprps,  mais  de  ce  corps  tout  entier,  que  noussup-» 
poserons ,  pour  exemple,  être  un  carré,  nous  lui  trou* 
verons  huit  angles  au  lieu  de  quatre;  et  cela  se  con- 
çoit si  l'on  imagine ,  au-*dessus  de  la  surface  carrée 


DU    SONGE   DE   $GIPION«    LIVRE   I.    '^  3q 

dont  il  vient  d'être  question ,  autant  d'autres  sur&ces 
de  mêmes  dimensions  qu'il  sera  nécessaire  pour  que 
la  profondeur  ou  épaisseur  du  tout  égale  sa  longueur 
et  sa  larg^ir  :  ce  sera  alors  un  solide  semblable  au  dé 
ou  au  cube.  Il  suit  de  là  que  le  huitième  nombre  est  un  1 
oorps  ou  solide,  et  qu'il  est  considéré  comme  tel.  En 
effet ,  l'unité  est  le  point  géométrique  ;  deux  unités  re- 
présentent la  ligne ,  car  elle  est ,  comme  nous  l'avons 
dit ,  limitée  par  deux  points.  Quatre  points ,  pris  deux 
à  deux ,  placés  sur  deux  rangs ,  et  se  faisant  face 
réciproquement  à  distances  égales,  deviennent  une 
surface  carrée,  si  de  chacun  d'eux  on  conduit  une 
ligne  au  point  opposé.  En  doublant  cette  sur&ce ,  on 
a  huit  lignes  et  deux  carrés  égaux,  qui,  superposés, 
donneront  un  cube  ou  solide,  pourvu  toutefois  qu'on 
leur  prête  l'épaisseur  convenable.  On  voit  par  là  que 
la  surface ,  ainsi  que  les  lignes  dont  elle  se  compose , 
et  généralement  tout  ce  qui  tient  à  la  forme  des  corps , 
est  d'une  origine  moins  ancienne  que  les  nombres  ; 
car  il  faut  remonter  des  lignes  aux  nombres  pour 
déterininer  la  figure  d'un  corps  ^  puisqu'elle  ne  peut 
être  spécifiée  que  d'après  le  nombre  de  lignes  qui  la 
terminent. 

Nous  avons  dit  qu  a  partir  des  solides,  la  première 
substance  immatérielle  était  la  surface  et  ses  lignes, 
mais  qu'on  ne  pouvait  la  séparer  des  corps  à  cause 
de  l'union  à  perpétuité  qu'elle  a  contractée  avec  eux: 
donc  en  commençant  par  la  surface  et  en  remon- 
tant ,  tous  les  êtres  sont  parfaitement  incorporels* 
Mais  nous  venons  de  démontrer  qu'on  remonte  de 


4o  COMMENTAIK^ 

la  surface  aux  nombres,  ceux-ci  sont  donc  les  pre- 
miers êtres  qui  nous  ofirent  l'idée  de  Fimmatérialité  ; 
tous  sont  donc  parfaits,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus 
haut;  mais  nous  avons  ajouté  que  plusieurs  d'entre 
eux  ont  une  perfection  spéciale ,  ce  sont  les  nombres 
cubiques ,  ceux  qui  le  deviennent  en  opérant  sur  eux- 
mêmes,  et  ceux  qui  sont  doués  de  la  faculté  d'en- 
chaîner leurs  parties. .  Qu'il   existe  encore  pour  les 
nombres  d'autres  causes  de  perfection ,  c'est  ce  que 
je  ne  conteste  pas.  Quant  au  mode  de  solidité  du 
huitième  nombre ,  il  est  prouvé  par  les  antécédents. 
Cette  collection  d'unités,  prise  en  particulier,  est 
donc,  avec  raison,  mise  au  rang  des  solides.  Ajou- 
tons qu'il  n'est  aucun  nombre  qui  ait  un  rapport  plus 
direct  avec  l'harmonie  des  corps  célestes,  puisque  les 
sphères  qui  forment  cet  accord  sont  au  nombre  de 
huit,  comme  nous  le  verrons  plus  tard.  Qui  plus 
est,  toutes  les  parties  dont  huit  se  compose  sont 
telles  qu'il  résulte  de  leur  assemblage  un  tout  parfait. 
On  peut,  en  effet,  le  former  de  la  monade  ou  de 
l'unité,  et  du  nombre  sept,  qui  ne  sont  ni  généra- 
teurs, ni  engendrés.  Nous  développerons,  lorsqu'il  en 
sera  temps,  les  propriétés  de  ces  deux  quantités.  Il 
peut  être  aussi  le  résultat  de  deux  fois  quatre,  qui 
est  générateur  et  engendré;  car  deux  fois  deux  en- 
gendrent quatre,  comme  deux  fois  quatre  engendrent 
huit.  11  peut  encore  être  la  somme  de  trois  et  cinq; 
l'un  de  ces  deux  composants  est  le  premier  des  im- 
pairs; quant  au  nombre  cinq,  sa  puissance  sera  dé«^ 
montrée  immédiatement. 


DU  SOKGE   DE    SGIPIOV.    LIVRE   I.  4^ 

Les  pythagoriciens  ont  choisi  le  huitième  nombre 
pour  symbole  de  Téquité,  parce  que,  à  partir  de  l'u- 
nité, il  est  le  premier  qui  offre  deux  composants  pairs 
et  égaux,  quatre  plus  quatre,  qui  peuvent  être  eux- 
mêmes  décomposés  en  deux  quantités  paires  et  égales, 
ou  deux  plus  deux.  Ajoutons  que  sa  recomposition 
peut  avoir  lieu  au  moyen  de  deux  fois  deux  répétés 
deux  fois.  Un  tel  nombre ,  qui  procède  à  sa  puissance 
par  facteurs  égaux  et  pairs,  et  à  sa  décomposition 
par  diviseurs  égaux  et  pairs ,  jusqu'à  la  monade  exclu- 
sivement qui  ne  peut  avoir  d'entier  pour  diviseur, 
méritait  bien  d'être  considéré  comme  emblème  de 
l'équité;  et  d'après  ce  que  nous  avons  dit  précédem- 
ment de  la  perfection  de  ses  parties,  et  de  celle  de 
son  entier,  on  ne  peut  lui  contester  le  titre  de  nombre 
par&it. 


CHAPITRE  VL 

Des  nombreuses  propriétés  qui  méritent  au  sep- 
tième nombre  la  qualijication  de  nombre  par- 
fait. 

11  nous  reste  à  faire  connaître  les  droits  du  sep- 
tième nombre  à  la  dénomination  de  nombre  parfait. 
Mais  ce  qui  doit  avant  tout  nous  pénétrer  d'admira- 
tion ,  c'est  que  la  durée  de  la  vie  mortelle  d'un  illus- 
tre personnage  ait  été  exprimée  par  le  produit  de 


42  COMMENTAIRE 

deux  nombres ,  dont  Tiin  est  pair  et  l'autre  impair.  Il 
n'existe  effectivement  rien  de  par&it  qui  ne  soit  le 
résultat  de  Tagrégation  de  ces  deux  sortes  de  nom- 
bres :  l'impair  regardé  comme  mâle,  et  le  pair  consi- 
déré comme  femelle,  sont  l'objet  de  la  vénération  des 
partisans  de  la  doctrine  des  nombres,  le  premier  sous 
nom  de  père  et  le  second  sous  celui  de  mère.  Aussi 
le  Tintée  de  Platon  dit -il  que  Dieu  fonna  lame  du 
monde  de  parties  prises  en  nombre  pair  et  en  nom- 
bre impair,  c'est-à-dire,  de  parties  successivement 
doubles  et  triples,  en  alternant  la  duplication  termi- 
née au  nombre  huit  avec  la  triplication  terminée  au 
nombre  vingt-sept.  Or  huit  est  le  premier  cube  des 
nombres  pairs,  et  vingt-sept  le  premier  des  impairs; 
car  deux  fois  deux,  ou  quatre,  donnent  une  surface; 
et  deux  fois  deux  répétés  deux  fois,  ou  huit,  don- 
nent un  solide  ou  cube  ;  trois  fois  trois ,  ou  neuf,  don- 
nent une  surface;  et  trois  fois  trois  répétés  trois  fois, 
ou  vingt-sept,  donnent  un  solide.  On  peut  inférer  de 
là  que  le  septième  et  le  huitième  nombre,  assortis  pour 
déterminer  par  leur  produit  le  nombre  des  années  de 
l'existence  d'un  politique  accompli,  ont  été  jugés  les 
seuls  propres  à  entrer  dans  la  composition  de  l'âme 
universelle ,  parce  qu'il  n'est  rien   de   plus   parfait 
qu'eux,  si  ce  n'est  l'auteur  de  leur  être  (i).  On  peut 
aussi  remarquer  qu'en  démontrant,  au  chapitre  pré- 
cédent ,  l'excellence  des  nombres  en  général ,  nous 

(i)  Macrobe  ne  distingue  pas  les  nombres  des  idées  ou 
espèces. 


DU    SONGE    P£    SCIPiONT.    LIVRE    I.  4^ 

avons  établi  leur  priorité  sur  la  surface  et  ses  limites, 
ainsi  que  sur  tous  les  corps ,  et  qu'ici  nous  les  trou- 
vons antérieurs  même  à  Fâme  du  monde,  puisque 
c'est  de  leur  mélange  qu'elle  fut  formée  par  cette 
cause  sublime  de  Timée ,  confidente  inséparable  de  la 
nature.  Aussi  les  anciens  philosophes  n'ont-ils  pas 
hésité  à  regarder  cette  âme  comme  un  nombre  qui 
se  meut  par  lui-même. 

Examinons  tnaintenaat  les  droits  du  septième  nom- 
bre,  pris  en  particulier,  au  titre  de  nombre  parfait. 
Pour  rendre  cette  perfection  plus  évidente ,  nous  ana- 
lyserons d'abord  les  propriétés  de  ses  parties,  puis 
celles  de  son  entier.  La  discussion  des  nombres  pris 
deux  à  deux,  dopt  il  est  le  résoltat,  savoir,  un  et 
six,  deux  et  cinq,  trois  et  quatre,  nous  convaincra 
qu'aucun  autre  nombre  ne  renferme  des  propriétés 
plus  variées  et  plus  imposantes.  Dans  le  premier 
couple  un  et  six,  la  première  quantité,  ou  la  mo- 
nade, c'est-à-dire  l'unité,  est  tout  à  la  fois  mâle  et 
femelle,  réunit  le  pair  et  l'impair:  ce  n'est  pas  un 
nombre,  mais  c'est  b  source  et  l'origine  des  nom- 
bres. Commencement  et  fin  de  toutes  choses ,  la  ïdO'' 
nade  eUe*même(i)  n'a  ni  commencement  ni  fin;  elle 
représente  le  Dieu  suprême ,  et  sépare  son  intellect 
de  la  multiplicité  des  choses  et  des  puissances  qui  le 
suivent;  c'est  elle  qui  marche  immédiatement  après 
lui.  Cette  intelligence,  née  du  Dieu  souverain,  et 
affranchie  des  vicissitudes  des  temps ,  subsiste  dans  le 

(i)  Trinité  de  Platon. 


44  GOMMEITTÀIRÈ 

temps  toujours  un.  Une  par  sa  nature,  elle  ne  peut 
pas  être  nombrée  ;  cependant  elle  engendre  et  con- 
tient en  elle  la  foule  innombrable  des  types  ou  des 
idées  des  choses.  En  réfléchissant  un  peu,  on  verra 
que  la  monade  appartient  aussi  à  l'âme  universelle. 
En  effet ,  cette  âme ,  exempte  du  chaos  tumultueux 
de  la  matière ,  ne  se  devant  qu'à  son  auteur  et  à  elle- 
même,  simple  par  sa  nature,  lors  même  qu'elle  se 
répand  dans  le  corps  immense  de  l'univers  qu'elle 
anime ,  elle  ne  fait  point  divorce  avec  l'unité.  Ainsi , 
vous  voyez  que  cette  monade,  originelle  de  la  pre- 
mière cause ,  se  conserve  entière  et  indivisible  jusqu'à 
l'âme  universelle,  et  ne  perd  rien  de  sa  suprématie. 
Voilà  sur  la  monade  des  détails  plus  précis  que  ne 
semblait  le  promettre  l'abondance  du  sujet,  et  l'on 
ne  trouvera  pas  déplacé  l'éloge  d'un  être  supérieur  à 
tout  nombre,  surtout  lorsqu'il  s'agit  du  septénaire 
dont  il  fait  partie.  Il  convenait ,  en  effet ,  qu'une  sub- 
stance aussi  pure  que  la  monade  fut  portion  inté- 
grante d'une  vierge  :  nous  disons  une  vierge ,  parce 
que  l'opinion  de  la  virginité  du  septième  nombre  a 
pris  tant  de  crédit,  qu'on  le  nomme  aussi  Pallas. 
Cette  opinion  est  fondée  sur  ce  qu'étant  doublée,  il 
n'engendre  aucun  des  nombres  compris  entre  l'unité 
et  le  dénaire ,  regardé  comme  première  limite  des 
nombres.  Quant  au  nom  de  Pallas ,  il  lui  vient  de  ce 
qu'il  doit  la  naissance  à  la  seule  monade  plusieurs 
fois  ajoutée  à  elle-même,  de  même  que  Minerve  ne 
doit  la  sienne ,  dit-on ,  qu'à  Jupiter  seul. 

Passons  au  nombre  sénaire ,  qui ,  joint  à  l'unité  , 


DU    SONGE    DE   SCIPIOIT.    LIVRE    I.  4^ 

forme  le  septénaire,  et  dont  les  propriétés  numériques 
et  théurgiques  sont  nombreuses.  D^abord,  il  est  le 
seul  des  nombres  au-dessous  de  dix  qui  soit  le  résul- 
tat de  ses  propres  parties;  car  sa  moitié,  son  tiers  et 
son  sixième ,  ou  bien  trois ,  deux  et  un  forment  son 
entier.  Nous  pourrions  spécifier  ses  autres  droits  au 
culte  qu'on  lui  rend  ;  mais ,  de  crainte  d'ennuyer  le 
lecteur,  nous  ne  parlerons  que  d'une  seule  de  ses 
vertus.  Celle  dont  nous  faisons  choix,  bien  dévelop- 
pée ,  donnera  une  haute  idée ,  non-seulement  de  son 
importance,  mais  encore  de  celle  du  septième  nombre. 
La  nature  a  fixé,  d'après  des  rapports  de  nombres 
invariables,  le  terme  le  plus  ordinaire  de  la  gestation 
de  la  femme  à  neuf  mois  ;  mais ,  d'après  un  produit 
numérique  dans  lequel  le  nombre  six  entre  comme 
facteur,  ce  terme  peut  se  réduire  à  sept  mois.  Nous 
redirons  ici  succinctement  que  les  deux  premiers  cubes 
des  nombres,  soit  pairs  ou  impairs,  sont  huit  et  vingt- 
sept,  et  nous  avons  dit  ci-dessus  que  le  nombre  im- 
pair est  mâle,  et  le  nombre  pair  femelle.  Si  l'on  mul- 
tiplie par  six  l'un  et  l'autre  de  ces  nombres,  on 
obtient  un  produit  égal  au  nombre  des  jours  conte- 
nus dans  sept  mois  ;  car  de  l'union  du  mâle  avec  la 
femelle,  ou  de  vingt- sept  avec  huit,  résulte  trente- 
cinq,  et  trente -cinq  multiplié  par  six  donne  deux 
cent  dix.  Ce  nombre  est  celui  des  jours  que  renferment 
sept  mois.  On  ne  peut  donc  qu'admirer  la  fécondité 
du  nombre  sénaire,  que  Ton  croirait  établi  par  la  na- 
ture, juge  du  point  de  maturité  du  fœtus  dans  Fac- 
coucliement  le  plus  précoce. 


46  COMMENTAIRE 

Voici,  selon  Hippocrate;  comment  ou  peut  déter- 
miner, pendant  la  grossesse,  l'époque  de  l'accouche- 
ment. L'embryon  se  meut  le  soixante-dixième  ou  le 
quatre-vingt-dixième  jour  de  la  conception  :  l'un  pu 
l'autre  de  ces  nombres,  multiplié  par  trois,  donne 
un  résultat  égal  au  nombre  de  jours  compris  dans 
sept  ou  dans  neuf  mois. 

Nous  venons  de  présenter  l'esquisse  des  propriétés 
du  premier  couple  dont  se  compose  le  septième  nom- 
bre ;  occupons-nous  du  second ,  qui  est  deux  et  cinq. 
La  dyade ,  qui  suit  immédiatement  la  monade ,  est  à 
la  tête  des  nombres.  Cette  première  émanation  de  la 
toute- puissance ,  qui  se  suffit  à  elle-même,  nous  re- 
présente la  ligne  dans  un  corps  géométrique;  son  ana- 
logie avec  les  planètes  et  les  deux  flambeaux  célestes 
est  donc  évidente,  puisque  ces  astres  ont  été  aussi 
séparés  de  la  sphère  des  fixes  selon  des  rapports  har- 
moniques ,  et  forcés  d'obéir  à  deux  directions  diffé- 
rentes. L'union  de  la  dyade  avec  le  cinquième  nombre 
est  conséquemment  très^sortable,  vu  les  rapports  de  la 
première  avec  les  corps  lumineux  errants,  et  ceux  du 
nombre  cinq  avec  les  zones  du  ciel.  Ce  sont,  dans  le 
premier  cas,  des  rapports  de  scission;  et,  dans  le 
second ,  des  rapports  numériques.  Parmi  les  proprié- 
tés du  cinquième  nombre ,  il  en  est  une  bien  émi« 
nente  :  seul,  il  embrasse  tout  ce  qui  est,  et  tout  ce 
qui  parait  être.  Nous  entendons,  par  ce  qui  est,  tous 
les  êtres  intellectuels,  et  par  ce  qui  paraît  être,  tout 
ce  qui  est  revêtu  d'un  corps  périssable  ou  impéris- 
sable. Il  suit  de  là  que  ce  nombre  représente  l'en- 


DU   SOITGE   DE   SCIPION.    LIVRE   I.  4? 

semble  de  tout  ce  qui  existe ,  soit  au-dessus ,  soit  au- 
dessous  de  nous  ;  il  est  le  symbole  de  la  cause  pre-^ 
mière,  ou  de  Tintelligence  issue  de  cette  cause,  et  qui 
comprend  les  formes  originelles  des  choses.  Il  figure 
Tâme  universelle,  principe  de  toutes  les  âmes;  il  ex- 
prime  enfin  tout  ce  qui  est  renfermé  dans  Fétendue 
des  cieux  et  de  l'espace  sublunaire  :  il  est  donc  le  type 
de  la  nature  entière.  La  concision  dont  nous  nous 
sommes  fait  une  loi  ne  nous  permet  pas  d'en  dire 
davantage  sur  le  second  couple  générateur  du  sep- 
tième nombre;  nous  allons  faire  connaître  la  puis- 
sance du  troisième  couple,  ou  des  nombres  trois  et 
quatre. 

La  première  surface  qui  soit  limitée  par  des  lignes 
en  nombre  impair  a  la  forme  triangulaire;  la  pre- 
mière que  terminent  des  lignes  en  nombre  pair  a  la 
forme  quadrangulaire.  Qui  plus  est ,  nous  apprenons 
de  Platon,  c'est-à-dire  du  confident  de  la  vérité, 
que  deux  corps  sont  solidement  unis  lorsque  leur 
jonction  s'opère  à  l'aide  d'un  centre  commun  ;  et  que 
cette  union  des  deux  extrêmes  est  non-seulement  so- 
lide ,  mais  indissoluble ,  lorsque  le  centre  est  doublé. 
Le  nombre  ternaire  jouit  du  premier  de  ces  avan- 
tages, et  le  quaternaire  possède  le  second.  C'est  de 
ce  double  intermédiaire  du  nombre  quatre  que  fit 
usage  le  créateur  et  régulateur  des  mondes,  afin  d'en- 
chaîner pour  toujours  les  éléments  entre  eux.  Jamais, 
dit  Platon,  dans  son  Timée^  deux  substances  aussi 
opposées ,  aussi  antipathiques  que  la  terre  et  le  feu 
n'eussent  pu  être  amenées  à  former  une  union  qui 


't^ 


48  GOMMBICTAIRE 

répugne  à  leur  nature ,  s'ils  n'y  avaient  été  contraints 
par  deux  intermédiaires  tels  que  l'air  et  l'eau.  L'ordre 
dans  lequel  Dieu  rangea  des  éléments  si  divers  faci- 
lita leur  enchaînement.  Chacun  d'eux  étant  doué  de 
deux  propriétés ,  jls  eurent  en  commun ,  pris  deux  à 
deux ,  l'une  de  ces  propriétés. 

I^  terre  est  sèche  et  froide,  l'eau  froide  et  hu- 
mide; la  sécheresse  de  l'une  et  l'humidité  de  l'autre 
étant  incompatibles,  le  froid  devint  leur  centre  d'u- 
nion. L'air  est  humide  et  chaud;  cette  dernière  pro- 
priété étant  en  opposition  avec  la  froideur  de  l'eau , 
l'humidité  dut  être  le  point  de  jonction  de  ces  deux 
éléments.  Au-dessus  de  l'air  est  placé  le  feu,  qui  est 
sec  et  chaud;  sa  sécheresse  et  l'humidité  de  l'air  se 
repoussent  mutuellement,  mais  la  chaleur  qui  leur 
est  commmie  cimente  leur  union  :  c'est  ainsi  que  les 
deux  propriétés  de  chaque  élément  sont  autant  de 
bras  dont  il  étreint  ses  deux  voisins.  L'eau  s'unit  à 
la  terre  par  le  froid,  à  l'air  par  l'humidité;  l'air  s'u- 
nit à  l'eau  par  l'humidité,  au  feu  par  la  chaleur.  Le 
feu  se  met  en  contact  avec  l'air  par  la  chaleur,  avec 
la  terre  par  la  sécheresse;  enfin,  la  terre,  qui  adhère 
au  feu  par  la  sécheresse ,  adhère  à  l'eau  par  la  froi- 
deur. Malgré  ces  liens  divers,  s'il  n'y  eût  eu  que  deux 
éléments,  ils  auraient  été  faiblement  unis  :  l'union  de 
trois  éléments  aurait  été  solide ,  mais  -non  indestruc- 
tible; il  ne  fallait  pas  moins  que  quatre  éléments 
pour  former  un  tout  indissoluble,  à  cause  des  deux 
moyens  qui  lient  les  deux  extrêmes. 

Un  passage,  extrait  du  Timée  de  Platon,  donnera 


DU    SOICGE   DE   SCIPION.    LIVRE    f.  49 

plus  de  force  à  ce  que  nous  venons  de  dire.  11  conve- 
nait, dit  ce  philosophe^  à  la  majesté  divine  de  pro- 
duire un  moïide  visible  et  tactile  :  or,  sans  le  fluide 
igné,  rien  n'est  visible;  sans  solidité,  rien  n'est  tac* 
^  tile  ;  et  sans  la  terre ,  n'est  rien  solide»  Dieu  se  dis- 
posait donc  à  former  cet  univers  au  moyen  du  feu 
et  de  la  terre,  lorsqu'il  prévit  que  ces  deux  corps  ne 
s'uniraient  qu'à  l'aide  d'un  intermédiaire  qui  serait 
de  nature  à  pouvoir  lier  et  être  lié;  il  prévit  de  plus 
qu'un  seul  intermédiaire  suffirait  pour  lier  deux  sur- 
faces, mais  qu'il  en  faudrait  deux  pour  lier  deux 
solides;  en  conséquence,  il  inséra  l'air  et  l'eau 
entre  le  feu  et  la  terre;  alors  il  résulta  de  cet  as- 
semblage des  rapports  si  parfaits  entre  le  tout  et 
ses  parties,  que  l'union  d'éléments  si  dissemblables 
naquit  de  l'égalité  même  de  leurs  différences.  En 
effet  9  il  y  a  entre  l'air  et  le  feu  la  même  différence  de 
pesanteur  et  de  densité  qu'entre  Teau  et  l'air;  d'autre 
part^  il  y  a  entre  la  terre  et  l'eau  la  même  différence 
de  rarité  et  de  légèreté  qu'entre  l'air  et  l'eau;  de  plus, 
il  existe  entre  1  air  et  l'eau  une  différence  de  pesan* 
leur  et  de  densité  égale  à  celle  qu'on  trouve  entre 
l'eau  et  la  terre,  et,  sous  ces  deux  rapports ,  cette  dif- 
férence est  la  même  entre  l'air  et  le  feu  qu'entre  l'eau 
et  l'air;  par  opposition,  il  existe  une  même  différence 
de  rarité  et  de  légèreté  entre  l'air  et  l'eau  qu'entre 
l'air  et  le  feu  ,  et  cette  relation  qu'ils  ont  entre 
eux  subsiste  au  même  degré  entre  la  terre  et  l'eau. 
Ces  rapports  de  différences  égales  entre  les  éléments, 
relativement  à  leur  adhérence  respective,'  ont  encore 


Y 
I 


So  COMMENTAIRE 

lieu  par  alternatioD  ,  car  la  terre  est  à  Tair  comme 
l'eau  est  au  feu  ;  ils  ont  lieu  aussi  par  inversion  :  leur 
union  résulte  donc  de  l'égalité  de  leurs  différences. 

D'après  ce  qui  vient  d'être  dit,  on  voit  clairement 
que  la  construction  d'un  plan  exige  une  moyenne 
proportionnelle  entre  deux  extrêmes,  et  que  celle 
d'un  solide  veut  de  plus  une  seconde  moyenne  pro- 
portionnelle. Le  septième  nombre  a  donc  en  lui  deux 
moyens  cœrcitifs,  par  ses  composants  trois  et  quatre, 
qui  ont  été  doués  les  premiers  de  la  faculté  d'enchai- 
ner  leurs  parties,  l'un  avec  un  seul  intermédiaire, 
et  l'autre  avec  deux:  aussi  verrons-nous  Cicéron  as- 
surer,  dans  un  passage  de  ce  songe,  quHl  n^est pres- 
que aucune  chose  dont  le  nombre  septénaire  ne  soit 
le  nœud.  Ajoutons  que  tous  les  corps  sont  géométri- 
ques ou  physiques;  les  premiers  sont  le  produit  de 
trois  degrés  successifs  d'accroissement.  En  se  mou- 
vant, le  point  décrit  la  ligne,  celle-ci  la  surface,  et 
la  surface  le  solide.  Les  seconds  doivent  leur  nutri- 
tion et  leur  développement  à  l'affinité  des  particules 
alimentaires  que  fournissent  en  commun  les  quatre 
éléments  ;  de  plus ,  tous  les  corps  ont  trois  dimen- 
sions, longueur,  largeur  et  profondeur;  ils  ont  qua- 
tre limites,  y  compris  le  résultat  final;  le  point,  la 
ligne ,  la  surface  et  le  solide  lui-même.  Ajoutons  qu'en, 
tre  les  quatre  éléments,  principes  de  tous  les  corps, 
la  terre,  l'eau,  l'air  et  le  feu,  il  se  trouve  nécessaire- 
ment trois  interstices,  l'un  entre  la  terre  et  l'eau,  un 
autre  entre  l'eau  et  Tair,  et  un  troisième  entre  l'air 
et  le  feu.  Le  premier  interstice  a  reçu  des  physiciens 


DU    SOITGE    VE    SCIPION.    LIVRE   I.  5l 

le  nom  de  nécessité  (i),  parce  qu'il  a,  dit -on,  la 
vertu  de  lier  et  de  consolider  les  parties  fangeuses  des 
corps  :  Puissiez^  vous  tous  y  dit  en  maudissant  les 
Grecs  un  des  personnages  d'Homère,  puissiez-vous 
tous  être  résous  en  terre  et  en  eau!  Il  entend  par  là 
le  limon,  matière  première  du  corps  humain.  L'in- 
terstice  entre  l'eau  et  l'air  se  nomme  harmonie,  c'est- 
à-dire  convenance  et  rapport  exact  des  choses ,  parce 
qu'il  est  le  point  de  jonction  des  éléments  inférieurs 
et  supérieurs ,  et  qu'il  met  d'accord  des  parties  dis- 
cordantes. On  appelle  obéissance  l'interstice  entre 
l'air  et  le  feu  ;  car  si  la  nécessité  est  un  moyen  d'u- 
nion entre  les  corps  graves  et  limoneux,  et  les  corps 
plus  légers,  c'est  par  obéissance  que  ces  derniers 
s'unissent  aux  premiers;  l'harmonie  est  le  point  cen- 
tral auquel  se  rattache  le  tout.  La  perfection  d'un 
corps  exige  donc  le  concours  des  quatre  éléments  et 
de  leurs  trois  interstices;  donc  aussi  les  nombres  trois 
et  quatre,  unis  entre  eux  par  tant  de  rapports  obligés, 
mettent  en  commun  leurs  propriétés  pour  la  forma- 
tion des  corps.  Indépendamment  de  l'association  de 
ces  deux  nombres  pour  le  développement  des  solides, 
le  quaternaire  est,  chez  les  pythagoriciens,  un  nom- 
bre mystérieux,  symbole  de  la  perfection  de  l'ame;  il 
entre  dans  la  formule  religieuse  de  leur  serment,  ainsi 
conçu  :  Je  te  le  jure  par  celui  qui  a  formé  notre 
âme  du  nombre  quaternaire  (2).  A  l'égard  du  nom- 

(i)  Du  latin  nectere, 

(a)  Le  quaternaire  des  pythagoriciens  était  36 ,  formé  des 

4. 


5a  COMMEITTAIRE 

bre  ternaire  y  il  est  le  type  de  Tâme  considérée  comme 
formée  de  trois  parties,  le  raisonnements»  la  fougue 
impétueuse  et  les  désirs  ardents. 

Qui  plus  est ,  les  anciens  philosophes  ont  regardé 
1  ame  du  monde  comme  une  échelle  musicale.  Dans 
la  première  classe  des  intervalles  musicaux  se  trouve 
le  diapason,  ou  Toctave,  qui  résulte  du  diatessaron 
et  du  diapentès  (  de  la  qqarte  et  de  la  quinte  ).  Le 
diatessaron  est  dans  le  rapport  de  4  à  3 ,  et  le  dia- 
pentès dans  celui  de  3  à  a.  Nous  verrons  plus  tard  (i) 
que  le  premier  de  ces  rapports ,  nommé  par  les  Grecs 
épitrite,  égale  un  entier,  plus  son  tiers;  et  que  le  se- 
cond, nommé  hémiole,  égale  un  entier,  plus  sa  moitié; 
il  nous  suffît  ici  de  démontrer  que  le  diapentès  et  le 
diatessaron,  d'où  naît  le  diapason,  se  composent  des 
nombres  3  et  4-  O  f^f'ois  et  quatre  fois  heureux! 
dit  Virgile,  dont  l'érudition  était  si  vaste,  lorsqu'il 
veut  exprimer  la  plénitude  du  bonheur. 

Nous  venons  de  traiter  sommairement  des  parties 
du  nombre  sept;  disons  maintenant  quelques  mots 
de  l'entier^  ou  de  l'eptas  des  Grecs,  que  leurs  ancê- 
tres nommaient  septas,  c'est-à-dire  vénérable.  Ce  titre 
lui  est  bien  dû,  puisque,  selon  le  l'imée  de  Platon, 
l'origine  de  l'âme  du  monde  est  renfermée  dans  les 
termes  de  ce  nombre.  En  effet,  plaçons  la  monade 
au  sommet  d'un  triangle  isocèle ,  nous  voyons  décou- 

quatre  premiers  nombres  pairs  a ,  4  >  ^  »  ^  »  et  des  quatre  pre- 
miers impairs  i,  3 ,  5,  7. 

(i)  Voyez  le  chap.  19  de  ce  livre,  et  le  1  du  livre  II. 


DU    SOITGE    DE    SCIPION.    LIVRE    I.  53 

1er  d'elle ,  de  part  et  d'autre  des  deux  côtés  égaux , 
trois  nombres  pairs  et  trois  nombres  impairs ,  savoir: 
a,  4?  8;  puis  3,9,  27.  C'est  de  l'assemblage  de  ces 
nombres,  que,  d'après  l'ordre  du  Tout-Puissant,  na* 
quit  l'âme  universelle,  et  ces  sept  modules,  admis 
dans  sa  composition,  manifestent  assez  l'éminente  vertu 
du  nombre  septénaire.  Ne  voyons-nous  pas  aussi  que 
la  providence,  dirigée  par  Tétemel  architecte,  a  plaeé 
dans  un  ordre  réciproque,  au-dessous  du  monde 
stellifère  qui  contient  tous  les  autres,  sept  sphères 
errantes  chargées  de  tempérer  la  rapidité  des  mou- 
vements de  la  sphère  supérieure ,  et  de  régir  les  corps 
sublunaires?  Laluneelle*méme,  qui  occupe  le  septième 
rang  parmi  ces  sphères  errantes,  est  soumise  à  l'ac- 
tion du  septième  nombre  qui  règle  son  cours.  On 
peut  en  donner  de  nombreuses  preuves;  commençons 
par  celle-ci:  la  lune  emploie  près  de  vingt-huit  jours 
à  parcourir  le  zodiaque;  car,  quoiqu'elle  rentre  en 
conjonction  avec  le  soleil  seulement  au  bout  de  trente 
jours,  il  n'en  est  pas  nioins  vrai  qu'elle  n'en  met 
qu'environ  vingt-huit  à  faire  le  tour  entier  de  la  zone 
des  signes ,  et  ce  n'est  que  deux  jours  après  cette 
course  qu'elle  rejoint  le  soleil ,  parce  que  cet  astre  ne 
fte  retrouve   plus  au  point  où  elle  l'avait  quitté  :  la 
raison  en  est  qu'il  reste  un  mois  entier  dans  chacun 
des  signes.  Supposons  donc  que  le  soleil  étant  au 
premier  degré  du  bélier,  la  lune  se  dégage  du  disque 
solaire,  ou  que  nous  avons  nouvelle  lune;  environ 
vingt-huit  jours  après,  elle  arrive  de  nouveau  à  ce 
premier  degré  du  bélier,  mais  elle  n'y  retrouve  plus. 


54  COMMENTAIRE 

le  soleil,  qui  s'est  avancé  progressivement  dans  son 
orbite  selon  les  lois  qui  règlent  sa  marche.  Si  nous  ne 
nous  apercevons  pas  du  moment  où  la  lune  a  achevé 
son  cours  périodique,  c'est  qu'elle  nous  a  paru  le 
commencer,  non  à  sa  sortie  du  premier  degré  du  bé- 
lier, mais  à  sa  sortie  du  disque  solaire  ;  il  lui  faut 
donc  encore  à  peu  près  deux  jours  pour  achever  sa 
révolution  synodique,  ou  rentrer  en  conjonction  avec 
le  soleil ,  d  oii  elle  va  sortir  derechef,  pour  nous  of- 
frir encore  sa  première  phase.  11  suit  de  là  que  cette 
phase  n'a  presque  jamais  lieu  deux  fois  de  suite  dans 
le  même  signe;  cependant,  ce  phénomène  arrive  quel- 
quefois dans  les  gémeaux,  parce  que,  à  cause  de  la  plus 
grande  élévation  de  ce  signe,  le  soleil  emploie  plus 
de  temps  à  le  visiter;  mais  cela  arrive  rarement  dans 
les  autres  signes,  lorsqu'il  y  a  eu  conjonction  au  pre- 
mier degré  de  l'un  d'eux. 

La  période  lunaire  de  vingt-huit  jours  prend  donc 
sa  source  dans  le  nombre  septénaire;  car  si  l'on  as- 
semble les  sept  premiers  nombres ,  et  que  l'on  ajoute 
successivement  le  nombre  qui  suit  à  celui  qui  pré- 
cède, on  a  pour  résultat  vingt-huit. 

C'est  encore  à  l'influence  de  cette  dernière  quan- 
tité, divisée  en  quatre  fois  sept  parties  égales,  qu'o- 
béit la  lune  en  traversant  le  zodiaque  de  haut  en  bas, 
et  de  bas  en  haut.  Partie  du  point  le  plus  septentrio- 
nal ,  elle  arrive ,  après  une  marche  oblique  de  sept 
jours,  au  milieu  de  ce  cercle,  c'est-à-dire  à  l'écliptî- 
que  ;  en  continuant  de  descendre  pendant  sept  autres 
jours,  elle  parvient  au  point  le  plus  méridional;  de 


bu    SONGE    D£   SGIPION.    LIVRE    I.  55 

là,  par  une  ligne  ascendante  et  toujours  oblique,  elle 
gagne  le  point  central,  directement  opposé  à  celui 
qu'elle  a  visité  quatorze  jours  auparavant,  et  sept 
jours  après,  elle  se  retrouve  au  point  nord  d'où  elle 
était  partie  :  ainsi,  dans  quatre  fois  sept  jours,  elle  a 
parcouru  le  zodiaque  en  tous  sens.  C'est  aussi  en  qua- 
tre fois  sept  jours  que  la  lune  nous  présente  ses  phases 
diverses,  mais  invariables.  Pendant  les  sept  pre- 
miers jours,  elle  croît  successivement,  et  se  montre, 
à  la  fin  de  cette  période,  sous  la  forme  d'un  cercle 
dont  on  aurait  coupé  la  moitié;  on  la  nomme  alors 
dichotomc.  Après  sept  autres  jours,  pendant  lesquels 
sa  figure  et  sa  lumière  augmentent ,  son  disque  se 
trouve  entièrem^it  éclairé,  et  nous  avons  alors  pleine 
lune;  après  trois  fois  sept  jours,  elle  redevient  di- 
chotome,  mais  en  sens  inverse;  enfiu,  pendant  les 
sept  derniers  jours,  elle  décroît  successivement,  et 
finit  par  disparaître  à  nos  yeux. 

Les  Grecs  ont  reconnu  à  la  lune,  dans  le  cours 
d'un  mois  entier,  sept  aspects  divers  :  elle  est  successi- 
vement nouvelle,  dichotome,.  amphicyrte  et  pleine; 
sa  cinquième  phase  est  semblable  à  la  troisième, 
sa  sixième  à  la  seconde,  et  la  septième  touche  à  sa 
disparition  totale.  On  l'appelle  amphicyrte,  lorsque, 
dans  son  accroissement ,  elle  est  parvenue  à  éclairer 
les  trois  quarts  de  son  disque,  et  lorsque,  dans  son 
décroissement,  il  n'y  a  qu'un  quart  de  ce  disque  qui 
soit  privé  de  lumière. 

Le  soleil  lui*même,  qui  est  l'âme  de  la  nature, 
éprouve  des  variations  périodiques  à  chaque  septième 


56  COMMENTAIRE 

signe;  car  il  est  arrivé  au  septième,  lorsque  le  sol- 
stice d'été  succède  à  celui  d'hiver;  il  en  est  de  même, 
lorsaue  l'équinoxe  d'automne  prend  la  place  de  celui 
du  printemps.  Le  septième  nombre  influe  aussi  sur 
les  trois  révolutions  de  la  lumière  éthérée  :  la  pre- 
mière  et  la  plus  grande  est  annuelle,  d'après  le  cours 
du  soleil  ;  la  seconde  ou  moyenne  est  menstruelle,  et 
d'après  le  cours  de  la  lune;  la  troisième,  qui  est  aussi 
la  plus  petite,  est  la  révolution  diurne,  d'après  le 
lever  et  le  coucher  de  l'astre  du  jour.  Chacune  de  ces 
trois  révolutions  a  quatre  manières  d'être  différentes, 
ce  qui  complète  le  nombre  sept.  Voici   dans  quel 
ordre  se  suivent  ces  quatre  manières  d'être  :  humi- 
dité, chaleur,  sécheresse  et  froidure.  La  révolution 
annuelle  est  humide  au  printemps,  chaude  en  été, 
sèche  en  automne  et  froide  en  hiver.  La  première 
semaine  de  la  révolution  menstruelle  est  humide;  car 
la  lune  qui  vient  de  naître  met  en  mouvement  les 
substances  aqueuses.  La  seconde  semaine  est  chaude, 
parce  que  la  lune  reçoit  alors  du  soleil  une  augmen- 
tation de  lumière  et  de  chaleur.  La  troisième  est  sèche  : 
car  la  lune ,  pendant  cette  période ,  parcourt  un  arc 
de  cercle  entièrement  opposé  à  celui  qui  l'a  vue  naî- 
tre. Enfin  la  quatrième  semaine  est  froide,  parce  que 
la  lune  va  cesser  d'être  éclairée.  Quant  à  la  révolu- 
tion diurne,  l'air  est  humide  pendant  son  premier 
quart,  chaud  pendant  le  second,  sec  pendant  le  troi- 
sième, et  froid  pendant  le  quatrième. 

L'Océan  cède  également  à  la  puissance  du  septième 
nombre^  ses   eaux,  arrivées  le  jour  de  la  nouvelle 


DU    SOITGË    DE    SCIPIOIT.    LIVRE    I.  S'J 

luoe  à  leur  plus  haut  point  d'élévation,  diminuent 
insensiblement  chacun  des  jours  qui  suivent  jusqu'au 
septième  compris ,  qui  amène  leur  plus  grand  abais- 
sement. Ces  eaux ,  s'élevant  alors  de  nouveau ,  sont 
à  la  fin  du  huitième  jour  ce  qu'elles  étaient  au  conv 
mencement  du  septième;  à  la  fin  du  neuvième,  ce 
qu'elles  étaient  au  commencement  du  sixième;  et  ainsi 
de  suite:  en  sorte  qu'à  la  fin  du  quatorzième  jour, 
elles  sont  à  la  même  hauteur  qu'à  la  naissance  du  pre» 
mier  jour  de  la  nouvelle  lune.  Ce  phénomène  suit , 
pendant  la  troisième  semaine,  la. même  marche  que 
pendant  la  première,  et  pendant  la  quatrième,  la 
même  que  pendant  la  seconde. 

C'est  enfin  d'après  le  nombre  septénaire  que  sont 
réglées  les  séries  de  la  vie  de  l'homme  :  sa  conception, 
sa  formation ,  sa  naissance,  sa  nutrition,  son  déve» 
loppement.  C'est  lui  qui  nous  conduit  par  tous  les 
degrés  de  l'existence  jusqu'à  notre  dernier  terme. 
Nous  ne  parlerons  pas  de  l'évacuation  à  laquelle  la 
femme  est  assujettie ,  à  chaque  période  lunaire,  lors^ 
que  l'utérus  n'a  pas  été  pénétré  par  la  liqueur  sémi-» 
nale  ;  mais  une  circonstance  que  nous  ne  devons  pas 
omettre  est  celle^i  :  lorsqu'il  s'est  écoulé  sept  heures 
depuis  l'éjaculation  de  la  semence,  et  qu'elle  ne  s'est 
pas  épandue  hors  du  vase  qui  l'a  reçue ,  la  concep* 
tion  a  lieu;  et  sept 'jours  après,  grâces  aux  soin  de  la 
nature ,  attentive  à  son  travail ,  le  germe ,  presque 
fluide,  se  trouve  enveloppé  d'une  vésicule  membra-* 
neuse ,  dans  laquelle  il  est  enfermé  de  la  même  ma*r 
nière  que  l'œuf  dans  sa  coquille.  A  l'appui  de  ce  fait, 


58  COMMENTAIRE 

connu  de  tous  les  médecins  ^  Hippocrate ,  aussi  in- 
capable de  tromper  que  de  se  tromper,  certifie,  dans 
son  traité  de  Féducation  physique  des  enfants,  l'ex- 
pulsion d'une  semblable  vésicule,  chez  une  femme 
qu'il  avait  reconnue  grosse  au  septième  jour  de  la 
conception.  Le  sperme  ue  s'était  pas  épandu,  et  cette 
femme  priait  Hippocrate  de  lui  éviter  les  embarras 
d'une  grossesse;  il  lui  ordonna  de  sauter  fréquemment, 
et  sept  jours  après  l'ordonnance,  l'ovule  se  détacha  de 
la  matrice  avec  le  tégument  dont  nous  venons  de  par- 
ler. Tel  est  le  récit  de  ce  grand  homme;  mais  Straton^ 
le  péripatéticien,  et  Dioclès  de  Carystos,  ont  observé 
que  la  manière  dont  se  conduit  le  fœtus  varie  de  sept 
jours  en  sept  jours.  Ils  disent  que,  pendant  la  seconde 
semaine,  on  aperçoit  à  la  surface  de  l'enveloppe  men- 
tionnée ci-dessus  des  gouttes  de  sang,  qui,  dans  le  cours 
de  la  troisième,  pénètrent  cette  enveloppe  pour  se  re- 
joindre au  germe  gélatineux;  que  le  liquide  se  coagule 
pendant  la  quatrième  semaine,  et  prend  une  consis- 
tance moyenne  entre  la  chair  et  le  sang;  que,  dans  l'in- 
tervalle de  la  cinquième,  il  arrive  quelquefois  que 
les  formes  de  l'embryon  ,  dont  la  grosseur  est  alors 
celle  d'une  abeille,  se  prononcent,  et  qu'on  peut  dis* 
tinguer  les  premiers  linéaments  des  parties  du  corps 
humain.  S'ils  emploient  ici  le  mot  quelquefois,  c'est 
parce  que  cette  configuration  précoce  est  le  prouos- 
tic  de  l'accouchement  à  sept  mois  ;  car ,  dans  le  cas 
d'une  gestation  de  neuf  mois  solaires,  la  forme  exté- 
rieure des  membres  n'est  remarquable  que  vers  la. 
fin  de  la  sixième  semaine ,  si  l'embryon  est  femelle^ 


DU    SONGE   BE    SCIPIOIT.   LIVRE    I.  59 

et  sur  la  fin.  de  la  septième  seulement,  s'il  est  mâle. 
Sept  heures  après  Faccouchement ,  on  peut  pronon- 
cer si  l'enfant  vivra,  ou  si,  étant  mort-né,  son  pre». 
mier  souf&e  a  été  son  dernier  ;  car  il  n'est  reconnu 
viable  «  que  lorsqu'il  a  pu  supporter  l'impression  de 
l'air  pendant  cet  intervalle  de  temps  ;  à  partir  de  ce 
point,  il  n'a  plus  à  craindre  qu'un  de  ces  accidents 
qu'on  peut  éprouver  à  tout  autre  âge.  C'est,  au  sep- 
tième jour  de  sa  naissance,  que  se  détache  le  reste  du 
cordon  ombilical.   Après   deux  fois  sept  jours,  ses 
yeux  sont  sensibles  à  l'action  de  la  lumière,  et  après 
sept  fois  sept  jours,  il  regarde  fixement  les  objets, 
et  cherche  à  connaître  ce  qui  l'entoure.  Sa  première 
dentition  commence  à  sept  mois  révolus ,  et  à  la  fin 
du  quatorzième  mois,  il  s'assied  sans  crainte  de  tom* 
ber.  Le  vingt- unième  mois  est  à  peine  fini,  que  sa 
voix  est  articulée  ;  le  vingt-huitième  vient  de  s'écou- 
ler, déjà  l'enfant  se  tient  debout  avec  assurance,  et 
ses  pas  sont  décidés.  Lorsqu'il  a  atteint  trente-cinq 
mois,  il  éprouve  un  commencement  de  dégoût  pour 
le  lait  de  sa  nourrice;  s'il  use  plus  long-temps  de  ce 
liquide,  ce  n'est  que  par  la  force  de  l'habitude.  A 
sept  ans  accomplis,  ses  premières  dents  sont  rem- 
placées par  d'autres  plus  propres  à  la  mastication  d'a- 
liments solides  ;  c'est  à  cet  âge  au^si  que  sa  pronon- 
ciation a  toute  sa  perfection  :  et  voilà  ce  qui  a  fait 
dire  que  la  nature  est  l'inventrice  des  sept  voyelles^ 
bien  que  ce  nombre  se  réduise  à  cinq  chez  les  La- 
tins, qui  les  font  tantôt  brèves  et  tantôt  longues.  Ce- 
pendant ils  en  trouveraient  sept,  s'ils  avaient  égard. 


6o  COHMEITTAIRE 

non  pas  à  l'accentuation ,  mais  aux  sons  qu'elles  ren- 
dent. A  la  fin  de  la  quatorzième  année ,  la  puberté 
se  manifeste,  par  la  faculté  génératrice  chez  l'homme, 
et  par  la  menstruation  chez  la  femme.  Ces  symptô* 
mes  de  virilité  font  entrevoir  à  l'adolescent  l'époque 
de  sa  majorité,  que  les  lois  ont  avancée  de  deux  ans 
en  faveur  de  la  jeune  fille,  à  cause  de  la  précocité  de 
son  organisation.  La  vingt-unième  année  accomplie, 
voit  la  barbe  remplacer  le  duvet  sur  les  joues  du 
jeune  homme,  qui  cesse  alors  de  croître  en  longueur; 
à  viugt-huit  ans,  son  corps  a  fini  de  s'étendre  en  lar- 
geur; c'est  à  trente -cinq  ans,  qu'il  est  dans  toute 
la  plénitude  de  sa  force  musculaire.  On  remarque 
que  ceux  des  athlètes  de  cet  âge ,  que  la  victoire  a 
couronnés ,  n'ont  pas  la  prétention  de  devenir  plus 
robustes,  et  que  ceux  qui  n'ont  pas  encore  été  vain- 
queurs ,  abandonnent  cette  profession.  Depuis  trente- 
cinq  ans  jusqu'à  quarante- deux,  l'homme  n'éprouve 
dans  ses  forces  aucune  diminution ,  si  ce  n'est  acci- 
dentellement; de  quarante-deux  à  quarante-neuf,  elles 
diminuent,  mais  d'une  manière  lente  et  insensible; 
et  de  là  l'usage  dans  certains  gouvernements  de  dis- 
penser du  service  militaire  celui  qui  a  quarante-deux 
ans  révolus;  mais,  dans  beaucoup  d'autres,  cette  dis- 
pense n'a  lieu  qu'après  quarante-neuf  ans.  Observons 
ici  que  cette  époque  de  la  vie,  produit  de  sept  par 
sept,  est  la  plus  parfaite  de  toutes.  En  effet,  l'homme  à 
cet  âge ,  a  atteint  le  plus  haut  point  de  perfection 
dont  il  soit  susceptible,  et  ses  facultés  n'ayant  pas 
encore  éprouvé  d'altération ,  il  est  -  aussi  propre  au 


DÎT   SONGE    DE  «CIPIOIT.    LIVRE   I.  6l 

conseil  qu'à  Tactlon.  Mais  lorsque  la  décade,  nombre 
si  éminent  entre  tous  les  autres,  multiplie  un  nombre 
aussi  parfait  que  le  septième,  ce  résultat  de  dix  fois 
sept  ans,  ou  de  sept  fois  dix  ans,  est,  selon  les  méde- 
cins^ la  limite  de  notre  existence;  nous  avons  alors  par- 
couru la  carrière  humaine  tout  entière.  Passé  cet  âge, 
l'homme  est  exempt  de  toutes  fonctions  publiques, 
et  ses  devoirs  sociaux,  qui,  de  quarante-neuf  à  soixante- 
dix  ans,  variaient  en  raison  des  forces  dont  il  pouvait 
disposer,  se  bornent  à  pratiquer  les  conseils  de  la 
sagesse ,  et  à  les  départir  aux  autres. 

Les  organes  du  corps  humain  sont  également  or- 
donnés selon  le  nombre  septénaire. 

On  en  distingue  sept  intérieurs  appelés  noirs  par 
les  Grecs,  savoir,  la  langue,  le  cœur,  le  poumon,  le 
foie,  la  rate  et  les  deux  reins.  Sept  autres,  y  compris 
les  veines  et  canaux  aboutissants ,  servent  à  la  nutri- 
tion, aux  excrétions,  à  l'inspiration  et  à  l'expiration, 
savoir,  le  gosier,  l'estomac ,  le  ventre  et  trois  viscères 
principaux,  dont  l'un  est  le  diaphragme,  cloison  qui 
sépare  la  poitrine  du  bas-ventre  ;  le  second  est  le  mé- 
sentère; et  le  troisième  est  le  jéjunum,  regardé  comme 
le  principal  organe  de  l'excrétion  des  matières  fécales. 
A  l'égard  de  la  respiration  et  de  la  nutrition ,  on  a  ob- 
servé que  si  le  poumon  est  privé  pendant  sept  heures 
du  fluide  aérien,  la  vie  cesse,  et  qu'elle  cesse  aussi  lors- 
que le  corps  a  été  privé  d'aliments  pendant  sept  jours. 

On  compte  pareillement  sept  substances  formant 
l'épaisseur  du  corps  du  centre  à  la  surface;  elles  sont 
disposées  dans  l'ordre  qui  suit:  la  moelle,  les  os,  les 


62  GOMMENT  AI  BE 

nerfs,  les  veines,  les  artères ,  la  cliair  et  la  peau.  Voil«i 
pour  rintérieur.  Quant  à  Textérieur,  on  trouve  aussi 
sept  organes  divei*s  :  la  tête ,  la  poitrine ,  les  mains , 
les  pieds  et  les  parties  sexuelles.  Entre  la  poitrine  et 
la  main  sont  placées  sept  intermédiaires  :  l'épaule,  le 
bras,  le  coude,  la  paume  de  la  main,  et  les  trois 
articulations  des  doigts  ;  sept  autres  entre  la  ceinture 
et  le  pied,  savoir,  la  cuisse,  le  genou,  le  tibia,  le  pied 
lui-même ,  sa  plante ,  et  les  trois  jointures  des  doigts. 

La  nature  ayant  placé  les  sens  dans  la  tête,  comme 
dans  une  forteresse  qui  est  le  siège  de  leurs  fonc- 
tions, leur  a  ouvert  sept  voies  au  moyen  desquelles 
ils  remplissent  leur  destination  :  la  bouche ,  les  deux 
yeux ,  les  deux  narines  et  les  deux  oreilles. 

C'est  aussi  sur  le  nombre  sept  que  sont  bases  les 
pronostics  de  l'issue  heureuse  ou  funeste  des  mala- 
dies. Cela  devait  être,  puisque  ce  nombre  est  le  sou-* 
verain  régulateur  de  l'économie  animale.  Qui  plus 
est,  les  mouvements  extérieurs  du  corps  humain  sont 
au  nombre  de  sept  :  il  se  porte  en  avant,  en  arrière, 
sur  la  droite,  sur  la  gauche,  vers  le  haut,  vers  le  bas, 
et  tourne  sur  lui-même. 

Possesseur  de  tant  de  propriétés  qu'il  trouve,  ou  dans 
son  entier,  ou  dans  ses  parties,  le  nombre  septénaire 
justifie  bien  sa  dénomination  de  nombre  parfait  Nous 
venons,  je  crois,  de  démontrer  clairement  pourquoi  le 
septième  et  le  huitième  nombre,  tous  deux  accom- 
plis ,  le  sont  par  deç  motifs  divers  ;  donnons  mainte- 
nant le  sens  du  passage  souligné  au  chapitre  cin- 
quième :  a  Lorsque  tu  seras  parvenu  à  l'âge  de  cin- 


DU   SONGE   DE   8C1PION.    LIVRE   I.  63 

quante-six  ans ,  nombre  qui  porte  en  soi  ton  inévitable 
destinée,  tu  seras  l'espoir  du  salut  public  et  du  réta- 
blissement de  l'ordre;  tu  devras  à  tes  vertus  d'être 
appelé ,  par  le  choix  des  gens  de  bien ,  à  la  charge  de 
dictateur,  si  toutefois  tu  échappes  à  la  trahison  de 
tes  proches.  » 

En  effet ,  huit  fois  sept  révolutions  du  soleil  équi- 
valent à  cinquante-six  années,  puisque,  dans  le  cours 
d'une  année,  cet  astre  fait  le  tour  entier  du  zodiaque, 
et  qu'il  est  astreint,  par  des  lois  immuables,  à  recom- 
mencer la  même  course  Tannée  suivante. 


CHAPITRE  VIL 

Les  songes  et  les  présages  relatifs  aux  adversités 
ont  toujours  un  sens  obscur  et  mystérieux  ;  ils 
renferment  cependant  des  circonstances  quipeu* 
i^ent ,  iVune  manière  quelconque ,  conduire  sur 
la  route  de  la  vérité  r investigateur  doué  de 
perspicacité. 

Cette  expression  ambiguë ,  si  toutefois  vous  échap- 
pez y  etc. ,  est  un  sujet  d'étonnement  pour  certaines 
personnes ,  qui  ne  conçoivent  pas  qu'une  âme  divine, 
rentrée  depuis  peu  au  céleste  séjour,  et  conséquem- 
ment  instruite  de  l'avenir,  puisse  ignorer  si  son  petit* 
fils  échappera  ou  n'échappera  pas  aux  embûches  qui 
lui  seront  dressées;  mais  elles  ne  font  pas  attention 


64  COMMENTAIRE 

qu'il  est  de  règle  que  les  prédictions,  les  menaces  et 
les  avis  reçus  en  songe  ou  par  présages ,  aient  un  sens 
équivoque,  lorsqu'il  s'agit  d'adversités.  Nous  esqui- 
vons quelquefois  cet  avenir,  soit  en  nous  tenant  sur 
nos  gardes,  soit  en  parvenant  à  apaiser  les  dieux 
par  des  prières  et  des  libations  ;  mais  il  est  des  cas 
où  toute  notre  adresse,  tout  notre  esprit,  ne  parvien- 
nent pas  à  le  détourner.  En  effet,  si  nous  sommes 
avertis,  une  circonspection  persévérante  peut  nous 
sauver;  si  nous  sommes  menacés,  nous  pouvons  cal-* 
mer  les  dieux  par  des  offrandes  propitiatoires  :  mais 
les  prédictions  ont  toujours  leur  effet.  Quels  sont 
donc  les  signes ,  me  direz-vous ,  auxquels  nous  pou- 
vons reconnaître  qu'il  faut  être  sur  ses  gardes ,  ou  se 
rendre  les  dieux  propices,  ou  bien  se  résigner?  Notre 
tâche  est  ici  de  faire  cesser  l'étonnement  auquel  donne 
lieu  l'ambiguïté  des  paroles  du  premier  Africain ,  en 
démontrant  que  l'obscurité  est  de  l'essence  de  la  di- 
vination. Du  reste,  c'est  à  chacun  de  nous  à  s'occu- 
per, dans  l'occasion,  delà  recherche  de  ces  signes, 
pourvu  qu'une  puissance  supérieure  ne  s'y  oppose 
pas;  car  cette  expression  de  Virgile:  ce  Les  Parques 
ne  me  permettent  pas  de  pénétrer  plus  loin  dans  l'a- 
venir, »  est  une  sentence  qui  appartient  à  la  doctrine 
sacrée  la  plus  abstruse. 

Cependant  nous  ne  manquons  pas  d'exemples  qui 
prouvent  que,  dans  le  langage  équivoque  de  la  divi- 
nation, un  scrutateur  habile  découvre  presque  tou- 
jours la  route  de  la  vérité,  quand  toutefois  les  dieux 
ne  sont  pas  contraires.  BappelonsHious  ce  songe  que. 


1>€    SONGE   DE    SCIPIOW.    LIVRE    I.  6t> 

dans  Homère,  Jupiter  envoie  à  Âgamemnon  pour 
l'engager  à  combattre  les  Troyens  le  lendemain ,  en 
lui  promettant  ouvertement  la  victoire.  Encouragé 
par  cet  oracle,  le  roi  engage  le  combat,  perd  un 
grand  nombre  des  siens,  et  rentre  avec  peine  au 
camp.  Accuserons-nous  les  dieux  de  mensonge  ?  Non , 
certes;  mais  comme  il  était  dans  les  destinées  que  cet 
échec  arriverait  aux  Grecs,  les  paroles  du  songe  de- 
vaient offrir  un  sens  caché  qui,  bien  saisi,  les  eût 
rendus  vainqueurs,  ou  du  moins  plus  circonspects. 
Dans  Finj onction  qui  lui  était  faite  de  rassembler 
toutes  ses  forces,  Âgamemnon  ne  vit  que  celle  de 
combattre;  et,  au  lieu  de  le  faire  avec  toutes  les  di- 
visions de  Tarniée,  il  négligea  celle  d'Achille,  qui, 
outré  d'une  injustice  récente ,  ne  prenait,  ni  lui  ni  sa 
troupe,  aucune  part  aux  mouvements  du  camp.  L'is- 
sue du  combat  fut  ce  qu'elle  devait  être,  et  le  songe 
ne  put  être  regardé  comme  mensonger,  puisqu'on  avait 
négligé  une  partie  des  indications. 

Non  moins  parfait  qu'Homère  son  modèle,  Vir- 
gile s'est  montré  aussi  exact  que  lui  dans  une  cir- 
constance semblable.  Enée  avait  reçu  de  l'oracle  de 
Délos  d'amples  instructions  sur  la  contrée  que  lui 
avaient  assignée  les  destins  pour  y  fonder  un  nouvel 
empire;  un  seul  mot  mal  compris  prolongea  la  course 
errante  des  Troyens.  Cette  contrée,  il  est  vrai,  n'é- 
tait pas  nommée  ;  mais ,  comme  il  leur  était  prescrit 
de  retourner  aux  lieux  de  leur  origine ,  le  choix  à 
faire  entre  la  Crète  et  l'Italie,  qui  avaient  donné  nais- 
sance ,  la  première  à  Teucer,  et  la  seconde  à  Dardanus, 
I.  5 


66  GOMMElfTAIRE 

tiges  Tun  et  l'autre  de  la  race  troyenne,  ce  choix,  dis- 
je,  leur  était  indiqué  par  ces  premiers  mots  de  l'oracle: 
Vaillants  fils  de  Dardanus;  car,  en  les  appelant  du 
nom  de  celui  de  leurs  ancêtres  qui  était  parti  d'Ita- 
lie, Apollon  désignait  évidemment  ce  pays.  De  même, 
dans  le  songe  de  Scipion,  sa  fin  lui  est  nettement 
annoncée,  et  le  doute  émis  par  son  aïeul,  pour  lais- 
ser à  la  prédiction  ce  qu'elle  doit  avoir  d'obscur,  est 
levé  dès  le  commencement  de  ce  songe  par  ces  mots, 
«Lorsque,  du  concours  de  ces  nombres,  la  nature 
aura  formé  le  nombre  fatal  qui  vous  est  assigné.  » 
C'était  bien  lui  dire  que  ce  terme  était  inévitable.  Si 
dans  la  révélation  qui  lui  est  faite  des  autres  événe- 
ments de  sa  vie,  selon  l'ordre  où  ils  auront  lieu,  tout 
est  clairement  exprimé ,  et  si  la  seule  expression  équi* 
voque  est  celle  relative  à  sa  mort,  c'est  parce  les 
dieux  veulent  nous  épargner,  soit  des  peines,  soit  des 
craintes  anticipées,  ou  parce  qu'il  nous  est  avantageux 
d'ignorer  le  terme  de  notre  existence;  et,  dans  ce 
cas ,  les  oracles  qui  nous  l'annoncent ,  s'expriment 
plus  obscurément  que  dans  toute  autre  circonstance. 


btj    SONGE   DE    SGIPIOir.   LIVRE    I.  67 


k«/«><*'*^/^«<%^  1 


CHAPITRE  VIIL 

H  y  a  quatre  genres  de  vertus  :  vertus  politiques  ^ 
vertus  épuratoires,  vertus  épurées  y  et  vertus 
exemplaires.  De  ce  que  la  vertu  constitue  le 
bonheur^  et  de  ce  que  les  vertus  du  premier 
genre  appartiennent  aux  régulateurs  des  socié^ 
tés  politiques,  il  s^ ensuit  qiiun  jour  ils  seront 
heureux. 

devenons  à  notre  interprétation  à  peine  commen- 
oée  ;  a  Mai»  afin  de  vous  inspirer  plus  d'ardeur  à  dé- 
fendre rétat,  sachez ,  mon  fils ,  qu'il  est  dans  le  ciel 
une  place  assurée  et  fixée  d'avance  pour  ceux  qui  ont 
sauvé,  défendu  et  agrandi  leur  patrie,  et  qu'ils  doi- 
vent y  jouir  d'une  éternité  de  bonheur;  car  de  tout 
ce  qui  se  fait  sur  la  terre ,  rien  n'est  plus  agréable 
aux  regards  de  ce  Dieu  suprême  qui  régit  l'univers  ^ 
que  ces  réunions,  ces  sociétés  d'hommes  formées 
sous  l'empire  des  lois ,  et  que  1  on  nomme  cités.  Ceux 
qui  les  gouvernent,  ceux  qui  les  conservent,  sont 
partis  de  ce  lieu,  et  c'est  dans  ce  lieu  qu'ils  revien- 
nent » 

Rien  de  mieux  dit,  rien  de  plus  convenable  que 
de  faire  suivre  immédiatement  la  prédiction  de  la 
mort  du  second  Africain  par  celle  des  récompenses 
qui  attendent  l'homme  de  bien  après  sa  mort*  Cet 


5. 


68  COMMENTAIRE 

espoir  produit  sur  lui  un  tel  effet,  que  loin  de  re- 
douter l'instant  fatal  qui  lui  est  annoncé ,  il  le  hâte 
de  tous  ses  vœux,  pour  jouir  plus  tôt,  au  séjour 
céleste,  de  l'immensité  de  bonheur  qu'on  lui  promet. 

Mais ,  avant  de  donner  au  passage  entier  que  nous 
venons  de  citer  tout  son  développement,  disons  quel- 
ques mots  de  la  félicité  réservée  aux  conservateurs 
de  la  patrie. 

11  n'y  a  de  bonheur  que  dans  la  vertu ,  et  celui-là 
seul  mérite  le  nom  d'heureux  qui  ne  s'écarte  point 
de  la  voie  qu'elle  lui  trace.  Voilà  pourquoi  ceux  qui 
sont  persuadés  que  la  vertu  n'appartient  qu'aux  sages, 
soutiennent  que  le  sage  seul  est  heureux. 

Ils  nomment  sagesse,  la  connaissance  des  choses 
divines ,  et  sages  ceux  qui ,  s'élevant  par  la  pensée 
vers  le  séjour  de  la  Divinité,  parviennent,  après  une 
recherche  opiniâtre ,  à  connaître  son  essence ,  et  à  se 
modeler  sur  ^elle,  autant  qu'il  est  en  eux.  II  n'est, 
disent  ces  philosophes ,  que  ce  moyen  de  pratiquer 
les  vertus;  et  quant  aux  obligations  qu'elles  impo- 
sent ,  ils  les  classent  dans  l'ordre  qui  suit  :  la  pru- 
dence exige  que,  pleins  de  dédain  pour  cette  terre 
que  nous  habitons,  et  pour  tout  ce  qu^elle  renferme, 
nous  ne  nous  occupions  que  de  la  contemplation  des 
choses  du  ciel,  vers  lequel  nous  devons  diriger  toutes 
nos  pensées;  la  tempérance  veut  que  nous  ne  don- 
nions au  corps  que  ce  qu'il  lui  faut  indispensable- 
ment  pour  son  entretien  ;  la  force  consiste  à  voir  sans 
crainte  notre  âme  faire,  en  quelque  sorte,  divorce 
avec  notre  corps  soùs  les  auspices  de  la  sagesse ,  et 


DU    SONGE    DE   SCIPION.    LIVRE    I.  69 

à  ne  pas  nous  effrayer  de  la  hauteur  immense  que 
nous  avons  à  gravir  avant  d'arriver  au  ciel. 

C'est  à  la  justice  qu'il  appartient  de  faire  marcher 
de  front  chacune  de  ces  vertus  vers  le  but  proposée 
D'après  cette  définition  rigide  de  la  route  du  bonheur, 
il  est  évident  que  les  régulateurs  des  sociétés  hu- 
maines ne  peuvent  être  heureux.  Mais  Plotin,  qui 
tient  avec  Platon  le  premier  rang  parmi  les  philoso* 
phes ,  nous  a  laissé  un  traité  des  vertus  qui  les  classe 
dans  un  ordre  plus  exact  et  plus  naturel;  chacune 
des  quatre  vertus  cardinales  se  subdivise,  dit* il,  en 
quatre  genres. 

Le  premier  genre  se  compose  des  vertus  politiques, 
le  second  des  vertus  épuratoires,  le  troisième  des  ver* 
tus  épurées,  et  le  quatrième  des  vertus  exemplaires. 
L'homme,  animal  né  pour  la  société,  doit  avoir  des 
vertus  politiques. 

Ce  sont  elles  qui  font  le  bon  citoyen ,  le  hou  ma- 
gistrat ,  le  bon  fils ,  le  bon  père  et  le  bon  parent  : 
celui  qui  les  pratique  veille  au  bonheur  de  son  pays, 
accorde  une  protection  éclairée  aux  alliés  de  son  gou- 
vernement, et  le  leur  fait  aimer  par  une  générosité 
bien  entendue. 

Aussi  de  ses  bienfaits  on  garde  la  mémoire. 

La  prudence  politique  consiste  à  régler  sur  la  droite 
raison  toutes  ses  pensées,  toutes  ses  actions;  à  ne 
rien  vouloir,  à  ne  rien  faire  que  ce  qui  est  juste,  et 
à  se  conduire  en  toute  occasion  comme  si  Ton  était 
en  présence  des  dieux.  Cette  vertu  comprend  en  soi 


^O  GOMMBBTTAIRE 

la  justesse  d'esprit,  la  perspicacité,  la  vigilance,  la 
prévoyance,  la  douceur  du  caractère,  et  la  réserve. 

La  force  politique  consiste  à  ne  pas  laisser  offus- 
quer son  esprit  par  la  crainte  des  dangers ,  à  ne  re* 
douter  que  ce  qui  est  honteux,  à  soutenir  avec  une 
égale  fermeté  les  épreuves  de  la  prospérité  et  celles 
de  l'adversité.  Cette  vertu  renferme  l'élévation  de 
Tâme,  la  confiance  en  soi-même,  le  sang -froid,  la 
dignité  dans  les  manières ,  Tégalité  de  conduite ,  Té- 
liergie  de  caractère,  et  la  persévérance. 

La  tempérance  politique  consiste  à  n'aspirer  à  rien 
de  ce  qui  peut  causer  des  regrets ,  à  ne  pas  dépasser 
les  bornes  de  la  modération,  à  assujettir  ses  passions 
fiu  joug  de  la  raison.  Elle  a  pour  cortège  la  modes- 
tie, la  délicatesse  des  sentiments,  la  retenue,  la  pu- 
reté des  mœurs ,  la  discrétion,  l'économie,  la  ^sobriété, 
et  la  pudeur. 

La  justice  politique  consiste  à  rendre  à  chacun  ce 
qui  lui  appartient.  A  sa  suite  marchent  la  bonté 
d'âme,  l'amitié,  la  concorde,  la  piété  divers  nos  pa- 
rents et  envers  les  d^eux ,  If  s  sentiments  affectueux , 
et  la  bienveillance. 

C'est  ep  s'appliquaut  d'abord  à  lui-même  l'usage 
de  ces  vertus,  que  l'honnête  homme  parvient  ensuite 
9  les  appliquer  au  maniement  des  affaires  publiques, 
et  qu'il  conduit  avec  sagesse  les  choses  de  la  teiTe, 
sans  négliger  celles  du  ciel. 

Les  vertus  du  second  genre,  qu'on  nomme  épura- 
toires,  sont  celles  de  l'homme  parvenu  à  l'intelligence 
de  la  Divinité  ;  elles  ne  conviennent  qu'à  celui  qui  £( 


DU    SONGE    DE    SCIPIOJV.    LIVRE    I.  7I 

pris  la  résolution  de  se  dégager  de  son  enveloppe 
terrestre  pour  vaquer,  libre  de  tous  soins  humains, 
à  la  méditation  des  choses  d'en-haut.  Cet  état  de  con- 
templation exclut  toute  occupation  administrative. 

Nous  avons  dit  plus  haut  en  quoi  consistent  ces 
vertus  du  sage,  et  les  seules  qui  méritent  ce  nom,  s'il 
en  faut  croire  quelques  philosophes. 

TjCS  vertus  du  troisième  genre,  ou  les  vertus  épu- 
rées ,  sont  le  partage  d'un  esprit  purifié  de  toutes  les 
souillures  que  communique  à  l'âme  le  contact  du 
monde.  Ici  la  prudence  consiste,  non -seulement  à 
préférer  les  choses  divines  aux  autres  choses ,  mais  à 
ne  voir,  à  ne  connaître  et  à  ne  contempler  qu'elles, 
comme  si  elles  étaient  les  seules  au  monde. 

La  tempérance  consiste,  non-seulement  h  réprimer 
les  passions  terrestres,  mais  à  les  oublier  entièrement; 
la  force,  non  pas  à  les  vaincre,  mais  à  les  ignorer, 
de  manière  à  ne  connaître  ni  la  colère  ni  le  désir  ; 
enfin ,  la  justice  consiste  à  s'unir  assez  étroitement  à 
Tîntelligence  supérieure  et  divine  pour  ne  jamais 
rompre  l'engagement  que  nous  avons  pris  de  l'imiter. 

Les  vertus  exemplaires  résident  dans  Tintelligence 
divine  elle-même,  que  nous  appelons  voOç,  et  d'où 
les  autres  vertus  découlent  par  ordre  successif  et  gra-  . 
due;  car  si  l'intelligence  renferme  les  formes  origi- 
nelles de  tout  ce  qui  est,  à  plus  forte  raison  contient- 
elle  le  type  des  vertus.  La  prudence  est  ici  l'intelli- 
gence divine  elle-même.  La  tempérance  consiste  dans 
une  attention  toujours  soutenue  et  tournée  sur  soi- 
même;  la  force,  dans  une  immobilité  que  rien  ne  dé* 


ya  COMMENTAIRE 

ment;  et  la  justice  est  ce  qui,  soumis  à  la  loi  étemelle, 

ne  s'écarte  point  de  la  continuation  de  son  ouvrage. 

Voilà  les  quatre  ordres  de  vertus  qui  ont  des  effets 

différents  à  1  égard  des  passions,  qui  sont,  comme  on 

sait, 

La  peine,  le  plaisir,  TespéraDce  et  la  crainte. 

Les  vertus  politiques  modifient  ces  passions;  les  ver- 
tus épuratoires  les  anéantissent  ;  les  vertus  épurées 
en  font  perdre  jusqu'au  souvenir;  les  vertus  exem- 
plaires ne  permettent  pas  de  les  nommer.  Si  donc  le 
propre  et  l'effet  des  vertus  est  de  nous  rendre  heu- 
reux ,  et  nous  venons  de  prouver  que  la  politique  a  les 
siennes,  il  est  clair  que  l'art  de  gouverner  conduit  au 
bonheur.  Cicéron  a  donc  raison,  lorsque,  en  parlant 
des  chefs  des  sociétés,  il  s'exprime  ainsi  :  «  Us  jouiront 
dans  ce  lieu  d'une  éternité  de  bonheur.  »  Pour  nous 
donner  à  entendre  qu'on  peut  également  prétendre  à 
ce  bonheur,  et  par  les  vertus  actives  et  par  les  ver- 
tus contemplatives ,  au  lieu  de  dire  dans  Un  sens  ab- 
solu que  rien  n'est  plus  agréable  à  l'Être  suprême 
que  les  réunions  d'hommes  nommées  cités,  il  dit  que 
(c  de  tout  ce  qui  se  fait  sur  la  terre,  rien,  etc.  »  Il 
établit  par  là  une  distinction  entre  tes  contemplatifs 
et  les  hommes  d'état  qui  se  fraient  une  route  au  ciel 
par  des  moyens  purement  humains.  Quoi  de  plus 
exact  et  de  plus  précis  que  cette  définition  des  cités 
qu'il  appelle  des  réunions  ,  des  sociétés  d'hommes 
fonnées  sous  l'empire  des  lois  ?  En  effet ,  jadis  on  vu 
des  bandes  d'esclaves ,  des  troupes  de  gladiateurs  se 
réunir,  s'associer,  mais  non  sous  l'empire  des  lois. 


DU    SONGE   DE    SCIPIOI^.   LIVRE   I.  ']*i 

Les  collections  (Thommes  qui  seules  méritent  le  nom 
de  cités,  sont  donc  celles  où  chaque  individu  est  régi 
par  des  lois  consenties  par  tous. 


k«/«>^  «>«^  ^^*/%r^^^,'%^^^  »^<% 


CHAPITRE  IX. 

Dans  quel  sens  on  doit  entendre  que  les  direc- 
teurs des  corps  politiques  sont  descendus  du 
ciel,  et  qu'ils  jr  retourneront. 

A  l'égard  de  ce  que  dit  Cicéron ,  (c  Ceux  qui  gou- 
vernent les  cités,  ceux  qui  les  conservent,  sont  partis 
de  ce  lieu;  c'est  dans  ce  lieu  qu'ils  reviennent,  »  voici 
comme  il  faut  l'entendre  :  l'âme  tire  son  origine  du 
ciel ,  c'est  une  opinion  constante  parmi  les  vrais  phi- 
losophes ;  et  l'ouvrage  de  sa  sagesse ,  tant  qu'elle  est 
unie  au  corps,  est  de  porter  ses  regards  vers  sa  source, 
ou  vers  le  lieu  d'où  elle  est  partie.  Aussi,  dans  le 
nombre  des  dits  notables,  enjoués  ou  piquants,  a- 
t-on  regardé  comme  sentence  morale  celui  qui  suit  : 

Connaissez-vous  vous-même  est  un  arrêt  du  ciel. 
Ce  conseil  fut  donné,  dit-on,  par  l'oracle  de  Delphes 
à  quelqu'un  qui  le  consultait  sur  les  moyens  d'être 
heureux;  il  fut  même  inscrit  sur  le  frontispice  du 
temple.  L'homme  acquiert  donc,  ainsi  qu'on  vient  de 
le  dire,  la  connaissance  de  son  être,  en  dirigeant  ses^ 
regards  vers  les  lieux  de  son  origine  première,  et 
non  ailleurs  ;  c'est  alors  seulement  que  son  âme,  pleine 


y4  COMMENTAIRE 

du  sentiment  de  sa  noble  extraction,  se  pénètre  des 
vertus  qui  la  font  remonter,  après  l'anéantissement 
du  corps ,  vers  son  premier  séjour.  Elle  retourne  au 
ciel,  qu'elle  n'avait  jamais  perdu  de  vue,  pure  de 
toute  tache  matérielle  dont  elle  s'est  dégagée  dans  le 
canal  limpide  des  vertus;  mais,  lorsqu'elle  s'est  ren- 
due l'esclave  du  corps ,  ce  qui  fait  de  l'homme  une 
sorte  de  bête  brute,  elle  frémit  à  l'idée  de  s'en  sépa- 
rer; et  quand  elle  y  est  forcée, 

Elle  fuit  en  courroux  vers  le  séjour  des  ombres. 

Et  même  alors  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'elle  quitte 

sou  enveloppe. 

Du  vice  invétéré 
Elle  conserve  encor  l'empreinte  incfTaçable. 

Elle  erre  autour  dé  son  cadavre,  ou  cherche  un 
nouveau  domicile  ;  que  ce  soit  un  corps  humain ,  ou 
celui  d'une  bêle,  peu  lui  importe ,  son  choix  est  pour 
celui  dont  les  inclinations  se  rapprochent  davantage 
de  celles  qu'elle  a  contractées  dans  sa  dernière  de- 
meure ;  elle  se  résigne  à  tout  souffrir  plutôt  que  de 
rentrer  au  <;iel ,  auquel  elle  a  renoncé  par  ignorance 
réelle  ou  feinte,  ou  plutôt  par  une  trahison  ouverte. 
Mais  les  che&  des  sociétés  politiques ,  ainsi  que  les 
autres  sages,  rentrent,  après  leur  mort,  en  posses- 
sion du  séjour  céleste  qu'ils  habitaient  par  la  pensée^ 
même  lorsqu'ils  vivaient  parmi  nous. 

Ce  n'est  point  sans  motif,  ni  par  une  vaine  adu- 
lation, que  l'antiquité  admit  au  nombre  des  dieux 


BU   SONGE    DE   SCIPJ09.    LIVRE    I.  7  5 

plusieurs  fondateurs  de  cités  et  d'autres  grands  per- 
sonnages. Ne  voyons-nous  pas  Hésiode ,  auteur  de  la 
lliéogonie,  associer  aux  dieux  les  anciens  rois,  et 
conserver  à  ceux-ci  leurs  prérogatives ,  en  leur  don- 
nant une  part  dans  la  direction  des  affaires  humaines. 
Pour  ne  pas  fatiguer  le  lecteur  de  citations  grecques, 
nous  ne  rapporterons  pas  ici  les  vers  de  ce  poète; 
nous  nous  contenterons  d'en  donner  la  traduction. 

Le  puissant  Jupiter  voulut  placer  aux  cieux* 
Les  illustres  mortels  qu*adiiût  parnai  les  dieux 
L'homme  reconnaissant;  la  destinée  humaine 
Est  encore  à  présent  soumise  à  leur  domaine. 

Virgile  n'ignorait  pas  cette  ancie;ine  tradition; 
mais  il  convenait  à  son  sujet  que  les  héros  habitas- 
sent les  Champs  Élysées;  cependant  il  ne  les  exclut 
pas  du  ciel;  car,  pour  accorder  les  deux  doctrines, 
c'est-à-dire  la  fiction  poétique  et  la  vérité  philoso- 
phique, il  crée  pour  eux  d'autres  cieux,  un  autre 
soleil  et  d'autres  astres.  Comme ,  selon  lui ,  ils  con- 
servent les  goûts  qu'ils  avaient  pendant  leur  vie  mor- 
telle y 

Ils  aimèrent  vivants  les  ooursiers  et  les  armes  ; 
Morts,  à  ces  jeux  guerriers  ils  trouvent  mille  charmes, 

à  plus  forte  raison  les  administrateurs  des  corps  so- 
ciaux doivent-ils  conserver  au  ciel  la  surveillance  des 
choses  d'ici -bas.  C'est,  à  c&quç  Ton  croit,  dans  la 
sphère  des  fixes  que  ces  âmes  sont  reçues,  et  cette 
opinion  est  fondée,  puisque  c'est  de  là  qu'elles  sont 
•parties;  L'empyrée  est  en  effet  la  demeure  de  celles 


76  GOMMEirrAIRE 

qui  n'ont  pas  encore  succombé  au  désir  de  revêtir  un 
corps  ;  c'est  donc  là  que  doivent  retourner  celles  qui 
s'en  sont  rendues  dignes.  Or  l'entretien  des  deux  Sci- 
pions  ayant  lieu  dans  la  voie  lactée  qu'embrasse  la 
sphère  aplane ,  rien  n'est  plus  exact  que  cette  expres- 
sion :  «  Us  sont  partis  de  ce  Heu ,  c'est  dans  ce  lieu 
qu'ils  reviennent.  »  Mais  poursuivons  notre  tâche. 

CHAPITRE  X. 

Opinion  des  anciens  théologiens  sur  les  enfers;  et 
ce  quHlfcuU  entendre,  selon  eux  y  par  la  vie  ou 
la  mort  de  F  âme. 

«  A  ce  discours,  moins  troublé  par  la  crainte  de  la 
mort,  que  par  l'idée  de  la  trahison  des  miens,  je  lui 
demandai  si  lui-même,  si  mon  père  Paulus  vivait 
encore,  et  tant  d'autres  qui  à  nos  yeux  ne  sont  plus.» 

Dans  les  cas  les  plus  imprévus,  dans  les  fictions 
même ,  la  vertu  a  son  cachet.  Voyez  de  quel  éclat  la 
fait  briller  Scipion  dans  son  rêve  !  Une  seule  circon- 
stance lui  donne  occasion  de  développer  toutes  les 
vertus  politiques.  Il  se  montre  fort  en  ce  que  le  calme 
de  son  âme  n'est  pas  altéré  par  la  prédiction  de  sa 
mort.  S'il  craint  les  embûches  de  ses  proches ,  cette 
crainte  est  moins  l'effet  d'un  retour  sur  lui-même, 
que  de  son  horreur  pour  le  crime  qu'ils  commettent  ; 
elle  a  sa  source  dans  la  piété  et  dans  les  sentiments 


DU   SONGE   DE   SCIPION.    LIVRE    I.  ^n 

afifectueux  de  ce  héros  pour  ses  parents.  Or,  ces  dis^ 
positions  dérivent  de  la  justice,  qui  veut  qu'on  rende 
à  chacun  ce  qui  lui  est  dû. 

Il  donne  une  preuve  non  équivoque  de  sa  prudence, 
en  ne  regardant  pas  ses  opinions  comme  des  certi- 
tudes, et  en  cherchant  à' vérifier  ce  qui  ne  paraîtrait 
pas  douteux  à  des  esprits  moins  circonspects.  Ne 
montre -t- il  pas  sa  tempérance  lorsque,  modérant, 
réprimant  et  faisant  taire  le  désir  qu'il  a  d'en  savoir 
davantage  sur  le  bonheur  sans  fin  réservé  aux  gens  ' 
de  bien ,  ainsi  que  sur  le  séjour  céleste  qu'il  habite 
momentanément,  il  s'informe  si  son  aïeul  et  son 
père  vivent  encore?  Se  conduirait-il  autrement  s'il 
était  réellement  habitant  de  ces  lieux,  qu'il  ne  voit 
qu'en  songe  ?  Cette  question  d'Émilien  touche  à  l'im- 
mortalité de  l'âme  ;  en  voici  le  sens  :  nous  pensons 
que  l'âme  s'éteint  avec  le  corps  et  qu'elle  ne  survit 
pas  à  l'homme;  car  cette  expression ,  ce  qui  à  nos  yeux 
ne  sont  plus ,  »  implique  l'idée  d'un  anéantissement 
total.  Je  voudrais  savoir,  dit-il  à  son  aieul ,  si  vous,  si 
mon  père  Paulus  et  tant  d'autres  sont  encore  exis- 
tants. A  cette  demande  d'un  tendre  fils,  relativement 
au  sort  de  ses  parents,  et  d'un  sage  qui  veut  lever  le 
voile  de  la  nature ,  relativement  au  sort  des  autres , 
que  répond  son  aïeul  ?  «  Dites  plutôt ,  ceux-là  vivent 
qui  se  sont  échappés  des  liens  du  corps  comme  d'une 
prison.  Ce  que  vous  appelez  la  vie,  c'est  réellement 
la  mort.  » 

Si  la  mort  de  l'âme  consiste  à  être  reléguée  dans 
les  lieux  souterrains,  et  si  elle  ne  vit  que  dans  les 


^8  COMMENTAIRE 

régions  supérieures,  pour  savoir  en  quoi  con&iste  cette 
vie  ou  cette  mort,  il  ne  s'agit  que  de  déterminer  ce 
qu'on  doit  entendre  par  ces  lieux  souterrains  dans 
lesquels  l'âme  meurt  ;  tandis  qu'elle  jouit ,  loin  de  ces 
lieux,  de  toute  la  plénitude  de  la  vie;  et  puisque  le 
résultat  de  toutes  les  recherches,  faites  à  ce  sujet  par 
les  sages  de  l'antiquité  se  trouve  compris  dans  le  peu 
de  mots  que  vient  de  dire  le  premier  Africain,  noua 
allons,  par  amour  pour  la  concision,  donner,  de  leurs 
opinions,  Un  extrait  qui  suffira  pour  résoudre  la  ques« 
tion  que  nous  nous  sommes  proposée  en  commençant 
ce  chapitre. 

La  philosophie  n'avait  pas  fait  encore ,  dans  l'étude 
de  la  nature,  les  pas  immenses  qu'elle  a  faits  depuis, 
lorsque  ceux  de  ses  sectateurs  qui  s'étaient  chargés 
de  répandre,  parmi  les  diverses  nations,  le  culte  et 
les  rites  religieux,  assuraient  qu'il  n'existait  d'autrea 
enfers  que  le  corps  humain,  prison  ténébreuse,  fé-^ 
tide  et  sanguinolente,  dans  laquelle  l'âme  est  retenue 
captive.*'  Ils  donnaient  à  ce  corps  les  noms  de  tom- 
beau de  l'âme,  de  manoir  de  Plu  ton,  de  Tartare,  et 
rapportaient  à  notre  enveloppe  tout  ce  que  la  fie*» 
tion ,  prise  par  le  vulgaire  pour  la  vérité ,  avait  dit 
des  enfers.  Le  ûeuve  d'oubli  était,  selon  eux,  l'éga- 
rement de  l'âme,  qui  a  perdu  de  vue  la  dignité  de 
l'existence  don^elle  jouissait  avant  sa  captivité,  et 
qui  n'imagine  pas  qu'elle  puisse  vivre  ailleurs  que 
dans  un  corps.  Par  le  Phlégéton ,  ils  entendaient,  la 
violence  des  passions,  les  transports  de  la  colère; 
par  l'Adiéron,  les  regrets  amers  que  nous  causent. 


BU    SONGE    DE   SCIPION.    LIVHE    I.  ^9 

dans  certains  cas^fnos  paroles  et  nos  actions,  par 
suite  de  l'inconstance  de  notre  nature;  par  le  Ck>cyte^ 
tous  les  événements  qui  sont  pour  Thomme  un  sujet 
de  larmes  et  de  gémissements;  par  le  Styx  enfin,  ils 
entendaient  tout  ce  qui  occasionne  parmi  nous  ces 
haines  profondes  qui  font  le  tourment  de  nos  âmes. 

Ces  mêmes  sages  étaient  persuadés  que  la  descrip- 
tion des  châtiments ,  dans  les  enfers,  était  empruntée 
des  maux  attachés  aux  passions  humaines.  Le  vau- 
tour qui  dévore  éternellement  le  foie  toujours  renais- 
sant de  Prométhée,  est,  disaient-ils,  l'image  des  re-. 
mords  d'une  conscience  agitée,  qui  pénètrent  dans 
les  replis  les  plus  profonds  de  l'âme  du  méchant,  et 
la  déchirent,  en  lui  rappelant  sans  cesse  le  souvenir 
de  ses  crimes  :  en  vain  voudrait-il  reposer;  attachés  à 
leur  proie  qui  renaît  sans  cesse,  ils  ne  lui  font  point 
de  grâce;  d'après  cette  loi,  que  le  coupable  est  insé^ 
parable  de  son  juge ,  et  qu'il  ne  peut  se  soustraire  à 
sa  sentence. 

Le  malheureux,  tourmenté  par  la  faim ,  et  mourant 
d'inanition  au  milieu  des  mets  dont  il  est  environné, 
est  4e  type  de  ceux  que  la  soif,  toujours  croissante 
d^acquérir,  rend  insensibles  aux  biens  qu'ils  possèdent: 
pauvres  dans  l'abondance,  ils  éprouvent,  au  milieu 
du  superflu ,  tous  les  malheurs  de  l'indigence,  et 
croient  ne  rien  avoir,  parce  qu'ils  n'ont  pas  tout  ce 
qu'ils  voudraient  avoir.  Ceux-là  sont  attachés  à  la  roue 
dixion,  qui,  ne  montrant  ni  jugement,  ni  esprit  de 
conduite,  ni  vertus  dans  aucune  de  leurs  actions, 
abandonnent  au  hasard  le  soin  de  leurs  affaires,  et 


8o  COMMENTAIRE 

sont  les  jouets  des  événements  et  de  Taveugle  destin. 
Ceux-là  roulent  sans  fin  jeur  rocher,  qui  consument 
leur  vie  dans  des  recherches  fatigantes  et  infructueu- 
ses. Le  Lapithe,  qui  craint  à  chaque  instant  la  chute 
de  la  roche  noire  suspendue  sur  sa  tête,  représente  le 
tyran  parvenu  pour  son  malheur  au  sommet  d'une 
puissance  illégale;  continuellement  agité  de  terreurs, 
détesté  de  ceux  dont  il  veut  être  craint,  il  a  toujours 
sous  les  yeux  la  fin  tragique  qu'il  mérite. 

Ces  conjectures  des  plus  anciens  théologiens  sont 
fondées;  car  Denys,  le  plus  cruel  des  usurpateurs  de 
la  Sicile,  voulant  détromper  un  de  ses  courtisans, 
qui  le  croyait  le  plus  heureux  des  hommes,  et  lui 
donner  une  idée  juste  de  l'existence  d'un  tyran  que 
la  crainte  agite  à  chaque  instant,  et  que  les  dangers 
environnent  de  toutes  parts,  l'invita  à  un  repas  splen- 
dide,  et  fit  placer  au-dessus  de  sa  tête  une  épée  sus- 
pendue ^  un  léger  fil  ;  la  situation  pénible  de  Thomme 
de  cour  l'empêchant  de  prendre  part  à  la  joie  du 
banquet  :  Telle  est,  lui  dit  Denys,  cette  vie  qui  vous 
paraissait  si  heureuse;  jugez  du  bonheur  de  celui 
qui,  toujours  menacé  de  la  perdre,  ne  peut  jamais 
cesser  de  craindre. 

Selon  ces  assertions,  s'il  est  vrai  que  chacun  de 
nous  sera  traité  selon  ses  œuvres,  et  qu'il  n'y  ait 
d'autres  enfers  que  nos  corps,  que  faut -il  entendre 
par  la  mort  de  l'âme,  si  ce  n'est  son  immersion  dans 
l'antre  ténébreux  du  corps;  et  par  sa  vie,  son  retour 
au  sein  des  astres,  après  qu'elle  a  brisé  ses  liens? 


DU    SONGE    DE    SCIPIOÎf.    LIVRE    F.  8r 


CHAPITRE  XL 

Opinion  des  platoniciens  sur  les  enfers  et  sur  leur 
emplacement.  De  quelle  manière  ils  conçoivent 
la  vie  ou  la  mort  de  l'âme. 

Aux  opinions  que  nous  venons  d'exposer,  ajoutons 
celles  de  quelques  philosophes  ardents  investigateurs 
de  la  vérité.  Les  sectateurs  de  Pythagore ,  et  ensuite 
ceux  de  Platon ,  ont  admis  deux  sortes  de  morts  ; 
celle  de  l'âme  et  celle  de  l'animal.  L'animal  meurt 
quand  l'âme  se  sépare  du  corps,  et  1  ame  meurt  lors- 
qu'elle s'écarte  de  la  source  simple  et  indivisible  où 
elle  a  pris  naissance,  pour  se  distribuer  dans  les  mem- 
bres du  corps.  L'une  de  ces  morts  est  évidente  pour 
tous  les  hommes ,  l'autre  ne  l'est  qu'aux  yeux  des  sa- 
ges, car  le  vulgaire  s'imagine  qu'elle  constitue  la  vie; 
en  conséquence,  beaucoup  de  personnes  ignorent 
pourquoi  le  Dieu  des  morts  est  invoqué,  tantôt  sous 
le  nom  de  Dis  (dieu  des  richesses),  et  tantôt  sous 
celui  d'implacable.  Ils  ne  savent  pas  que  le  premier  de 
ces  noms,  d'heureux  augure,  est  employé  lorsque 
l'âme,  à  la  mort  de  l'animal,  rentre  en  possession 
des  vraies  richesses  de  sa  nature ,  et  recouvre  sa  li- 
berté; tandis  que  le  second,  de  sinistre  augure,  est 
usité  lorsque  l'âme,  en  quittant  le  séjour  éclatant  de 
l'immortalité,  vient  s'enfoncer  dans  les  ténèbres  du 
I.  6 


82  COMMENTAIRE 

corps,  genre  de  mort  que  le  commun  des  hommes 
appelle  la  vie.  Car  Tanimation  exige  Fenchaînement 
de  l'âme  au  corps  :  or,  dans  la  langue  grecque,  corps 
est  synonyme  de  lien,  et  a  beaucoup  d'analogie  avec 
un  autre  mot  qui  signifie  tombeau  de  Tâme.  C'est 
pourquoi  Cicéron,  voulant  exprimer  tout  à  la  fois 
que  le  corps  est'  pour  Tâme  un  lien  et  un  tombeau  , 
dit  :  a  Ceux-là  vivent,  qui  se  sont  échappés  des  liens 
du  corps  comme  d'une  prison,»  parce  que  la  tombe 
est  la  prison  des  morts. 

Cependant  les  platoniciens  n'assignent  pas  aux 
enfers  des  bornes  aussi  étroites  que  nos  corps;  ils 
appellent  de  ce  nom  la  partie  du  monde  qu'ils  ont 
fixée  pour  l'empire  de  Pluton;  mais  ils  ne  sont  pas 
d'accord  sur  les  confins  de  cet  empire:  il  existe  chez 
eux,  à  ce  sujet,  trois  opinions  diverses.  Lès  uns  divi- 
sent le  monde  en  deux  parties,  l'une  active  et  l'autre 
passive;  la  partie  active,  où  tout  conserve  des  for- 
mes éternelles,  contraint  la  partie  passive  à  subir 
d'innombrables  permutations.  La  première  s'étend 
depuis  la  sphère  des  fixes  jusqu'à  celle  de  la  lune 
exclusivement;  et  la  seconde,  depuis  la  lune  jusqu'à 
la  terre.  Ce  n'est  que  dans  la  partie  active  que  les 
âmes  peuvent  exister;  elles  meurent  du  moment  où 
elles  entrent  dans  la  partie  passive.  C'est  donc  entre 
la  lune  et  la  terre  que  se  trouvent  situés  les  enfers; 
et ,  puisque  la  lune  est  la  limite  fixée  entre  la  vie  et 
la  mort,  on  est  fondé  à  croire  que  les  âmes  qui  re- 
montent du  globe  lunaire  vers  le  ciel  étoile  commen- 
cent une  nouvelle  vie,  tandis  que  celles  qui  en  des- 


DU    SOJSGK    DE    SCIPION.    LIVRE    t.  83 

cendeiit  cessent  de  vivre.  En  effet,  dans  l'espace 
sublunaîre ,  tout  est  caduc  et  passager;  le  temps  s  y 
mesure,  et  les  jours  s'y  comptent.  La  lune  a  reçu  des 
physiciens  le  nom  de  terre  aérienne,  et  ses  habitants, 
celui  de  peuple  lunaire  ;  ils  appuient  cette  opinion 
sur  beaucoup  de  preuves,  qu'il  serait  trop  long  de 
rapporter  maintenant.  On  ne  peut  douter  que  cet  as- 
tre ne  coopère  à  la  formation  et  à  l'entretien  des  sub- 
stances périssables,  puisque  plusieurs  d'entre  elles 
augmentent  ou  diminuent,  selon  qu'il  croît  ou  décroit; 
mais  ce  serait  le  moyen  d'ennuyer  le  lecteur  que  de 
s'étendre  davantage  sur  des  choses  si  connues;  nous 
allons  donc  passer  au  second  système  des  platoniciens 
sur  l'emplacement  des  enfers.  Les  partisans  de  ce  sys- 
tème divisent  le  monde  en  trois  ordres  d'éléments 
de  quatre  couches  chacun  ;  dans  l'ordre  hiférieur,  ils 
sont  ainsi  rangés  :  la  terre ,  l'eau ,  l'air  et  le  feu  formé 
de  la  partie  la  plus  subtile  de  l'air  qui  touche  à  la  lune. 
Dans  l'ordre  intermédiaire,  les  quatre  éléments  sont 
d'une  nature  plus  pure,  et  rangés  de  la  même  ma- 
nière :  la  lune  ou  la  terre  aérienne  représente  notre 
terre;  au-dessus  d'elle  la  sphère  de  Mercure  tient  la 
place  de  l'eau;  vient  ensuite  Vénus  ou  l'air,  puis  le 
soleil  ou  le  feu.  Dans  le  troisième  ordre,  les  rangs 
sont  intervertis,  et  la  terre  occupe  la  plus  haute  ré- 
gion ,  de  telle  sorte  que  cette  terre  et  celle  de  l'or- 
dre inférieur  sont  les  deux  extrêmes  des  trois  ordres. 
On  trouve  d'abord  la  planète  de  Mars,  qui  est  le  feu; 
puis  Jupiter  ou  l'air,  dominé  par  Saturne  ou  l'eau; 
et  enfin  la  sphère  des  fixes  ou  la  terre,  qui  renferme 

6. 


t 

84  COMMENTAIRE 

les  Champs  Élysées ,  réservés  aux  âmes  des  justes,  se- 
lon les  traditions  de  l'antiquité.  L'âme  qui  part  de 
ces  lieux  pour  revêtir  un  corps  a  donc  trois  ordres 
d'éléments  à  traverser ,  et  trois  morts  à  subir  pour 
arriver  à  sa  destination.  Tel  est  le  second  sentiment 
des  platoniciens,  relativement  à  la  mort  de  l'âme  exi- 
lée dans  un  corps.  Les  partisans  de  la  troisième  opi- 
nion divisent,  comme  ceux  de  la  première,  le  monde 
en  deux  parties  ;  mais  les  limites  ne  sont  pas  les  mê- 
mes. Ils  font  de  la  sphère  aplane  la  première  partie; 
la  seconde  se  compose  des  sept  planètes,  et  de  tout 
ce  qui  est  au-dessous  d'elles,  y  compris  la  terre  elle- 
même.  Selon C&es  philosophes,  dont  le  sentiment  est 
le  plus  probable,  les  âmes  affranchies  de  toute  conta- 
gion matérielle  habitent  le  ciel;  mais  celles  qui,  de 
celte  demeure  élevée,  où  elles  sont  environnées  d'une 
lumière  éternelle,  ont  jeté  un  regard  en  bas  vers  les 
corps,  et  vers  ce  qu'on  appelle  ici-bas  la  vie,  et  qui 
ont  conçu  pour  elle  un  secret  désir,  sont  entraînées 
peu  à  peu  vers  les  régions  inférieures  du  monde  , 
par  le  seul  poids  de  cette  pensée  toute  terrestre.  Cette 
chute  toutefois  n'est  point  subite ,  mais  graduée. 
L'âme  parfaitement  incorporelle  ne  se  revêt  pas  tout 
de  suite  du  limon  grossier  du  corps,  mais  insensible- 
ment, et  par  des  altérations  successives  qu'elle  éprouve 
à  mesure  qu'elle  s'éloigne  de  la  substance  simple  et 
pure  qu'elle  habitait,  pour  s'entourer  de  la  substance 
des  astres  dont  elle  se  grossit.  Car,  dans  chacune  des 
sphères  placées  au-dessous  du  ciel  des  fixes,  elle  se 
revêt  de  plusieurs  couches  de  matière  éthérée  qui , 


I)U    SONGE   DE    SOIPION.    LIVRE    I.  85 

insensiblement,  forment  le  lien  intermédiaire  par  le- 
quel elle  s'unit  au  corps  terrestre ,  en  sorte  qu'elle 
éprouve  autant  de  dégradations  ou  de  morts  qu'elle 
traverse  de  sphères. 


CHAPITRE  XIL 

Route  que  parcourt  rame  ^  en  descendant  de  la 
partie  la  plus  élevée  du  monde  vers  la  partie 
inférieure  que  nous  occupons. 

Voici  le  chemin  que  suit  l'âme  en  descendant  du 
ciel  en  terre.  La  voie  lactée  embrasse  tellement  le  zo- 
diaque, dans  la  route  oblique  qu'elle  a  dans  les  cieux, 
qu'elle  le  coupe  en  deux  points  opposés,  au  Cancer  et 
au  Capricorne ,  qui  donnent  leur  nom  aux  deux  tro- 
piques. Les  physiciens  nomment  ces  deux  signes  les 
portes  du  soleil,  parce  que,  dans  l'un  et  l'autre,  les 
points  solsticiaux  limitent  le  cours  de  cet  astre,  qui 
revient  sur  ses  pas  dans  l'écliptique,  et  ne  le  dépasse 
jamais.  C'est,  dit- on,  par  ces  portes  que  les  âmes 
descendent  du  ciel  sur  la  terre,  et  remontent  de  la 
terre  vers  le  ciel.  On  appelle  l'une  la  porte  des  hommes, 
et  l'autre  la  porte  des  dieux.  C'est  par  celle  des  hommes, 
ou  par  le  Cancer,  que  sortent  les  âmes  qui  font  route 
vers  la  terre  ;  c'est  par  le  Capricorne ,  ou  la  porte  des 
dieux,  que  remontent  les  âmes  vers  le  siège  de  leur 
propre  immortalité,  et  qu'elles  vont  se  placer  au  nom- 


86  COMMENTAIRE 

bre  des  dieux  ;  et  c'est  ce  qu'Homère  a  voulu  figurer 
dans  la  description  de  l'antre  d'Ithaque.  C'est  pourquoi 
Pythagore  pense  que  c'est  de  la  voie  lactée  que  part 
la  descente  vers  l'empire  de  Pluton,  parce  que  les 
âmes,  en  tombant  de  là,  paraissent  déjà  déchues 
d'une  partie  de  leurs  célestes  attributs.  Le  lait,  dit-il, 
est  le  premier  aliment  des  nouveau -nés,  parce  que 
c'est  de  la  zone  de  lait  que  les  âmes  reçoivent  la  pre- 
mière impulsion  qui  les  pousse  vers  les  corps  ter- 
restres. Aussi  le  premier  Africain  dit -il  au  jeune 
Scipion ,  en  parlant  des  âmes  des  bienheureux ,  et  en 
lui  montrant  la  voie  lactée  :  ce  Ces  âmes  sont  parties 
de  ce  lieu ,  et  c'est  dans  ce  lieu  qu'elles  reviennent.  » 
Ainsi  celles  qui  doivent  descendre,  tant  qu'elles  sont 
au  Cancer,  n'ont  pas  encore  quitté  la  voie  de  lait,  et 
conséquemment  sont  encore  au  nombre  des  dieux  ; 
mais,  lorsqu'elles  sont  descendues  jusqu'au  Lion,  c'est 
alors  qu'elles  font  l'apprentissage  de  leur  condition 
future.  Là  commence  le  noviciat  du  nouveau  mode 
d'existence  auquel  va  les  assujettir  la  nature  humaine. 
Or  le  Verseau,  diamétralement  opposé  au  Lion,  se 
couche  lorsque  celui-ci  se  lève;  de  là  est  venu  l'usage 
de  sacrifier  aux  mânes  quand  le  soleil  entre  au  pre- 
mier de  ces  signes,  regardé  comme  l'ennemi  de  la  vie 
humaine.  Ainsi  l'âme, descendant  des  limites  célestes, 
où  le  zodiaque  et  la  voie  lactée  se  touchent,  quitte 
aussitôt  sa  forme  sphérique,  qui  est  celle  de  la  na- 
ture divine ,  pour  s'allonger  et  s'évaser  en  cône  ;  c'est 
comme  le  point  qui  décrit  une  ligne,  et  perd,  en  se 
prolongeant,  son  caractère  d'individualité  :  il   était 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    I.  87 

reinblème  de  la  monade;  il  devient,  par  sou  ex.ten- 
sion,  celui  de  la  dyade.  C'est  là  cette  essence  à  qui 
PKiton,  dans  le  Tim^ey  donne  les  noms  d'indivisible 
et  de  divisible,  lorsqu'il  parle  de  la  formation  de  l'âme 
du  monde.  Car  les  âmes ,  tant  celle  du  monde  que 
celle  de  l'homme ,  se  trouvent  n'être  pas  susceptibles 
de  division  ,  quand  on  n'envisage  que  la  simplicité  de 
leur  nature  divine;  mais  aussi  quelquefois  elles  en 
paraissent  susceptibles,  lorsqu'elles  s'étendent  et  se 
partagent,  Tune  dans  le  corps  du  monde,  l'autre  dans 
celui  de  l'homme;  Lors  donc  que  l'âme  est  entraînée 
vers  le  corps,  dès  l'instant  où  elle  se  prolonge  hors 
de  sa  sphère  originelle,  elle  commence  à  éprouver  le 
désordre  qui  règne  dans  la  matière.  C'est  ce  qu'a 
insinué  Platon,  dans  son  Phédoriy  lorsqu'il  nous  peint 
l'âme  que  l'ivresse  fait  chanceler,  lorsqu'elle  est  en- 
traînée vers  le  corps.  Il  entend  par  là  ce  nouveau 
breuvage  de  matière  plus  grossière  qui  l'oppresse 
et  l'appesantit.  Nous  avons  un  symbole  de  cette  ivresse 
mystérieuse  dans  la  coupe  céleste  appelée  coupe  de 
Bacchus,  et  que  l'on  voit  placée  au  ciel  entre  le 
Cancer  et  le  Lion.  On  a  désigné  par  cet  emblème 
l'état  d'enivrement  que  l'influence  de  la  matière ,  tu- 
multuairement  agitée,  cause  aux  âmes  qui  doivent 
descendre  ici-bas.  C'est  là  que  déjà  l'oubli ,  compa- 
gnon de  l'ivresse,  commence  à  se  glisser  en  elles 
insensiblement;  car,  si  elles  portaient  jusque  dans 
les  corps  la  connaissance.qu' elles  avaient  acquise  des 
choses  divines  dans  leur  séjour  des  cieux,  il  n'y  aurait 
jamais,  entre  les  hommes,  de  partage  d'opinion  sur 


r 


88  COMMENTAIRE 

la  Divinité;  mais  toutes,  en  venant  ici-bas,  boivent 
à  la  coupe  de  l'oubli ,  les  unes  plus ,  et  les  autres 
moins.  Il  arrive  de  là  que  la  vérité  ne  frappe  pas 
tous  les  esprits,  mais  que  tous  ont  une  opinion,  parce 
que  l'opinion  naît  du  défaut  de  mémoire.  Cependant 
moins  l'homme  a  bu,  et  plus  il  lui  est  aisé  de  recon- 
naître le  vrai,  parce  qu'il  se  rappelle  sans  peine  ce 
qu'il  a  su  antérieurement  Cette  faculté  de  l'âme  que 
les  Latins  nomment  lectio ,  les  Grecs  l'appellent  ré- 
miniscence, parce  qu'au  moment  où  la  vérité  se  mon* 
tre  à  nous,  les  choses  se  représentent  à  notre  enten- 
dément  telles  que  nous  les  voyions  avant  que  les 
influences  de  la  matière  eussent  enivré  les  âmes  dévo- 
lues à  nos  corps.  C'est  de  ce  composé  de  matière  et 
d'idées  qu'est  formé  l'être  sensible  ou  le  corps  de  l'u- 
nivers. La  partie  la  plus  élevée  et  la  plus  pure  de  cet'  " 
substance,  qui  alimente  et  constitue  les  êtres  divin^ , 
est  ce  qu'on  appelle  nectar  :  c'est  le  breuvage  des 
dieux.  La  partie  inférieure,  plus  trouble  et  plus  gros- 
sière, c'est  le  breuvage  des  âmes;  et  c'est  ce  que  le*» 
anciens  ont  désigné  sous  le  nom  de  fleuve  Léthé. 

Par  Bacclius,  les  orphiques  entendent  la  matière 
intelligente,  ou  la  monade  devenue  dyade.  Leurs  lé- 
gendes sacrées  disent  que  ce  dieu,  mis  en  pièces  par 
les  Titans  furieux,  qui  avaient  enterré  les  lambeaux  de 
son  corps,  renaquit  sain  et  entier;  ce  qui  signifie  Cj^xe 
l'intelligence,  se  prêtant  successivement  aux  deux 
modifications  de  divisibilité  et  d'indivisibilité,  se  ré- 
pand, au  moyen  de  la  première,  dans  tous  les  corps 


DU    SOITGE    DE    SCIPIOIV.    LIVRE    I.  89 

de  la  nature,  et  redevient,  au  moyen  de  la  seconde, 
le  principe  unique. 

L'âme ,  entraînée  par  le  poids  de  la  liqueur  eni- 
vrante, coule  le  long  du  zodi<ique  et  de  la  vote  lac- 
tée jusqu'aux  sphères  inférieures;  et  dans  sa  descente, 
non-seulement  elle  prend,  comme  on  l'a  dit  plus  haut, 
une  nouvelle  enveloppe  de  la  matière  de  ces  corps 
lumineux,  mais  elle  y  reçoit  les  différentes  facultés 
qn  elle  doit  exercer  durant  son  séjour  dans  le  corps. 
Elle  acquiert ,  dans  Saturne ,  le  raisonnement  et  l'in- 
telligence, ou  ce  qu'on  appelle  la  faculté  logistique 
et  contemplative;  elle  reçoit  de  Jupiter  la  force  d'agir, 
ou  la  force  exécutrice;  Mars  lui  donne  la  valeur  né- 
cessaire pour  entreprendre,  et  la  fougue  impétueuse; 
elle  reçoit  du  soleil  les  facultés  des  sens  et  de  l'ima- 
«"''^lâfion ,  qui  la  font  sentir  et  imaginer;  Vénus  lui 
ifj^ire  le  mouvement  des  désirs;  elle  prend  dans  la 
sphère  de  Mercure  la  faculté  d'exprimer  et  d'énoncer 
cf*^qu'elle  pense  et  ce  qu'elle  sent;  enfin^,  dans  la 
riHere  de  la  lune,  elle  acquiert  la  force  nécessaire, 
'>ur  propager  par  la  génération  et  accroître  les  corps, 
êtte  sphère  lunaire,  qui  est  la  dernière  et  la  plus 
hasse,  relativement  aux  corps  divins,  est  la  première 
.'t  la  plus  haute,  relativement  aux  corps  terrestres. 
Ce  corps  lunaire,  en  même  temps  qu'il  est  comme  le 
sédiment  de  la  matière  céleste,  se  trouve  être  la  plus 
pure  substance  de  la  matière  animale.  Voilà  quelle 
est  la  différence  qui  se  trouve  entre  les  corps  terres- 
tres et  les  corps  célestes;  j'entends  le  ciel,  les  astres, 


90  COMMENTAIRE 

et  les  autres  éléments  divins;  c'est  que  ceux-ci  sont 
attirés  en  haut  vers  le  siège  de  Tâme  et  vers  l'im- 
mortalité par  la  nature  même  de  la  région  où  ils 
sont,  et  par  uu  désir  d'imitation  qui  les  rappelle  vers 
sa  hauteur;  au  lieu  que  l'âme  est  entraînée  vers  les 
corps  terrestres  y^  et  qu'elle  est  censée  mourir,  lors- 
qu'elle tombe  dans  cette  région  caduque ,  siège  de  la 
mortalité. 

Qu'on  ne  soit  pas  surpris  que  nous  parlions  si  sou- 
vent de  la  mort  de  l'âme,  que  nous  avons  dit  être 
immortelle.  L'âme  n'est  pas  anéantie  ni  détruite  par 
cette  mort,  elle  n'est  qu'accablée  pour  un  temps;  et 
cette  oppression  momentanée  ne  la  prive  pas  des  pré- 
rogatives de  l'immortalité,  puisque,  dégagée  ensuite 
du  corps,  après  avoir  mérité  d'être  purifiée  des  souil- 
lures du  vice  qu'il  lui  avait  communiquées ,  elle  peut 
être  rendue  de  nouveau  au  séjour  lumineux  de  son 
immortalité.  Nous  venons,  je  crois,  de  déterminer 
clairement  le  sens  de  cette  expression,  vie  et  mort 
de  l'âme,  que  le  sage  et  docte  Cicéron  a  puisée  dans 
le  sanctuaire  de  la  philosophie. 


DU    SONGE    DE    SCIPIOJV.    UVRF.    f.  Ql 


CHAPITRE  XIII. 

Il  est  pour  l'homme  deux  sortes  de  morts  :  l'une 
a  lieu  quand  l'âme  quitte  le  corps  ;  la  seconde , 
lorsque  l'âme  restant  unie  au  corps,  elle  se 
refuse  aux  plaisirs  des  sens,  et  fait  abnégation 
de  toutes  jouissances  et  sensations  matérielles. 
Cette  dernière  mort  doit  être  l'objet  de  nos 
vœux;  nous  ne  devons  pas  hâter  la  première  y 
mais  attendre  que  Dieu  lui-même  brise  les  liens 
qui  attachent  Vâme  au  corps. 

Scipion,  qui  voit  en  songe  le  ciel,  récompense  des 
élus,  exalté  par  cet  aspect,  et  par  la  promesse  de 
l'immortalité,  confirmé  en  outre  dans  cet  espoir  si 
brillant  et  si  glorieux  à  la  vue  de  son  père,  de  l'exis- 
tence duquel  il  s'était  informé,  et  qui  lui  avait  paru 
douteuse,  voudrait  déjà  n'être  plus,  pour  jouir  d'une 
nouvelle  vie.  Il  ne  s'en  tient  pas  à  verser  des  larmes, 
lorsqu'il  aperçoit  l'auteur  de  ses  jours  qu'il  avait  cru 
mort;  à  peine  est-il  remis  de  son  émotion,  qu'il  lui 
exprime  le  désir  de  ne  le  plus  quitter  :  cependant  ce 
désir  est  subordonné  aux  conseils  qu'il  attend  de  lui; 
ainsi  la  prudence  s'unit  ici  à  la  piété  filiale.  Nous  al- 
lons maintenant  analyser  la  consultation  et  les  avis 
auxquels  elle  donne  lieu.  «  O  le  plus  révéré  et  le 
meilleur  des  pères!  puisque  c'est  ici  seulement  que 


9^2  COMMENTAIRE 

l'on  existe ,  comme  je  Tapprends  de  mon  aïeul ,  que 
fais-je  donc  plus  long-temps  sur  la  terre?  et  pourquoi 
ne  me  hâterais- je  pas  de  vous  rejoindre?  —  Gardez- 
vous-en,  me  répondit-il  ;  l'entrée  de  ces  lieux  ne  vous 
sera  permis  que  lorsque  le  Dieu  dont  tout  ce  que 
vous  apercevez  est  le  temple  aura  fait  tomber  le$ 
chaînes  qui  vous  garrottent  ;  car  les  hommes  sont  nés 
sous  la  condition  d'être  les  gardiens  fidèles  du  globe 
que  vous  voyez  au  milieu  de  ce  même  temple  >  et 
qu'on  appelle  la  terre  :  leur  âme  est  une  émanation 
de  ces  feux  éternels  que  vous  nommez  constellations, 
étoiles,  et  qui,  corps  arrondis  et  sphériques,  animés 
par  des  esprits  divins ,  font  leurs  révolutions  et  par- 
courent leurs  orbites  avec  une  incroyable  célérité. 
Ainsi,  Publius,  vous  et  tous  les  hommes  religieux, 
devez  laisser  à  cette  âme  son  enveloppe  terrestre,  et 
ne  pas  sortir  de  la  vie  sans  l'ordre  de  celui  qui  vous 
l'a  donnée,  car  ce  serait  vous  soustraire  à  la  tâche 
que  vous  imposa  Dieu  lui-même.  » 

Tel  est  le  sentiment  et  le  précepte  de  Platon ,  qui 
décide ,  dans  son  Phédon ,  que  l'homme  ne  doit  pas 
quitter  la  vie  de  son  propre  gré.  Il  dit,  il  est  vrai, 
dans  ce  même  dialogue,  que  le  sage  doit  désirer  la 
mort ,  et  que  philosopher ,  c'est  apprendre  à  mourir. 
Mais  ces  deux  propositions  qui  semblent  contradic- 
toires ne  le  sont  pas,  par  la  raison  que  Platon  dis- 
tingue dans  l'homme  deux  sortes  de  morts.  Il  n'est 
pas  ici  question  de  la  mort  de  l'âme  et  de  celle  de 
l'animal  dont  il  a  été  question  plus  haut,  mais  de  la 
double  mort  de  l'être  animé  :  l'une  est  du  fait  de  la 


DU    SONGI^   DE    SCIPfOir.    LIVRE    I.  Ç)i 

nature,  1  autre  est  le  résultat  des  vertus.  L'homme 
meurt,  lorsque,  au  départ  de  Fâme,  le  corps  cesse 
d'obéir  aux  lois  de  la  nature;  il  meurt  encore,  lorsque 
l'âme,  sans  abandonner  le  corps,  docile  aux  leçons 
de  la  sagesse,  i*enonce  aux  plaisirs  des  sens,  et  ré- 
siste à  l'amorce  si  douce  et  si  trompeuse  des  passions. 
Cet  état  de  l'âme  est  l'effet  des  vertus  du  second 
genre ,  signalées  plus  haut  comme  étant  du  domaine 
de  la  seule  philosophie.  Voilà  l'espèce  de  mort  que , 
selon  Platon ,  le  sage  doit  désirer.  Quant  à  celle  à  la- 
quelle nous  sommes  tous  assujettis,  il  ne  veut  pas 
qu'on  la  prévienne ,  et  nous  défend  même  de  l'appe- 
ler et  d'aller  au-devant  d'elle.  Il  faut,  ajoute-t-il, 
laisser  agir  la  nature ,  et  les  raisons  qu'il  en  donne 
sont  puisées  dans  les  lois  sociales. 

Lorsque  nous  sommes  détenus  en  prison  par  l'or- 
dre des  magistrats,  nous  ne  devons  en  sortir,  dit  ce 
philosophe,  que  par  l'ordre  de  ceux  qui  nous  y  ont 
mis;  car  on  n'évite  pas  un  châtiment  en  s'y  sous- 
trayant ,  on  ne  fait  que  l'aggraver.  Qui  plus  est , 
ajoute-t-il,  nous  dépendons  des  dieux;  c'est  leur  pro- 
vidence qui  nous  gouverne,  et  leur  protection  qui 
nous  conserve;  et,  si  l'on  ne  peut  disposer  des  biens 
d'un  maître  sans  son  aveu ,  si  l'on  devient  criminel 
en  tuant  l'esclave  d'autrui,  il  est  évident  que  celui 
qui  sort  de  la  vie  sans  attendre  l'ordre  de  celui  de 
qui  il  la  tient,  se  met,  non  pas  en  liberté,  mais  en 
état  d'accusation. 

Ces  dogmes  de  l'école  de  Platon  prennent  plus  d'é- 
tendue sous   la   plume  de  Plotin.   Quand   l'homme 


94  COMMENTAIRE 

n'existe  plus,  dit  ce  dernier,  son  âme  devrait  être  af- 
franchie de  toutes  les  passions  du  corps;  mais  il  n'eu 
est  pas  ainsi  lorsque  la  séparation  s'est  faite  violem- 
ment ;  car  celui  qui  attente  à  ses  jours  est  conduit  à 
cet  excès,  soit  par  la  haine,  soit  par  la  crainte,  soit 
par  esprit  de  révolte  contre  les  lois  de  la  nécessité. 
Or  ce  sont  là  des  passions,  et  l'âme  eût-elle  été  pré- 
cédemment pure  de  toutes  souillures,  elle  en  con- 
tracte de  nouvelles  par  sa  sortie  forcée  du  corps.  La 
mort,  continue  Plotin,doit  opérer  la  rupture  des  liens 
qui  attachent  l'âme  au  corps ,  et  n'être  pas  elle-même 
un  lien;  et  cependant,  lorsque  la  mort  est  violente, 
ce  lien  acquiert  une  nouvelle  force,  car  alors  les  âmes 
errent  autour  des  corps ,  ou  de  leurs  tombes,  ou  des 
lieux  témoins  du  suicide;  tandis  que  celles  qui  ont 
rompu  leurs  chaînes  par  une  mort  philosophique  sont 
admises  au  sein  des  astres  du  vivant  même  de  leur 
enveloppe  :  ainsi,  la  seule  mort  digne  d'éloges  est 
celle  que  nous  nous  donnons  en  employant ,  non  le 
fer  et  le  poison ,  mais  les  armes  de  la  sagesse  et  de 
la  raison.  Il  ajoute  encore  qu'il  n'est  qu'un  seul  genre 
de  mort  naturelle,  c'est  quand  le  corps  quitte  l'âme, 
et  non  quand  l'âme  quitte  le  corps.  Il  est  en  effet 
démontré  que  l'association  des  âmes  avec  les  corps 
est  établie  sur  des  rapports  numériques  invariables. 
Cette  société  subsiste  aussi  long-temps  que  ces  va- 
leurs ne  sont  pas  épuisées,  mais  elle  est  rompue  du 
moment  que  les  nombres  mystérieux  sont  accomplis; 
c'est  à  cet  ordre  de  choses  que  nous  donnons  le  nom 
de  fatalité.  L'âme,  substance  immortelle  et  toujours 


DU    SOWGK    DE    SGIPION.    LIVRE    I.  g5 

agissante 9  n'interrompt  jamais  ses  fonctions;  mais  le 
corps  se  dissout  quand  les  nombres  sont  épuisés. 
L'âme  conserve  toujours  sa  puissance  vivifiante;  mais 
le  corps  se  refuse  à  l'action  de  l'âme  lorsqu'il  ne  peut 
plus  être  vivifié;  et  de  là  cette  expression  qui  dénote 
la  science  profonde  de  Virgile  : 

Je  vais  subir  mon  sort ,  et  j'attendrai  mon  tour. 

La  mort  n'est  donc  vraiment  naturelle  que  lors«- 
qu'elle  est  l'effet  de  l'épuisement  des  quantités  numé- 
riques assignées  à  l'existence  du  corps;  elle  ne  l'est 
pas  lorsqu'on  ôte  à  ce  dernier  les  moyens  d'épuiser 
ces  quantités ,  et  la  différence  est  grande  entre  ces 
deux  modes  de  dissolution;  car  l'âme,  quittée  par  le 
corps,  peut  n'avoir  rien  conservé  de  matériel,  si  elle 
n'a  pas  perdu  de  vue  la  pureté  de  son  origine:  mais, 
lorsqu'elle  est  forcément  expulsée  de  son  domicile,  et 
que  ses  chaînes  se  trouvent  rompues  et  non  détachées, 
cette  rébellion  contre  la  nécessité  a  une  passion  pour 
cause  ;  l'âme  s'entache  donc  dès  l'instant  où  elle  brise 
ses  liens.  A  ces  raisons  alléguées  par  Plotin  contre  le 
suicide,  il  en  joint  une  autre.  Puisque  les  récom- 
penses promises  à  l'âme  sont  réglées  sur  les  degrés 
de  perfection  qu'elle  aura  acquise  pendant  son  séjour 
ici-bas,  nous  ne  devons  pas,  en  hâtant  notre  fin,  la 
priver  de  la  faculté  de  les  augmenter.  Ce  philosophe 
a  raison  ;  (rar  dans  la  doctrine  secrète  du  retour  des 
âmes,  on  compare  celles  qui  pèchent  pendant  leurs 
années  d'exil  à  ceux  qui,  tombant  sur  un  terrain  uni, 
peuvent  se  relever  promptement  et  facilement  ;  et 


C)6  COMMENTAIRE 

celles  qqi  emportent  avec  elles,  en  sortant  de  la  vie, 
les  souillures  quelles  ont  contractées,  à  ceux  qui, 
tombant  d'un  lieu  élevé  et  escarpé  dans  un  précipice, 
ne  parviennent  jamais  à  en  sortir.  Nous  devons  donô 
ne  rien  retrancher  des  jours  qui  nous  sont  accordés, 
si  nous  voulons  que  notre  âme  ait  plus  de  temps  à 
travailler  à  son  épuration.  Ainsi,  direz -vous,  celui 
qui  a  atteint  toute  la  perfection  possible  peut  se  tuer, 
puisqu'il  n'a  plus  de  motifs  pour  rester  sur  terre;  car 
un  état  assez  parfait  pour  nous  ouvrir  le  ciel  n'est 
pas  susceptible  d'accroissement.  C'est  positivement, 
vous  répondrai-je ,  cet  empressement  de  l'âme  à  jouir 
de  la  félicité  qui  tend  le  piège  où  elle  se  prend;  car 
l'espoir  n'est  pas  moins  une  passion  que  la  crainte; 
d'où  il  suit  que  cet  homme  se  trouve  dans  la  situa- 
tion dont  il  est  fait  mention  ci-dessus.  Voilà  pour- 
quoi Paulus  réprime  l'ardeur  que  montre  son  fils  à 
le  rejoindre  et  à  vivre  de  la  véritable  vie.  Il  craint 
que  cet  empressement  à  briser  ses  liens  et  à  monter 
au  ciel  ne  prenne  chez  son  Bis  le  caractère  d'une  pa$- 
sion  qui  retarderait  son  bonheur.  11  ne  lui  dit  pas  : 
Sans  un  ordre  de  la  nature,  vous  ne  pouvez  mourir; 
mais  il  lui  dit  que  sans  cet  ordre ,  il  ne  peut  être  ad- 
mis au  ciel,  a  L'entrée  de  ces  lieux  ne  vous  sera  per- 
mise que  lorsque  Dieu  aura  fait  tomber  les  chaînes 
qui  vous  garrottent;  »  car  en  sa  qualité  d'habitant  du 
céleste  séjour,  il  sait  que  cette  demeure  n'est  ouverte 
qu'aux  âmes  parfaitement  pures.  II  y  a  donc  une  égale 
force  d'âme  à  ne  pas  craindre  la  mort  qui  vient  na- 
turellement, et  à  ne  pas  la  hâter  quand  elle  tarde 


DU    SONGE    DE    SGIPIOir.    LIVRE    I.  g'J 

trop  à  venir.  Cette  exposition  des  sentiments  de  Pla* 
ton  et  de  Plotin  sur  la  mort  volontaire  éclaircit  les 
expressions  qu'emploie  Cicéron  pour  nous  l'inter- 
dire. 


CHAPITRE  XIV. 

Pourquoi  cet  unwers  est  appelé  le  temple  de  Dieu. 
Des  diverses  acceptions  du  mot  âme.  Dans  quel 
sens  il  faut  entendre  que  la  partie  intelligente 
de  r homme  est  de  même  nature  que  celle  des 
astres.  Diverses  opinions  sur  la  nature  de  Famé. 
De  la  différence  qu^ûy  a  entre  une  étoile  et  un 
astre.  Ce  que  c'est  quune  sphère ^  un  cercle, 
ufie  ligne  circulaire.  D'où  vient  le  nom  de  corps 
errants  donné  aux  planètes. 

Revenons  maintenant  sur  un  fragment  du  passage 
du  songe  de  Scipion  cité  dans  le  dernier  chapitre, 
et  qui  n'a  pas  été  expliqué,  a  Car  les  hommes  sont 
nés  sous  la  condition  d'être  les  gardiens  fidèles  du 
globe  que  vous  voyez  au  milieu  de  ce  même  temple, 
et  qu'on  appelle  la  terre  :  leur  âme  est  une  émana- 
tion de  ces  feux  éternels  que  vous  nommez  constel- 
lations, étoiles,  et  qui,  corps  arrondis  et  sphériques, 
animés  par  des  esprits  divins,  font  leurs  révolutions 
et  parcourent  leurs  orbites  avec  une  incroyable  cé- 
lérité. Ainsi,  Publius,  vous  et  tous  les  hommes  reli- 

I.  7 


gS  COMMENTAIRE 

gieux,  devez  laisser  à  cette  âme  son  enveloppe  ter- 
restre, et  lie  pas  sortir  de  la  vie  sans  Tordre  de  celai 
qui  vous  Fa  donnée,  car  ce  serait  vous  soustraire  à 
la  tâche  que  vous  imposa  Dieu  lui-même.  » 

En  parlant  des  neuf  sphères ,  et  plus  particulière- 
ment de  la  terre,  nous  dirons  pourquoi  ce  globe  est 
considéré  comme  le  centre  du  monde.  Quant  au  nom 
de  temple  de  Dieu,  que  Cicéron  donne  à  l'univers, 
il  suit  en  cela  l'opinion  des  philosophes  qui  croient 
que  Dieu  n'est  autre  que  le  ciel  et  les  corps  célestes 
exposés  à  notre  vue.  C'est  donc  pour  nous  faire  en- 
tendre que  la  toute -puissance  divine  ne  peut  être 
que  difficilement  comprise ,  et  ne  tombe  jamais  sous 
nos  sens ,  qu'il  désigne  tout  ce  que  nous  voyons  par 
le  temple  de  celui  que  l'entendement  seul  peut  con- 
cevoir; c'est  nous  dire  que  ce  temple  mérite  nos  res- 
pects, que  son  fondateur  a  droit  à  tous  nos  homma- 
ges, et  que  l'homme  qui  habite  ce  temple  doit  s'en 
montrer  le  digne  desservant.  Il  part  de  là  pour  décla- 
rer hautement  que  l'homme  participe  de  la  Divinité, 
puisque  l'intelligence  qui  l'anime  est  ,de  même  nature 
que  celle  qui  anime  les  astres.  Remarquons  que,  dans 
ce  passage,  Cicéron  emploie  le  mot  âme  et  dans 
son  vrai  sens,  et  dans  un  sens  abusif.  A  propre- 
ment parler,  l'âme  est  l'intelligence,  bien  supérieure, 
sans  contredit,  au  souffle  qui  nous  anime,  quoi- 
qu'on confonde  quelquefois  ces  deux  mots.  Ainsi, 
lorsqu'il  dit  :  a  Leur  âme  est  une  émanation  de  ces 
feux  éternels,  etc. ,  »  il  s'agit  de  cette  intelligence  qui 
nous  est  commune  avec  le  ciel  et  les  astres  ;  et  quand 


DU    S019GE   DE    SClPIOir.    LIVAE    I.  g^ 

il  dit  :  a  Vous  devez  laisser  à  cette  âme  son  enveloppe 
terrestre,  »  il  est  question  du  souffle -de  vie  enfermé 
au  corps  de  l'homme,  mais  qui  ne  participe  pas  de 
Tintelligence. 

Voyons  à  présent  ce  qu'entendent  les  théologiens 
quand  ils  affirment  que  nous  avons  une  portion  de 
l'intelligence  qui  anime  les  astres.  Dieu,  cause  pre- 
mière, et  honoré  sous  ce  nom,  est  le  principe  et  la 
source  de  tout  ce  qui  est  et  de  tout  ce  qui  paraît 
être  (i).  Il  a  engendré  de  lui-même,  par  la  fécondité 
surabondante  de  sa  majesté ,  l'intelligence  appelée 
voCfç  chez  les  Grecs.  En  tant  que  le  vouç  regarde  son 
père,  il  garde  une  entière  ressemblance  avec  lui  ;  mais 
il  produit  à  son  tour  l'âme  en  regardant  en  arrière. 
L'âme  à  son  tour,  en  tant  qu'elle  regarde  le  voG>ç, 
réflédiit  tous  ses  traits;  mais  lorsqu'elle  détourne  ses 
regards,  elle  dégénère  insensiblement,  et,  bien  qu'in- 
corporelle, c'est  d'elle  qu'émanent  les  corps.  Elle  a 
donc  une  portion  de  la  pure  intelligence  à  laquelle 
elle  doit  son  origine,  et  qu'on  appelle  Xoyixov  (partie 
raisonnable);  mais  elle  tient  aussi  de  sa  nature  la 
faculté  de  donner  les  sens  et  l'accroissement  aux  corps. 
La  première  portion,  celle  de  l'intelligence  pure, 
qu'elle  tient  de  son  principe,  est  absolument  divine, 
et  ne  convient  qu'aux  seuls  êtres  divins.  Quant  aux 
deux  autres  facultés,  celle  de  sentir  et  celle  de  se 
développer  insensiblement ,  elles  peuvent  être  trans* 


(i)  En  vStyle  platonicien,  du  monde  invisible  et  du  monde 
visible. 


x^  ri 


fOO  COMMENTAIRE 

mises ,  comme  moins  pures ,  à  des  êtres  périssables. 
Ij'âme  donc ,  en  créant  et  organisant  les  corps  (  sous 
ce  rapport,  elle  n'est  autre  que  la  nature,  qui,  selon 
les  philosophes,  est  issue  de  Dieu  et  de  Tintelligence), 
employa  la  partie  la  plus  pure  de  la  substance  tirée 
de  la  source  dont  elle  émane ,  pour  animer  les  corps 
sacrés  et  divins,  c'est-à-dire  le  ciel  et  les  astres,  qui , 
les  premiers,  sortirent  de  son  sein.  Ainsi  une  portion 
de  l'essence  divine  fut  infusée  dans  ces  corps  de  forme 
ronde  ou  sphérique.  Aussi  Paulus  dit-il ,  en  parlant 
des  étoiles,  c^ elles  sont  animées  par  des  esprits 
divins.  En  s'abaissant  ensuite  vers  les  corps  inférieurs 
et  teri*estres,  elle  les  jugea  trop  frêles  et  trop  caducs 
pour  pouvoir  contenir  un  rayon  de  la  Divinité;  et  si 
le  corps  humain  lui  parut  mériter  seul  cette  faveur, 
c'est  parce  que  sa  position  perpendiculaire  semble 
l'éloigner  de  la  terre  et  l'approcher  du  ciel  vere  le- 
quel nous  pouvons  facilement  élever  nos  regards; 
c'est  aussi  parce  que  la  tête  de  l'homme  a  la  forme 
sphérique ,  qui  est ,  comme  nous  l'avons  dit ,  la  seule 
propre  à  recevoir  l'intelligence.  La  nature  donna 
donc  à  l'homme  seul  la  faculté  intellectuelle  qu'elle 
plaça  dans  son  cerveau ,  et  communiqua  à  son  corps 
fragile  celle  de  sentir  et  de  croître.  Ce  n'est  qu'à  la 
première  de  ces  facultés,  celle  d'une  raison- intelli- 
gente, que  nous  devons  notre  supériorité  sur  les 
autres  animaux.  Ceux-ci,  courbés  vers  la  terre,  et 
par  cela  même  hors  d'état  de  pouvoir  facilement  con- 
templer la  voûte  céleste,  sont,  en  outre,  privés  de 
tout  rapport  de  conformité  avec  les  êtres  divins;  ainsi. 


DU    SONGE    DE    SGIPION.    LIVRE    I.  JOI 

ils  n'ont  pu  avoir  part  au  don  de  rintelligence ,  et 
conséquemment  ils  sont  privés  de  raison.  Leurs  fa- 
cultés se  bornent  à  sentir  et  à  végéter  ;  car  les  déter- 
minations qui ,  chez  eux ,  semblent  appartenir  à  la 
raison ,  ne  sont  qu'une  réminiscence  d'impressions 
qu'ils  ne  peuvent  comparer,  et  cette  réminiscence  est 
le  résultat  de  sens  très-imparfaits.  Mais  terminons  ici 
une  question  qui  n'est  pas  de  Dotre  sujet.  Les  végé- 
taux à  tiges  et  sans  tiges  qui  occupent  le  troisième 
rang  parmi  les  corps  terrestres  sont  privés  de  raison  et 
de  sentiment  ;  ils  n'ont  que  la  seule  faculté  végétative. 
C'est  cette  doctrine  qu'a  suivie  Virgile  quand  il 
donne  au  monde  une  âme  dont  la  pureté  lui  paraît 
telle  qu'il  la  nomme  intelligence  ou  soufQe  divin. 

Ce  soufH»  créateur  nourrit  d'un  feu  divin 
Et  la  terre,  et  le  ciel,  et  la  plaine  liquide, 
.Et  les  globes  brillants  suspendus  dans  le  vide. 

Il  substitue  ici  le  mot  souffle  au  mot  âme,  comme 
ailleurs  il  substitue  le  mot  âme  au  mot  souffle  : 

L*âme  de  mes  soufQets  et  les  feux  de  Lemnos. 

C'est  en  parlant  de  l'âme  du  monde,  dont  il  célèbre 
la  puissance,  qu'il  dit  : 

Et  cette  intelligence  échauffant  ces  grands  corps,  etc. 

U  ajoute,  pour  prouver  qu'elle  est  la  source  de  tout 
ce  qui  existe  : 

D'hommes  et  d'animaux  elle  peuple  le  monde ,  etc. 

.    Sa  vigueur  créatrice,  dit-il,  est  toujours  la  même; 
mais  l'éclat  de  ses  rayons  s'amortit , 


I  Oa  COMMENTAIRE 

Quand  ils  sont  enfermés  dans  la  prison  grossière 
D'un  corps  faible  et  rampant  promis  à  la  poussière. 

Puisque,  dans  cette  hypothèse,  l'intelligence  est  née 
du  Dieu  suprême,  et  que  Tâme  est  née  de  l'intelli-* 
gence;  que  c'est  l'âme  qui  crée  et  qui  remplît  des 
principes  de  vie  tout  ce  qui  se  trouve  placé  après 
elle  ;  que  son  éclat  lumineux  brille  partout ,  et  qu'il 
est  réfléchi  par  tous  les  êtres,  de  même  qu'un  senl 
visage  semble  se  multiplier  mille  fois  dans  une  foule 
de  miroirs  rangés  exprès  pour  en  répéter  l'image; 
puisque  tout  se  suit  par  une  chaîne  non  interrompue 
d'êtres  qui  vont  en  se  dégradant  jusqu'au  dernier  chai- 
non,  l'esprit  observateur  doit  voir  qu'à  partir  du 
Dieu  suprême,  jusqu'au  limon  le  plys  bas  et  le 
plus  grossier,  tout  se  tient,  s'unit  et  s'embrasse  par 
des  liens  mutuels  et*  indissolubles.  C'est  là  cette  fa- 
meuse chaîne  d'Homère  pa^  laquelle  l'Éternel  a  joint 
le  ciel  à  la. terre.  Il  résulte  de  ce  qu'on  vient  de  lire, 
que  l'hpmme  est  le  seul  être  sur  la  terre  qui  ait  des 
rapports  avec  le  ciel  et  les  astres;  c'est  ce  qui  fait 
dire  à  Paulus  :  «  Leur  âme  est  une  émanation  de  ces 
feux  éternels  que  vous  nommez  constellations,  étoi- 
les. »  Cette  manière  de  parler  ne  signifie  pas  que  nous 
sommes  animés  par  ces  feux  ;  car,  bien  qu'éternels  et 
divins,  ils  n'en  sont  pas  moins  des  corps;  et  des  corps, 
si  divins  qu'ils  soiçnt,  ne  peuvent  animer  d'autres 
corps.  Il  faut  donc  entendre  par  là  que  nous  avons  reçu 
en  partage  une  portion  de  cette  même  âme  ou  intelli- 
gence qui  donne  le  mouvement  à  ces  substances  di- 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    I.  lo3 

vines;  et  ce  qui  le  prouve,  cest  qu'après  ces  mots , 
<c  Leur  âme  est  une  émanation  de  ces  feux  éternels 
que  vous  nommez  constellations,  étoiles,  »  il  ajoute, 
a  et  qi|i  sont  animés  par  des  esprits  divins.  »  On  ne 
peut  maintenant  s'y  tromper  ;  il  est  clair  que  les  feux 
étemels  sont  les  corps ,  que  les  esprits  divins  sont  les 
âmes  des  planètes  et  des  astres,  et  que  la  -portion  in- 
te^igente  accordée  à  l'homme  est  une  émanation  de 
ces  esprits  divins. 

Nous  croyons  devoir  terminer  cet  examen  de  la 
nature  de  l'âme  par  l'exposition  des  sentiments  des 
philosophes  qui  ont  traité  ces  sujets.  Selon  Platon , 
c'est  une  essence  se  mouvant  de  soi-même;  et,  selon 
Xénoorate,  un  nombre  mobile;  Aristote  l'appelle  en- 
téléchie  ;  Pythagore  et  Philolaûs  la  nomment  liarmo*- 
nie  ;  c'est  une  idée ,  selon  Possidonius  ;  Asclépiade  dit 
que  l'âme  est  un  exercice  bien  réglé  des  sens;  Hip- 
pocrate  la  regarde  comme  un  esprit  subtil  épandu 
dans  tout  le  corps;  l'âme,  dit  Héraclide  de  Pont,  est 
mi  rayon  de  lumière;  c'est,  dit  Heraclite  le  physicien , 
une  parcelle  de  la  substance  des  astres;  Zenon  la 
croit  de  Téther  condensé;  et  Démocrite  un  esprit 
imprégné  d'atomes ,  et  doué  d'assez  de  mobilité  pour 
pouvoir  s'insinuer  dans  toutes  les  parties  du  corps; 
Gritolaûs  le  péripatéticien  voit  en  elle  la  quintessence 
des  quatre  éléments  ;  Hipparque  la  compose  de  feu  ; 
Anaximène  d'air;  Empédocle  et  Critias  de  sang;  Par- 
ménide  de  terre  et  de  feu;  Xénophane  de  terre  et 
d'eau;  Boêthus  de  feu  et  d'air;  elle  est,  suivant  Epi- 
cure,  un  corps  fictif  composé  de  feu ,  d'air  et  d'éther. 


104  COMMEKTA.IRE 

Tous  s'accordent  cependant  à  la  regarder  comme  im- 
matérielle et  comme  immortelle. 

Discutons  maintenant  la  valeur  des  deux  mots  con- 
stellations et  étoiles  que  Paulus  ne,  différencie  pas.  Ce 
n'est  cependant  pas  ici  une  seule  et  même  chose  dé- 
signée sous  deux  noms  divers,  comme  glaive  et  épée. 
On  nomme  étoiles  des  corps  lumineux  et  isolés,  tels 
que  les  cinq  planètes  et  d'autres  corps  errants  qui 
tracent  dans  l'espace  leur  marche  solitaire;  et  l'on 
appelle  constellations  des  groupes  d'étoiles  fixes,  dé- 
signés sous  des  noms  particuliers,  comme  le  Bélier, 
le  Taureau,  Andromède, Persée,  la  Couronne,  et  tant 
d'autres  êtres  de  formes  diverses,  introduits  au  ciel 
par  l'antiquité.  Les  Grecs  ont  également  distingué  les 
astres  des  constellations  ;  chez  eux  un  astre  est  une 
étoile,  et  l'assemblage  de  plusieurs  étoiles  est  une 
constellation. 

Quant  à  la  dénomination  de  corps  sphériques  et 
arrondis  qu'emploie  le  père  de  Scipion  en  parlant  des 
étoiles ,  elle  appartient  aussi  bien  aux  corps  lumineux 
faisant  partie  des  constellations ,  qu'à  ceux  qui  sont 
isolés;  car  ces  corps,  qui  diffèrent  entre  eux  de  gran- 
deur, ont  tous  la  même  forme.  Ces  deux  qualifica- 
tions désignent  une  sphère  solide  qui  n'est  sphérique 
que  parce  qu'elle  est  ronde ,  et  qui  ne  doit  sa  rondeur 
qu'à  sa  sphéricité.  C'est  de  l'une  de  ces  propriétés 
qu'elle  tient  sa  forme,  et  c'est  à  l'autre  qu'elle  est 
redevable  de  sa  solidité.  Nous  donnons  donc  ici  le 
nom  de  sphère  aux  étoiles  elles-mêmes ,  qui  toutes  ont 
la  figure  sphérique.  On  donne  encore  ce  nom  au  ciel 


BU    SONGE   DE   SCIPION.    LIVRE    I.  lo5 

des  fixes,  qui  est  la  plus  grande  de  toutes  les  sphères, 
et  aux  sept  orbites  inférieures  que  parcourent  les  deux 
flambeaux  célestes  et  les  cinq  corps  errants.  Quant 
aux  deux  mots  circus  et  orbis  (  circonférence  et  cer- 
cle), qui  ne  peuvent  être  entendus  ici  que  de  la  ré- 
volution et  de  Torbite  d'un  astre ,  ils  expriment  deux 
choses  différentes,  et  nous  verrons  ailleurs  que  Pau- 
lus  les  détourne  de  leur  vrai  sens  ;  c'est  ainsi  qu'au 
lieu  de  dire  la  circonférence  de  lait,  ou  la  voie  lac- 
tée, il  dit  le  cercle  lacté;  et  qu'au  lieu  de  dire  neuf 
sphères  y  il  à\l  neuf  cercles,  ou  plutôt  neuf  globes. 
On  donne  aussi  le  nom  de  cercle  aux  lignes  circu- 
laires qui  embrassent  la  plus  grande  des  sphères , 
comme  nous  le  verrons  dans  le  chapitre  qui  suit. 
L'une  de  ces  lignes  circulaires  est  la  zone  de  lait  que 
le  père  de  Scipion  appelle  un  cercle  que  Von  distin- 
gue parmi  les  feux  célestes.  Cette  manière  de  ren- 
dre les  deux  mots  orbis  et  circus  serait  tout-à-fait 
déplacée  dans  ce  chapitre.  Le  premier  signifie  le  che- 
min que  fait  un  astre  pour  revenir  au  même  point 
d'où  il  était  parti;  et  le  second,  la  ligne  circulaire  que 
décrit  dans  les  cieùx  cet  astre  par  son  mouvement 
propre,  et  qu'il  ne  dépasse  jamais. 

Les  anciens  ont  donné  aux  planètes  le  nom  de  corps 
errants,  parce  qu'elles  sont  entraînées  par  un  mou- 
vement particulier  d'occident  en  orient  en  sens  con- 
traire du  cercle  que  parcourt  la  sphère  des  fixes. 
Elles  ont  toutes  une  vitesse  égale,  un  mouvement 
semblable,  et  un  même  mode  de  s'avancer  dans  l'es- 
pace, et  cependant  elles  font  leurs  révolutions    et 


I  o6  COMMENTAIRE 

décrivent  leurs  orbites  en  des  temps  inégaux.  Com- 
ment se  fait-il  dpnc  que,  parcourant  des  espaces 
égaux  en  des  temps  égaux ,  ces  corps  emploient  des 
périodes  plus  ou  moins  longues  à  revenir  au  point 
de  départ?  |ïous  connaîtrons  plus  tard  la  raison  de 
ce  phénomène. 

CHAPITRE  XV. 

Des  onze  cercles  qui  entourent  le  ciel. 

Paulus,  qui  vient  de  donner  à  son  fils  une  notion 
de  la  nature  des  astres,  mus  par  une  intelligence  di- 
vine de  laquelle  l'homme  participe,  Texhorte  à  la 
piété  envers  les  Dieux ,  à  la  justice  envers  ses  sem- 
blables, et  lui  montre,  pour  l'encourager,  ainsi  qu'a- 
vait fait  son  aïeul ,  la  zone  lactée ,  récompense  de  la 
vertu  et  séjour  des  âmes  heureuses.  «C'était,  dit  Sci- 
piotn,  ce  cercle  dont  la  blanche  lumière  se  distingue 
entre  les  feux  célestes,  et  que,  d'après  les  Grecs, 
vous  nommez  la  voie  lactée.  »  Relativement  à  cette 
zone,  les  deux  mots  circonférence  et  cercle  ont  la 
même  acception  ;  c'est  une  de  ces  courbes  q|ii  entou- 
rent la  voûte  céleste.  Il  en  est  encore  dix  autres 
dont  nous  parlerons  en  temps  et  lieu  ;  mais  celle-  ci 
est  la  seule  qui  s'offre  aux  yeux,  les  autres  sont  plu- 
tôt du  ressort  de  l'entendement  que  de  celui  de  la 


DU    SONGE   DE    SGIPION.    LIVRE    I.  107 

vue.  Les  opinions  ont  beaucoup  varié  sur  la  nature 
de  cette  bande  circulaire;  les  unes  sont  puisées  dans 
la  iàble,  les  autres  dans  la  nature.  Nous  ne  rapporte- 
rons que  les  dernières.  Théophraste  la  regarde  comniig 
le  point  de  suture  des  deux  hémisphères,  qui,  ainsi 
réunis^  forment  la  sphère  céleste;  il  dit  qu'au  point 
de  jonction  des  deux  demi-globes ,  elle  est  plus  bril- 
lante qu'ailleurs.  Diodore  (d'Alexandrie)  croit  que 
cette  zone  est  un  feu  d'une  nature  dense  et  concrète, 
sous  la  forme  d'un  sentier  curviligne,  et  qu'elle  doit 
sa  compacité  à  la  réunion  des  deux  demi^phères  de 
la  voûte  éthérée;  qu'en  conséquence  l'œil  l'aperçoit, 
tandis  qu'il  ne  peut  distinguer,  pendant  le  jpur,  les 
autres  feux  célestes,  dont  les  molécules  sont  beau-» 
coup  plus  rares.  Démocrite  juge  que  cette  blancheur 
est  le  résultat  d'une  multitude  de  petites  étoiles  très« 
voisines  les  unes  des  autres ,  qui ,  en  formant  une 
épaisse  traînée'dont  la  largeur  a  peu  d'étendue,  et  en 
confondant  leurs  faibles  clartés ,  offrent  aux  regards 
l'aspect  d'un  corps  lutnineux.  Mais  Possidonius ,  dont 
l'opinion  a  beaucoup  de  partisans,  prétend  que  ta 
voie  lactée  est  une  émanation  de  la  chaleur  astrale. 
Cette  bande  circulaire,  en  décrivant  sa  courbe  dans 
un  plan  oblique  à  celui  du  zodiaque,  échauffeies  ré- 
gions du  ciel,  que  ne  peut  visiter  le  soleil,  dont  le 
centre  ne  quitte  jamais  l'écliptique.  Nous  avons  dit^ 
plus  haut,  quels  sont  les  deux  points  du  zodiaque 
que  coupe  la  zone  de  lait;  nous  allons  maintenant 
nous  occuper  des  dix  autres  cercles ,  dont  le  zodiaque 
lui-même  fait  partie,  et  qui  est  le  seul  d'entre  eux 


]  o8  COMMENTAIRE 

qu'on  peut  regarder  comme  une  surface,  par  la  rai- 
son que  nous  allons  en  donner. 

Chacun  des  cercles  célestes  peut  être  conçu  comme 
une  ligne  immatérielle ,  n'ayant  d'autre  dimension 
que  la  longueur,  et,  conséquemment ,  privée  de  lar- 
geur :  mais,  sans  cette  seconde  dimension,  le  zodiaque 
ne  pouvait  renfermer  les  douze  signes;  on  a  donc  res- 
serré les  constellations  qui  forment  ces  signes  entre 
deux  lignes,  et  le  vaste  espace  qu'ils  occupent  a  été 
divisé  en  deux  parties  égales  par  une  troisième  ligne 
qu'on  a  nommée  écliptique,  parce  qu'il  y  a  éclipse 
de  soleil  ou  de  lune  toutes  les  fois  que  ces  deux  as- 
tres la  parcourent  en  même  temps.  Si  la  lune  est  en 
conjonction ,  il  y  a  éclipse  de  soleil  ;  quand  elle  est 
en  opposition,  il  y  a  éclipse  de  lune;  il  suit  de  là 
que  le  soleil  ne  peut  être  éclipsé  que  lorsque  la  lune 
achève  sa  révolution  de  trente  jours,  et  qu'elle-même 
ne  peut  l'être  qu'au  quinzième  jour  de  sa  course. 
£n  effet ,  dans  ce  dernier  cas ,  la  lune ,  opposée  au 
soleil,  dont  elle  emprunte  la  lumière,  se  trouve  ob- 
scurcie par  l'ombre  conique  de  la  terre;  et,  dans  le 
premier  cas,  son  interposition  entre  la  terre  et  le  so- 
leil nous  prive  de  la  vue  de  ce  dernier.  Mais  le  so- 
leil ,  en  se  soustrayant  à  nos  regards ,  ne  perd  rien  de 
ses  attributs;  tandisque  la  lune,  privée  de  son  aspect, 
est  dépouillée  de  la  lumière  d'emprunt  au  moyen  de 
laquelle  elle  éclaire  nos  nuits.  Ce  sont  ces  phéno- 
mènes bien  connus  du  docte  Virgile  qui  lui  ont  fait 
dire  : 


DU    SOfVGE    DE    SCIPION.    LIVRE    I.  1 09 

Dites-moi  quelle  cause  éclipse  dans  leur  cour 

Le  clair  flambeau  des  nuits ,  l'astre  pompeux  des  jours. 

Quoique  le  zodiaque  soit  terminé  par  deux  lignes 
et  divisé  également  par  une  troisième,  Fantiquité,  in- 
ventrice de  tous  les  noms,  a  jugé  à  propos  d'en  faire 
un  cercle.  Cinq  autres  sont  parallèles  entre  eux;  le 
plus  grand  occupe  le  centre,  c'est  le  cercle  équi- 
noxial.  Les  deux  plus  petits,  placés  aux  extrémités,  sont 
le  cercle  polaire  boréal  et  le  cercle  polaire  austral. 
Entre  ceux-ci  et  la  ligne  équinoxiale,  il  en  est  deux 
intermédiaires,  plus  grands  que  les  premiers  et  moin- 
dres que  la  dernière,  ce  sont  les  deux  tropiques;  ils 
servent  de  limite  à  la  zone  torride.  Aux  sept  cercles 
dont  on  vient  de  parler,  joignons  les  deux  colures, 
ainsi  nommés  d'un  mot  grec  qui  signifie  tronqué, 
parce  qu'on  ne  les  voit  jamais  entiers  dans  l'horizon. 
Tous  deux  passent  par  le  pôle  boréal ,  s'y  coupent  à 
angles  droits,  et  chacun  d'eux,  suivant  une  direction 
perpendiculaire,  divise,  en  deux  parties  égales,  les 
cinq  parallèles  ci-dessus  mentionnés.  L'un  rencontre 
le  zodiaque  aux  deux  points  du  BéUer  et  de  la  Balance, 
l'autre  le  rencontre  aux  deux  points  du  Cancer  et  du 
Capricorne;  mais  on  ne  croit  pas  qu'ils  s'étendent 
jusqu'au  pôle  austral.  Il  nous  reste  à  parler  des  deux 
derniers,  le  méridien  et  l'horizon,  dont  la  position 
ne  peut  être  déterminée  sur  la  sphère,  parce  que 
chaque  pays,  chaque  observateur  a  son  méridien  et 
son  horizon. 

Le  premier  de  ces  deux  cercles  est  ainsi  nommé , 
parce  qu'il  nous  indique  le  milieu  du  jour  quand 


IIO  COMMENTA  IBE 

nous  avons  le  soleil  à  notre  zénitli;  or,  la  spl^ricité 
de  la  terre  s'opposant  à   ce  que  tous  ses  habitants 
aient  le  même  zénith ,   il  s'ensuit  qu'ils  ne  peuvent 
avoir  le  même  méridien ,  et  que  le  nombre  de  ces 
cercles  est  infini.  Il  en  est  de  même  de  l'horizon 
dont  nous  changeons  en  changeant  de  place;  ce  cercle 
sépare  la  sphère  céleste  en  deux  moitiés ,  dont  l'une 
est  au-dessus  de  notre  tête.  Mais,  comme  l'œil  hu- 
main ne  peut  atteindre  aux  limites  de  cet  hémisphère, 
l'horizon  est,  pour  chacun  de  nous,  le  cercle  qui  dé- 
termine la  partie  du  ciel  que  nous  pouvons  découvrir 
de  nos  yeux.  Le  diamètre  de  cet  horizon  sensible  ne 
s'étend  pas  au-delà  de  trois  cent  soixante  stades, 
parce  que  notre  vue  n'aperçoit  pas  les  objets  éloi- 
gnés de  plus  de  cent  quatre-vingts  stades.  Cette  dis- 
tance ,  qu'elle  ne  peut  dépasser,  est  donc  le  rayon  du 
cercle,  au  centre  duquel  nous  nous  trouvons;   con- 
séquemment  le  diamètre  de  ce  cercle  est  de  trois  cent 
soixante  stades;  et  comme  nous  ne  pouvons  nous 
porter  en  avant  sur  cette  ligne,  sans  la  voir  s'accour- 
cir  dans  la  même  proportion  qu'elle  s'allonge  derrière 
nous,  il  suit  que  uous  ne  pouvons  faire  un  pas  sans 
changer  d'horizon.  Quant  à  cette  extension  de  notre 
vue  à  cent  quatre-vingts  stades,  elle  ne  peut  avoir 
lieu  qu'au  milieu  d'une  vaste  plaine,  ou  sur  la  surface 
d'une  mer  calme.  On  ne  doit  pas  nous  objecter  que 
l'œil  atteint  la  cime  d'une  haute  montagne,  et  qui 
plus  est  la  voûte  céleste;  car,  il  faut  distinguer  l'é- 
tendue en  hauteur  ou  profondeur,  de  l'étendue  en 
longueur  et  largeur;  c'est  cette  dernière  qui,  soumise 


DU    SONGE    DE    SGiPION.    LJVRE    I.  III 

à  nos  regards,  constitue  l'horizoa  sensible.  Mais  c'est 
assez  parler  des  cercles  dont  le  ciel  est  entouré;  con- 
tinuons notre  commentaire. 


CHAPITRE  XVI. 

Pourquoi  nous  ne  poui^ons  apercevoir  certaines 
étoiles ,  et  de  leur  grandeur  en  général. 

«Delà,  étendant  mes  regards  sur  l'uni  vers ,  j'étais 
émerveillé  de  la  majesté  des  objets.  J'admirais  des 
étoiles  que ,  de  la  terre  où  nous  sommes,  lios  yeux 
n'aperçurent  jamais.  C'était  partout  des  distances  et 
des  grandeurs  dont  nous  n'avons  jamais  pu  nous 
douter*  La  plus  petite  de  ces  étoiles  était  celle  qui, 
située  sur  le  point  le  plus  extrême  des  cieux  et  le 
plus  rabaissé  vers  la  terre,  brillait  d'une  lumière  em- 
pruntée :  d'ailleurs  les  globes  étoiles  surpassaient  de 
beaucoup  la  grandeur  du  nôtre.» 

Ces  mots  :  «  De  là  étendant  mes  regards  sur  l'uni- 
vers,» viennent  à  l'appui  de  ce  que  nous  avons  dit 
ci-dessus,  savoir,  que,  dans  le  songe  de  Scipion, 
l'entretien  qu'il  a  avec  son  père  et  son  aïeul  a  lieu 
dans  la  voie  lactée.  Deux  choses  excitent  plus  parti- 
culièrement son  admiration  r  d'abord,  la  vue  nouvelle 
pour  lui  de  plusieurs  étoiles  ;  puis  la  grandeur  des 
corps  célestes  en  général.  Commençons  par  nous  rendre 
raison  de  ces  nouvelles  étoiles;  plus  tard,  nous  nous 


112  COMMENTAIRE 

occuperons  de  la  grandeur  des  astres..  L'exactitude 
de  la  description  de  Scipion ,  et  l'instruction  dont  il 
fait  preuve  en  ajoutant ,  «j'admirais  des  étoiles  que, 
de  la  terre  où  nous  sommes ,  nos  yeux  n'aperçurent 
jamais  y»  nous  font  connaître  la  cause  qui  s'oppose  h 
ce  que  ces  étoiles  soient  visibles  pour  nous.  I^a  posi- 
tion que  nous  occupons  sur  le  globe  est  telle ,  qu'elle 
ne  nous  permet  pas  de  les  apercevoir  toutes,  parce 
que  la  région  du  ciel  où  elles  se  trouvent  ne  peut 
jamais  s'offrir  à  nos  regards.  En  effet,  la  partie  de  la 
sphère  terrestre ,  habitée  par  les  diverses  nations  qu'il 
nous  est  donné  de  connaître,  s'élève  insensiblement 
vers  le  pôle  septentrional;  donc,  par  une  suite  de 
cette  même  sphéricité ,  le  pôle  méridional  se  trouve , 
au-dessous  de  nous  ;  et  comme  le  mouvement  de  la 
sphère  céleste  autour  de  la  terre  a  toujours  lieu  d'o- 
rient eu  occident ,  quelle  que  soit  la  rapidité  de  ce 
mouvement,  nous  voyons  toujours  au-dessus  de  notre 
tête  le  pôle  nord ,  ainsi  que 

Calisto  dont  le  char  craint  les  flots  de  Théds. 

De  ce  que  le  pôle  austral  ne  peut  jamais  être  visi))le 
pour  nous,  à  cause  de  sa  déclivité,  il  suit  que  nous 
ne  pouvons  apercevoir  les  astres  qui  éclairent  indu- 
i)itablement  la  partie  des  cieux  sur  laquelle  il  est  ap- 
puyé. Virgile  a  savamment  exprimé  cette  inclinaison 
de  l'axe  dans  les  vers  suivants  : 

Notre  pôle  des  cieiix  voit  la  clarté  sublime  ; 
Du  Tartare  profond  l'autre  touche  l'abîme. 

Mais ,  si  certaines  régions  du  ciel  sont  toujours  vi- 


DU    SOITGE    DE   SCU^IOBT*    LIVRE    I.  Il3 

sibles  pour  Thabitant  d'une  surface  courbe ,  telle  que 
la  terre,  et  d'autres  toujours  invisibles,  il  n'en  est  pas 
de  même  pour  l'observateur  placé  au  ciel  ;  la  voûte 
céleste  se  développe  entièrement  à  sa  vue  qui  ne  peut 
être  bornée  par  aucune  partie  de  cette  surface  dont 
la  totalité  n'est  qu'un  point,  relativement  à  l'immen- 
sité de  la  voûte  éthérée.  Il  n'est  donc  pas  étonnant 
que  Scipion,  qui  n'avait  pu,  sur  terre,  voir  les  étoiles 
du  pôle  méridional,  soit  saisi  d'admiration  en  les 
apercevant  pour  la  première  fois,  et  d'autant  plus 
distinctement,  qu'aucun  corps  terrestre  ne  s'interpose 
entre  elles  et  lui.  Il  reconnaît  alors  la  cause  qui  s'était 
opposée  à  ce  qu'il  les  découvrît  précédemment  :  «  J'ad- 
mirais des  étoiles  que,  de  la  terre  où  nous  sommes, 
nos  yeux  n'aperçurent  jamais,»  dit-il  à  ses  amis.    - 

Voyons  maintenant  ce  que  signifient  ces  expres- 
sions: «C'était  partout  des  distances  et  des  grandeurs 
dont  nous  n'avons  jamais  pu  nous  douter.  »  Et  pourquoi 
les  hommes  n'avaient- ils  jamais  pu  se  douter  de  la 
grandeur  des  étoiles  qu'aperçoit  Scipion  ?  Il  en  donne 
la  raison  :  «D'ailleurs,  les  globes  étoiles  surpassaient 
de  beaucoup  la  grandeur  du  nôtre.»  Effectivement, 
quel  est  le  mortel ,  si  ce  n'est  celui  que  l'étude  de  la 
philosophie  a  élevé  au-dessus  de  l'humanité,  ou  plu- 
tôt qu'elle  a  rendu  vraiment  homme,  qui  puisse  juger 
par  induction  qu'une  seule  étoile  est  plus  grande  que 
toute  la  terre?  L'opinion  vulgaire  n'est-elle  pas  que 
la  lumière  d'un  de  ces  astres  égale  à  peine  celle  d'un 
flambeau?  Mais,  s'il  est  prouvé  que  cette  grandeur 
de  chacune  des  étoiles  est  réelle,  leur  grandeur  en 


Il4  COMMENTAIRE 

général  se  trouvera  démontrée.  Établissons  donc  cette 
preuve. 

Le  point,  disent  les  géomètres,  est  indivisible,  à 
cause  de  sa  petitesse  infinie;  ce  n'est  pas  une  quantité, 
mais  seulement  l'indicateur  d'une  quantité*  JjtL  physi- 
que nous  apprend  que  la  terre  n'est  qu'un  point,  si 
on  la  compare  à  l'orbite  que  décrit  le  soleil  ;  or,  d'a- 
près les  mesures  les  plus  exactes,  la  circonférence  du 
disque  du  soleil  est  à  celle  de  son  orbite  comme 
l'unité  est  h  deux  cent  seize.  Jje  volume  de  cet 
astre  est  donc  une  partie  aliquote  du  cercle  qu'il 
parcourt;  mais  nous  venons  de  dire  que  la  terre 
n'est  qu'un  point,  relativement  à  l'orbite  solaire,  et 
qu'un  point  n'a  pas  de  parties.  On  ne  peut  donc  pas 
hésiter  à  regarder  le  soleil  comme  plus  grand  que 
la  terre ,  puisque  la  partie  d'un  tout  est  plus  grande 
que  ce  qui  est  privé  de  parties  par  son  excessive  té- 
nuité. Or,  d'après  l'axiome  que  le  contenant  est  plus 
.grand  que  le  contenu ,  il  est  évident  que  les  orbites 
des  étoiles  plus  élevées  que  le  soleil  sont  plus  grandes 
que  la  sienne,  puisque,  les  corps  célestes  observant 
entre  eux  un  ordre  progressif  de  grandeur,  chaque 
sphère  supérieure  enveloppe  celle  qui  lui  est  infé- 
rieure ;  c'est  ce  que  confirme  Scipion  qui  dit ,  en 
parlant  de  la  lune,  que  la  plus  petite  de  ces  étoiles 
est  située  au  point  le  plus  extrême  des  cieux  et  le 
plus  rabaissé  vers  la  terre  ;  il  ne  dit  rien  de  notre 
globe,  qui,  placé  au  dernier  rang  de  1  échelle  des 
sphères,  s'ofire  à  peine  à  ses  yeux* 

Puisque  les  orbites  décrites  par  les  étoiles  supérieu- 


DU    SONGE   DB   SGIPION.    LIVRE    I.  Il5 

res  sont  plus  grandes  que  celle  du  soleil,  et  puisque 
le  volume  de  chacune  de  ces  étoiles  est  une  partie 
aliquote  de  Torbite  dans  laquelle  elle  se  meut,  il  est 
incontestable  que  Tun  quelconque  de  ces  corps  lumi- 
neux est  plus  grand  que  la  terre  qui  n'est  qu'un 
point  à  l'égard  de  l'orbite  solaire,  plus  petite  elle-même 
que  celle  des  étoiles  supérieures.  Nous  saurons  dans 
peu  s'il  est  vrai  que  la  lune  brille  d'une  lumière 
empruntée. 

CHAPITRE  XVII. 

Pourquoi  le  ciel  se  meut  sans  cesse  et  toujours  cir- 
culairement.  Dans  quel  sens  on  doit  entendre 
qu'il  est  le  Dieu  som^erain;  si  les  étoiles  qu*on 
a  nommées  fixes  ont  un  moui^ment  propre. 

Scipion,  après  avoir  promené  ses  regards  sur  tous 
ces  objets  qu'il  admire,  les  fixe  enfin  sur  la  terre 
d'une  manière  plus  particulière  ;  mais  son  aïeul  le 
rappelle  bientôt  à  la  contemplation  des  corps  cèles* 
tes,  et  lui  dévoile,  en  commençant  par  la  voûte  étoilée, 
la  disposition  et  la  convenance  de  toutes  les  parties 
du  système  du  monde  :  «Devant  vous,  lui  dit-il,  neuf 
cercles  ou  plutôt  neuf  globes  enlacés ,  composent  !a 
chaîne  universelle;  le  plus  éievé,  le  plus  lointain, 
celui  qui  enveloppe  tout  le  reste,  est  le  souverain 
Dieu  lui-même,  qui  dirige  et  qui  contient  tous  les 

8. 


Il6  COMKEIfTAIRK 

autres.  A  ce  ciel  sont  attachées  les  étoiles  fixes,  qu*il 
entraîne  avec  lui  dans  son  éternelle  révolution.  Plus 
bas  roulent  sept  astres  dont  le  mouvement  rétrograde 
est  contraire  à  celui  de  Torbe  céleste.  Le  premier  est 
appelé  Saturne  par  les  mortels  ;  vient  ensuite  la  lli- 
mière  propice  et  bienfaisante  de  Tastre  que  vous  nom- 
mez Jupiter;  puis  le  terrible  et  sanglant  météore  de 
Mars;  ensuite,  presqu'au  centre  de  cette  région ,  do- 
mine le  soleil,  chef,  roi,  modérateur  des  autres  flam- 
beaux célestes,  intelligence  et  principe  régulateur  du 
monde,  qui,  par  son  immensité,  éclaire  et  remplit 
tout  de  sa  lumière.  Après  lui,  et  comme  à  sa  suite, 
se  présentent  Vénus  et  Mercure;  le  dernier  cercle, 
est  celui  de  la  lune,  qui  reçoit  sa  clarté  des  rayons 
du  soleil.  Au-dessous,  il  ny  a  plus  rien  que  de  mor- 
tel et  de  périssable,  à  l'exception  des  âmes  données 
h  la  race  humaine  par  le  bienfait  des  dieux.  Au-dessus 
de  la  lune,  tout  est  étemel.  Pour  votre  terre,  immo- 
bile et  abaissée  au  milieu  du  monde,  elle  forme  la 
neuvième  sphère,  et  tous  les  corps  gravitent  vers  ce 
centre  commun.  » 

Voilà  une  description  exacte  du  monde  entier,  de- 
puis le  point  le  plus  élevé  jusqu'au  point  le  plus  bas; 
c'est,  en  quelque  sorte,  l'effigie  de  l'univers,  ou  du 
grand  tout,  selon  l'expression  de  quelques  philoso- 
phes. Aussi  le  premier  Africain  dit-il  q^e  c'est  une  - 
chaîne  universelle,  et  Virgile  la  nomme  un  vaste 
corps  dans  lequel  s'insinue  l'âme  universelle. 

Cette  définition  succincte  de  Cicéron  contient  le 
germe  de  beaucoup  de  propositions  dont  il  nous  a 


Dtj  soncë  i>k  scipjoir.  livrb  I.  117 

abandonné  le  développement.  En  parlant  des  sept 
étoiles  que  domine  la  sphère  œleste^  il  dit  «que  leur 
mouvement  rétrograde  est  contraire  à  celui  de  l'orbe 
céleste.  »  C'est  nous  avertir  de  nous  assurer  d'abord 
du  mouvement  de  rotation  de  celui-ci,  puis  de  celui 
des  sept  corps  errants.  Nous  aurons  ensuite  à  vérifier 
si  ce  dernier  mouvement  a  lieu  en  sens  contraire ,  et 
si  l'ordre  auquel  Cicéron  assujettit  les  sept  sphères 
est  sanctionné  par  Platon.  Dans  le  cas  enfin  où  il 
serait  prouvé  qu'elles  sont  au-dessous  du  ciel  des 
fixes,  nous  devrons  examiner  comment  il  se  peut 
faire  que  chacune  d'elles  parcoure  le  zodiaque,  cercle 
qui  est  le  seul  de  son  espèce,  et  qui  est  situé  au  plus 
haut  des  cieux  ;  et ,  enfin ,  nous  rendre  raison  de  l'in- 
égalité du  temps  qu'elles  emploient  respectivement 
dans  leur  course  autour  de  ce  cercle.  Toutes  ces  re- 
cherches doivent  nécessairement  faire  partie  de  la 
description  que  nous  allons  donner  des  étoiles  er- 
rantes. Nous  dirons  ensuite  pourquoi  tous  les  corps 
graifitent  vers  la  terre  leur  centre  commun. 

Quant  au  mouvement  de  rotation  du  ciel ,  il  est 
démontré  comme  résultant  de  la  nature,  de  la  puis- 
sance et  de  l'intelligence  de  l'âme  universelle.  La  per- 
pétuité de  cette  substance  est  inhérente  à  son  mou- 
vement; car  on  ne  peut  la  concevoir  toujours  exis- 
tante sans  la  concevoir  toujours  en  mouvement,  et 
réciproquement.  Ainsi,  le  corps  céleste  qu'elle  a  formé 
et  qu'elle  s'est  associé,  immortel  comme  elle,  est  mo- 
bile comme  elle  et  ne  s'arrête  jamais. 

En  effet,  l'essence  de  cette  ame  incorporelle  étant 


fl8  OOMBfEIlTMRE 

datas  son  mouvement,  et  sa  première  création  étant 
le  corps  du  ciel  ^  les  premières  molécules  immaté* 
rielles  qui  entrèrent  dans  ce  corps  furent  celles  du 
mouvement  spontané,  dont  1  action  permanente  et 
invariable  n'abandonne  jamais  I  être  qui  en  est  doué. 

Ce  mouvement  du  ciel  est  nécessairement  un 
mouvement  de  rotation;  car,  comme  sa  mobilité  n'a 
pas  d'arrêt,  et  qu'il  n'existe  dans  l'espace  aucun  point 
hors  de  lui  vers  lequel  il  puisse  se  diriger,  il  doit  reve- 
nir sans  cesse  sur  lui-4nême«  Sa  course  n'est  donc  qu'une 
tendance  vers  ses  propres  parties,  et  conséquemment 
une  révolution  sur  son  axe  :  en  effet ,  un  corps  qui 
remplit  tous  les  lieux  de  sa  substance  ne  peut  en 
éprouver  d'autres.  Il  sanble  ainsi  s'attacher  à  la  pour- 
suite de  l'âme  qui  est  répandue  dans  le  monde  entier. 
Dira-ton  que  s'il  la  poursuit  sans  relâche,  c'est  qu'il 
ne  la  rencontre  jamais?  On  aurait  tort;  car  il  doit  sans 
cesse  rencontrer  une  substance .  qui  existe  en  -tous 
lieux,  toujours  une  et  toujours  entièt^.  Mais  pour- 
quoi ne  s'arréte-t-il  pas  quand  il  a  atteint  l'objet  de  ses 
recherches  ?  Parce  que  cet  objet  est  lui-même  toujours 
en  mouvement.  Si  lame  du  monde  cessait  de  se  mou<> 
voir,  le  corps  céleste  s'arrêterait;  mais  la  pi'emîère 
s'infîltrant  continuellement  dans  l'universalité  des 
êtres,  et  le  second  tendant  toujours  à  se  combiner 
^vec  elle,  il  est  évident  que  celui-ci  doit  toujours  être 
entraîné  vers  elle  et  par  elle.  Mais  terminons  ici  cet 
extrait  des  écrits  de  Plotin  sur  la  rotation  mystérieuse 
des  substances  célestes. 

A  l'égard  de   la  qualification  de  Dieu  souverain 


DU    SONGE   DC   SCIPIOU.    LIVRE   I.  1  J9 

donnée  par  Cicéron  à  1^  sphère  aplane  roulant  sur 
elle-même,  cela  ne  veut  pas  dire  que  cette  sphère  soit 
la  cause  première  et  l'auteur  de  la  nature,  puisqu'elle 
est  l'œuvre  de  Tâme  du  monde,  qui  est  elle-même 
engendrée  par  l'intelligence,  laquelle  est  uue  émana* 
tion  de  l'être  qui  seul  mérite  le  nom  de  Dieu  souve- 
rain. Cette  dénomination  n'est  relative  qu'à  la  posi- 
tion de  cette  sphère  qui  domine  tous  les  autres  globes: 
on  ne  peut  s'y  tromper,  puisque  Cicéron  ajoute  tout 
de  suite  :  a  Qui  dirige  et  qui  contient  tous  les  autres.  » 
Cependant  l'antiquité  a  regardé  le  ciel  comme  un 
dieu;  elle  a  vu  en  lui,  non-seulement  une  substance 
immortelle  pénétrée  de  cette  sublime  raison  que  lui 
a  communiquée  l'intelligence  la  plus  pure,  mais  en- 
core le  canal  d'où  découlent  toutes  les  vertus  qui  sont 
les  attributs  de  la  toute  -  puissance.  Elle  l'a  nommé 
Jupiter;  et  chez  les  théologiens ,  Jupiter  est  l'âme  du 
monde,  comme  le  prouvent  ces  vers: 

Muses,  à  Jupiter  d'abord  rendez  homma^^: 

Tout  est  plein  de  ce  dieu  ;  le  monde  est  son  ouvrage. 

Tel  est  le  début  d'Aratus,  que  plusieurs  autres 
poètes  lui  ont  emprunté.  Ayant  à  parler  des  astres, 
et  voulant  d'abord  chanter  le  ciel,  auquel  ils  sem- 
blent attachés,  il  entre  en  matière  par  une  invocation 
à  Jupiter.  Le  ciel  étant  invoqué  sous  le  nom  de  Ju- 
piter, on  a  du  faire  de  Junon,  ou  de  l'air,  la  sœur 
et  l'épouse  de  ce  dieu  :  sa  sœur,  parce  que  l'air  est 
formé  des  mêmes  molécules  que  le  ciel;  son  épouse, 
parce  que  l'air  est  au-dessous  du  ciel. 


laO  COMMEITTAIRS 

Il  nous  reste  à  dire  que,  selon  Topinion  de  quel- 
ques philosophes,  toutes  les  étoiles,  à  rexception  des 
sept  corps  mobiles,  n'ont  d'autre  mouvement  que 
celui  dans  lequel  elles  sont  entraînées  avec  le  ciel  ;  et 
que ,  suivant  quelques  autres ,  dont  le  sentiment  pa* 
rait  plus  probable,  les  étoiles  que  nous  nommons 
fixes  ont,  comme  les  planètes,  un  mouvement  pro- 
pre, outre  leur  mouvement  commun.  Elles  emploient, 
disent  ces  derniers ,  vu  l'immensité  de  la  voûte  cé- 
leste, un  nombre  innombrable  de  siècles  à  revenir 
au  point  d'où  elles  sont  parties  ;  c'est  ce  qui  fait  que 
leur  mouvement  particulier  ne  peut  être  sensible 
pour  l'homme  dont  la  courte  existence  ne  lui  permet 
pas  de  saisir  le  plus  léger  changement  dans  leur  si* 
tuation  respective. 

Cicéron,  imbu  des  diverses  doctrines  philosophi- 
ques les  plus  approuvées  de  l'antiquité,  partage  l'une 
et  l'autre  opinion ,  quand  il  dit  :  a  A  ce  ciel  sont  atta- 
chées les  étoiles  fixes,  qu'il  entraîne  avec  lui  dans 
son  éternelle  révolution.»  Il  convient  qu'elles  sont 
fixes,  et  cependant  il  leur  accorde  la  mobilité. 


DU    SONGE   DE    SGIPIOlf.    UVRE    I.  121 


%/x^m<%^%^»%i%<%'^%^>^%  ^■^^ 


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CHAPITRE  XVIII. 


Les  étoiles  errantes  ont  un  moui^ement  propre 
contraire  à  celui  des  deux. 


Voyons  mainteDant  si  nous  parviendrons  à  donner 
des  preuves  irrécusables  du  mouvement  de  rétrogra* 
dation  que  le  premier  Africain  accorde  aux  sept 
sphères  qu'embrasse  le  ciel.  Non-seulement  le  vulgaire 
ignorant,  mais  aussi  beaucoup  de  personnes  instruites, 
ont  regardé  comme  incroyable.,  comme  contraire  à 
la  nature  des  choses ,  ce  mouvement  propre  d'occi- 
dent en  orient ,  accordé  au  soleil ,  à  la  lune ,  et  aux 
cinq  sphères  dites  errantes,  outre  celui  que,  chaque 
jour,  ces  sept  astres  ont  de  commun  avec  le  ciel 
d'orient  en  occident;  mais  un  observateur  attentif 
s'aperçoit  bientôt  de  la  réalité  de  ce  second  mouve- 
ment que  l'entendement  conçoit,  et  que  même  on 
peut  suivre  des  yeux.  Cependant,  pour  convaincre 
ceux  qui  le  nient  avec  opiniâtreté,  et  qui  se  refusent 
à  l'évidence,  nous  allons  discuter  ici  les  motifs  sur 
lesquels  ils  s'appuient,  et  les  raisons  qui  démontrent 
la  vérité  de  notre  assertion. 

Les  cinq  corps  errants ,  l'astre  du  jour  et  le  flam- 
beau de  la  nuit,  sont  fixés  au  ciel  comme  les  autres 
astres;  ils  n'ont  aucun  mouvement  apparent  qui  leur 


122  COMM£]fTAlRK 

soit  propre,  et  sont  entraînés  clans  l'espace  avec  tout 
le  ciel,  ou  bien  ils  ont  un  mouvement  particulier. 

Dans  ce  dernier  c^s>  ils  se  meuvent  avec  le  ciel, 
d'orient  en  occident,  par  un  mouvement  commun,  et 
aussi  par  un  mouvement  propre,  ou  bien  ils  suivent 
une  direction  opposée  d'occident  en  orient.  Voilà,  je 
crois,  les  seules  propositions  vraies  ou  fausses  qu'on 
puisse  admettre.  Séparons  maintenant  la  vérité  de 
l'erreur. 

Si  ces  corps  étaient  fixes,  immobiles  aux  mêmes 
points  du  ciel ,  on  les  apercevrait  constamment  à  la 
même  place,  ainsi  que  les  autres  corps  célestes.  Ne 
voyons-nous  pas  les  Pléiades  conserver  toujours  leiur 
situation  respective,  et  garder  sans  cesse  une  même 
distance  avec  les  Hyades,  dont  elles  sont  voisines, 
ainsi  qu'avec  Orion,  dont  elles  sont  plus  éloignées? 
Les  étoiles  dont  l'assemblage  compose  la  petite  et  la 
grande  Ourse  observent  toujours  entre  elles  une 
même  position ,  et  les  ondulations  du  Dragon ,  qui  se 
promène  entre  ces  deux  constellations ,  ne  rarient 
jamais  ;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi  des  planètes ,  qui  se 
montrent  tantôt  dans  mne  région  du  ciel ,  et  tantôt 
dans  une  autre.  Souvent  on  voit  deux  ou  plusieurs 
de  ces  corps  se  réunir,  puis  bientôt  abandonner  leur 
point  de  réunion,  et  s'éloigner  les  uns  des  autres. 
Ainsi  le  témoignage  des  yeux  suffit  pour  prouver 
qu'ils  ne  sont  pas  fixés  au  ciel;  ils  se  meuvent  donc, 
Car  on  ne  peut  nier  ce  que  confirme  la  vue.  Mais  ce 
mouvement  particulier  s'opère-t-il  d'orient  en  occi- 
dent ,  ou  bien  en  sens  contraire  ?  Des  raisonnements 


DU    SONGE   D£    SCIPJOIT.    LIVRE   I.  Il3 

sans  réplique ,  appuyés  du  rapport  des  yeux ,  vont 
résoudre  cette  question  suivant  l'ordre  de  signes  du 
zodiaque,  en  commençant  par  Tun  d'eux.  Au  lever 
du  Bélier  succède  celui  du  Taureau,  que  suit  celui 
des  Gémeaux  ;  ceux-ci  sont  remplacés  par  le  Cancer, 
€it  ainsi  de  suite.  Si  donc  ces  étoiles  mobiles  effec-^ 
tuaient  leur  mouvement  d'orient  en  occident,  elles  ne 
se  rendraient  pas  du  Bélier  dans  le  Taureau ,  situé  à 
l'orient  du  premier,  ni  du  Taureau  dans  les  Gémeaux, 
dont  la  position  est  plus  orientale  encore  que  celle 
du  Taureau  ;  elles  passeraient  des  Gémeaux  dans  le 
Taureau,  et  du  Taureau  dans  le  Bélier,  en  suivant 
une  marche  directe  et  conforme  au  mouvement  com- 
mun de  tout  le  ciel  ;  mais ,  puisqu'elles  suivent  l'ordre 
des  signes  du  zodiaque ,  en  commençant  par  le  Bélier, 
d'où  elles  se  rendent  dans  le  Taureau ,  etc. ,  ces  signes 
étant  regardés  comme  fixes,  on  ne  peut  douter  que  les 
corps  errants  n'aient  un  mouvement  contraire  à  celui 
de  la  sphère  étoilée.  Ce  qui  le  démonti*e  clairement, 
c'est  le  cours  de  la  lune  si  facile  à  suivre,  vu  la  clarté 
de  cette  planète  et  la  rapidité  avec  laquelle  elle  se 
meut. 

Deux  jours  environ  après  sa  sortie  des  rayons  du 
soleil,  nouvelle  alors,  elle  parait  non  loin  de  cet 
astre  qu'elle  vient  de  quitter,  et  près  des  lieux  où  \\ 
va  se  coucher.  A  peine  a-t-il  abandonné  notre  hémi- 
sphère, qu'elle  se  montre  au-dessus  de  lui,  sur  le 
bord  occidental'  de  l'horizon.  Son  coucher  du  troi- 
sième jour  retarde  sur  le  coucher  du  soleil  plus  que 
celui  du  second  jour,  et  chacun  des  jours  suivants 


I  a4  COMMENTAIRE 

nous  la  fait  voir  plus  avancée  vers  l'est.  Enfin  le 
septième  jour,  elle  passe  au  méridien  dans  le  moment 
où  le  soleil  se  couche;  sept  jours  après,  elle  se  lève 
à  l'instant  où  le  soleil  disparaît  sous  l'horizon,  en 
sorte  qu'elle  a  employé  la  moitié  d'un  mois  à  parcou- 
rir la  moitié  du  ciel ,  ou  l'un  des  hémisphères ,  en 
rétrogradant  d'occident  en  orient.  Le  vingt -unième 
jour  de  sa  course  la  trouve  au  sommet  de  l'hémi- 
sphère opposé,  lorsque  le  soleil  se  dispose  à  nous 
quitter  ;  ce  qui  le  prouve ,  c'est  qu'alors  elle  se  mon- 
tre à  l'horizon,  au  milieu  de  la  nuit.  Enfin  le  vingt- 
huitième  jour,  elle  rentre  en  conjonction.  Aussi 
long- temps  qu'elle  reste  plongée  dans  le  sein  du  so- 
leil ,  nous  croyons  voir  ces  deux  astres  se  lever  à  peu 
de  distance  l'un  de  l'autre;  mais  insensiblement  la 
lune  s'éloigne  du  soleil  en  prenant  la  direction  de 
l'orient. 

La  marche  du  soleil  a  également  lieu  du  couchant 
au  levant;  et,  bien  qu'elle  soit  plus  lente  que  celle  de 
la  lune  (puisque  le  premier  met  à  visiter  un  signe  du 
zodiaque  autant  de  temps  que  l'autre  en  met  à  faire 
le  tour  entier  de  ce  cercle),  nos  yeux  peuvent  cepen- 
dant le  suivre  dans  sa  coui*se.  Plaçons-le  dans  le  Bé- 
lier, signe  équinoxial  qui  rend  le  jour  égal  h  la  nuit. 
Aussitôt  qu'il  s'y  couche,  la  balance,  ou  plutôt  les 
pinces  du  Scorpion,  se  montrent  dans  la  région  op- 
posée de  l'hémisphère ,  et  le  Taureau  se  fait  voir  non 
loin  du  point  où  le  soleil  a  disparu  ;  car  on  aperçoit  les 
Pléiades  et  les  Hyades,  brillant  cortège  de  ce  signe,  peu 
de  tçmps  après  le  coucher  de  l'astre  du  jour.  Le  mois 


DU    SONGE    DE    SCIPION*    LIVRE    J.  ia5 

suivant,  le-  soleil  rétrograde  dans  le  Taureau.  Dès  ce 
moment,  nous  ne  pouvons  plus  distinguer  aucune  des 
étoiles  de  cette  constellation,  pas  même  les  Pléiades, 
parce  qu'un  signe  cesse  d'ôtre  visible  quand  il  se  lève 
et  qu'il  se  couche  en  même  temps  que  le  soleil ,  dont 
réclat  absorbe  celui  de  tous  les  astres  qui  sont  dans 
son  voisinage.  C'est  effectivement  ce  qui  arrive  alors 
au  brillant  Sirius ,  peu  distant  du  Taureau.  £n  par- 
lant de  ce  phénomène ,  Virgile  s'exprime  ainsi  : 

Lorsque  l'astre  du  jour, 
Ouvrant  dans  le  Taureau  sa  brillante  carrière, 
Engloutit  Sirius  dans  des  flots  de  lumière. 

Cette  disposition  de  Sirius  est,  comme  on  voit, 
l'effet  de  son  coucher  héliaque,  et  non  celui  de  sa 
descente  sous  l'horizon;  car  il  est  trop  près  du  Tau- 
reau pour  se  coucher  réellement  quand  celui-ci  se 
lève.  Lorsque  le  soleil  termine  sa  course  d^ns  le  Tau- 
reau, la  Balance  est  assez  élevée  sur  l'horizon  pour 
que  le  Scorpion  se  montre  tout  entier;  à  peu  de 
distance  du  lieu  oii  le  soleil  s'est  couché ,  on  voit  pa- 
raître les  Gémeaux.  Ce  signe  devient  invisible  du 
moment  où  le  roi  des  astres  y  entre  en  sortant  du 
Taureau.  Des  Gémeaux  il  passe  au  Cancer.  Alors  la 
Balance  a  atteint  le  plus  haut  point  du  ciel  ;  ce  qui 
prouve  que  le  soleil  n'a  pu  parcourir  entièrement  le 
Bélier,  le  Taureau  et  les  Gémeaiu ,  sans  rétrograder 
de  90  degrés.  A  la  fin  du  trimestre  qui  suit,  c'est- 
à-dire  après  sa  visite  faite  daiis  le  Cancer,  le  Lion 
et  la  Vierge ,  il  est  reçu  dans  la  Balance ,  qui ,  comme 
le  Bélier,  établit  l'égalité  du  jour  et  de  la  nuit;  et 


ia6  GOMNrENTAIRR 

quand  il  la  quitte,  on  voit  paraître,  dans  la  partie 
opposée  de  rhémisphère,  le  Bélier  qu'il  avait  quitté 
six  mois  auparavant. 

Nous  avons  choisi ,  pour  cette  démonstration ,  le 
moment  du  coucher  du  soleil,  préférablement  à  celui 
de  sou  lever,  parce  que  le  signe  qui  le  suit  immédia- 
tement, et  qu'on  voit  à  l'horizon  aussitôt  après  son 
coucher,  est  celui-là  même  dans  lequel  nous  venons  de 
prouver  qu'il  se  prépare  à  entrer.  Or,  cette  pleuve 
est  aussi  celle  de  son  mouvement  de  rétrogradation. 
Ce  qui  vient  d'être  dit  du  soleil  et  de  la  lune  s'ap- 
plique également  aux  cinq  planètes.  Forcées ,  comme 
ces  deux  astres ,  d'obéir  à  l'impulsion  générale,  comme 
eux ,  elles  ont  un  mouvement  de  rétrogradation  vers 
les  signes  qui  les  suivent 


DU    SOITGE    DE    SCIPJON«    LIVRE    I.  197 


CHAPITRE  XIX. 

De  l'opinion  de  Platon  et  de  celle  de  Cicéron  sur 
le  rang  qu'occupe  le  soleil  parmi  les  corps  er- 
rants.  De  la  nécessité  où  se  trouve  la  lune  d'em- 
prunter sa  lumière  du  soleil,  en  sorte  qu'elle 
éclaire ,  mais  n  échauffe  pa^.  De  la  raison  pour 
laquelle  on  dit  que  le  soleil  nest  pas  positi- 
vement au  centre^  mais  presque  au  centre  des 
planètes.  Origine  des  noms  des  étoiles.  Pourquoi 
il  y  a  des  planètes  qui  nous  sont  contraires,  et 
d'autres  favorables. 

lia  rétrogradation  des  sphères  mobiles  démontréei 
nous  allons  à  présent  exposer  en  peu  de  mots  Tordre 
selon  lequel  elles  sont  rangées.  Ici  l'opinion  de  Cw 
céron  semble  différer  de  celle  de  Platon ,  puisque  le 
premier  donne  au  soleil  la  quatrième  place,  c'est-à- 
dire,  qu'il  lui  fait  occuper  le  centre  des  sept  étoiles 
mobiles;  tandis  que  le  second  le  met  immédiatement 
au-dessus  de  la  lune^. c'est-à-dire,  au  sixième  rang 
en  descendant.  Cicéron  a  pour  lui  les  calculs  d'Ar- 
chimède  et  des  astronomes  cbaldéens  ;  le  sentiment 
de  Platon  est  celui  des  prêtres  égyptiens,  à  qui  nous 
devons  toutes  nos  connaissances  philosophiques.  Se- 
lon eux  le  soleil  est  entre  la  lune  et  Mercure;  mais 
c(»nime  ils  ont  senti  qu'ainsi  placé  il  pourrait  paraître 


I  a  8  GOMMENT  klRE 

au-dessus  de  Mercure  et  de  Vénus,  ils  ont  indiqué 
la  cause  de  cette  apparence,  qui  est  une  réalité  pour 
certaines  personnes;  et  nous  allons  voir  que  cette 
dernière  opinion  n'est  pas  dénuée  de  vraisemblance. 
Voici  ce  qui  Ta  fait  naître. 

La  distance  qui  sépare  la  sphère  de  Saturne,  la 
plus  élevée  de  toutes,  de  celle  de  Jupiter  qui  est  au- 
dessous  de  lui,  est  si  grande,  que  le  premier  emploie 
trente  ans  à  faire  sa  révolution  dans  le  zodiaque,  pen- 
dant que  le  second  n'en  emploie  que  douze.  Après  la 
sphère  de  Jupiter  vient  celle  de  Mars  qui  achève  en 
deux  ans  sa  visite  des  douze  signes ,  tant  est  grand 
l'intervalle  qui  l'éloigné  de  Jupiter;  Vénus  placée  au- 
dessous  de  Mars  est  assez  éloignée  de  lui  pour  la  ter- 
miner en  un  an.  Or,  Mercure  est  si  près  de  Vénus, 
et  le  soleil  est  si  peu  éloigné  de  Mercure,  que  cette 
période  d'une  année,  ou  à  peu  près,  est  la  même 
pour  ces  trois  astres.  Cicéron  a  donc  eu  raison  de 
donner  pour  escorte  au  soleil  deux  planètes  qui ,  pen- 
dant une  mesure  de  temps  toujours  la  même,  ne  s'é- 
loignent jamais  beaucoup  l'une  de  l'autre.  A  l'égard 
de  la  lune  qui  occupe  la  région  la  plus  basse ,  sa  dis- 
tance des  trois  sphères  dont  nous  venons  de  parler 
est  telle  qu'elle  effectue  en  vingt-huit  jours  la  même 
Course  que  celles-ci  n'accomplissent  qu'en  un  an.  L'an- 
tiquité a  été  parfaitemement  d'accord  sur  le  rang  des 
trois  planètes  supérieures, et  sur  celui  de  la  lune.  La 
prodigieuse  distance  qu'observent  entre  elles  les  trois 
premières ,  et  le  grand  éloignement  où  la  dernière  se 
trouve  des  autres  corps  errants,  ne  permettait  pas 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    I.  12^ 

qu'on  pût  s'y  tromper;  mais  Vénus,  Mercure  et  le 
soleil  sont  tellement  rapprochés ,  que  leur  situation 
réciproque  ne  put  être  aussi  facilement  déterminée , 
si  ce  n'est  par  les  Egyptiens,  trop  habiles  pour  n'avoir 
pas  trouvé  le  nœud  de  la  difficulté.  Voici  en  quoi 
elle  consiste  :  l'orbite  du  soleil  est  placée  au-dessous  de 
celle  de  Mercure,  et  celle-ci  a  au-dessus  d'elle  l'orbite 
de  Vénus;  d'où  il  suit  que  ces  deux,  planètes  parais- 
sent tantôt  au-dessus,  tantôt  au-dessous  du  soleil,  selon 
qu'elles  occupent  la  partie  supérieure  ou  inférieure 
de  la  ligne  qu  elles  doivent  décrire.  C'est  dans  cette 
dernière  circonstance ,  bien  remarquable ,  parce  qu'a- 
lors elles  ont  plus  d'éclat ,  que  ces  étoiles  ont  été  ob- 
servées par  ceux  qui  les  placent  au-dessous  du  soleil. 
Et  voilà  ce  qui  a  mis  en  crédit  cette  dernière  opinion , 
adoptée  presque  généralement. 

Cependant  le  sentiment  des  Égyptiens  est  plus  sa- 
tisfaisant pour  ceux  qui  ne  se  contentent  pas  des  ap- 
parences; il  est  appuyé,  comme  l'autre,  du  témoi- 
gnage de  la  vue,  et,  de  plus,  il  rend  raison  de  la 
clarté  de  la  lune,  corps  opaque  qui  doit  nécessai- 
rement avoir  au-dessus  de  lui  la  source  dont  il  em- 
prunte son  éclat.  Ce  système  sert  donc  à  démontrer 
que  la  lune  ne  brille  pas  de  sa  propre  lumière,  et 
que  toutes  les  autres  étoiles  mobiles,  situées  au-delà 
du  soleil,  ont  la  leur  propre  qu'elles  doivent  à  la  pu- 
l'eté  de  l'éther,  qui  communique  à  tous  les  corps  ré- 
pandus dans  son  sein  la  propriété  d'éclairer  par  eux- 
mêmes.  Cette  lumière  éthérée  pèse  de  toute  la  masse 
de  ses  feux  sur  la  sphère  du  soleil,  de  manière  que 


I. 


1 3o  COMirBirT4IRE 

les  zones  du  ciel  éloignées  de  lui  languissent  sous 
un  froid  rigoureux  et  perpétuel ,  ainsi  qu'on  le  verra 
sous  peu.  Mais  la  lune  étant  la  seule  des  planètes  qui 
soit  au-dessous  du  soleil,  et  dans  le  voisinage  d'une 
région  qui  n'est  pas  lumineuse  par  elle-même,  et  où 
tout  est  périssable,  ne  peut  être  éclairée  que  par 
Tastre  du  jour.  On  lui  a   donné  le  nom  de  terre 
éthérée ,  parce  qu'elle  occupe  la  partie  la  plus  basse 
de  i'éther,  comme  la  terre  occupe  la  partie  la  plus 
basse  de  l'univers.  La  lune  n'a  point  cependant  l'im- 
mobilité de  la  terre ,  parce  que  dans  une  sphère  en 
mouvement ,  le  centre  seul  est  immobile.  Or,  la  terre 
est  le  centre  de  la  sphère  universelle  ;  elle  doit  donc 
seule  être  immobile.  Ajoutons  que  la  terre  brille  de 
rédat  qu'elle  reçoit  du  soleil ,  mais  ne  peut  le  ren- 
voyer; au  lieu  que  la  lune  a  la  propriété  du  miroir, 
celle  de  réfléchir  les  rayons  lumineux.  La  terre,  en 
effet,  esti^un  composé  des  parties  les  plus  grossières 
de  l'air  et  de  l'eau, substances  concrètes  et  denses,  et 
par  conséquent  imperméables  à  la  lumière,  qui  ne 
peut  agir  qu'à  leur  surface.  Il  n'en  est  pas  de  même 
de  la  lune;  elle  est,  à  la  vérité,  sur  les  confins  de 
la  région  supérieure  ;  mais  cette  région  est  celle  du 
fluide  igné  le  plus  subtil.  Ainsi ,  quoique  les  molé- 
cules lunaires  soient  plus  compactes  que  celles  des 
autres  corps  célestes,  comme  elles  le  sont  beaucoup 
moins  que  celles  de  la  terre,  elles  sont  plus  propres 
que  ces  dernières  à  recevoir  et  à  renvoyer  la  lu- 
mière. La  lune  ne  peut  néanmoins  nous  transmettre 
la  seiisation  de  la  chaleur  ;  cette  prérogative  n'appar- 


DU    SONGE    1>E   SGIPIOlf.   LIVRE    I.  l3l 

tient  qu^aux  rayons  solaires, qui,  arrivant  immédiate- 
ment sur  la  terre,  nous  communiquent  le  feu  dont  se 
compose  leur  essence;  tandis  que  la  lune,  qui  se  laisse 
pénétrer  par  ces  mêmes  rayons  dont  elle  tire  son 
éclat,  absorbe  leur  chaleur,  et  nous  renvoie  seulement 
leur  lumière.  Elle  est  à  notre  égard  comme  un  mi- 
roir qui  réfléchit  la  clarté  d'un  feu  allumé  à  quelque 
distance  ;  ce  miroir  offre  bien  Timage  du  feu ,  mais 
cette  image  est  dénuée  de  toute  chaleur. 

Le  sentiment  de  Platon,  ou  plutôt  des  Égyptiens, 
relativement  au  rang  qu'occupe  le  soleil ,  et  celui  qu'a 
adopté  Cicéron  en  assignant  à  cet  astre  la  quatrième 
place,  sont  maintenant  suffisamment  connus,  ainsi 
que  la  cause  qui  a  fait  naître  cette  diversité  dans  leurs 
opinions.  On  sait  aussi  ce  qui  a  engagé  celui-ci  à  dira 
que  a  le  dernier  cercle  est  celui  de  la  lune ,  qui  reçoit 
sa  lumière  des  rayons  du  soleil  ;  »  mais  nous  avons 
encore  à  nous  rendre  raison  d'une  expression  de  Ci* 
céron  :  dans  l'ordre  des  sphères  mobiles ,  celle  du  so- 
leil est ,  selon  lui ,  la  quatrième.  Or,  quatre  est  rigou* 
reusement  le  nombre  central  entre  sept  et  l'unité; 
pourquoi  donc  ne  place-t*il  pas  le  globe  solaire  juste 
au  centre  des  sept  autt*es,  et  pourquoi  dit-il  :  a  En- 
suite, presquau  centre  de  cette  région  domine  le 
soleil  »?  Il  est  aisé  de  justifier  cette  manière  de  par- 
ler :  le  soleil  peut  occuper,  numériquement  parlant, 
le  quatrième  rang  parmi  les  planètes,  sans  être  le 
point  central  de  l'espace  dans  lequel  elles  se  meuvent. 
Il  a  en  effet  trois  de  ces  corps  au-dessus  de  lui,  et 
trois  au-dessous;  mais,  calcul  fait  de  l'étendue  qu  em* 

9- 


l3a  COMMENTAIRE 

brassent  les  sept  sphères,  la  région  de  son  mouve- 
ment n'en  est  pas  le  centre,  car  il  est  moins  éloigné 
des  trois  étoiles  inférieures  qu'il  ne  l'est  des  trois  su-« 
périeures.  C'est  ce  que  nous  allons  prouver  clairement 
et  succinctement. 

Saturne,  la  plus  élevée  de  ces  sept  étoiles,  met 
trente  ans  à  parcourir  ie  zodiaque;  la  lune,  qui  est 
la  plus  rabaissée  vers  la  terre ,  achève  sa  course  en 
moins  d'un  mois;  et  le  soleil ,  leur  intermédiaire,  em- 
ploie un  an  à  décrire  son  orbite  :  ainsi  le  mouvement 
périodique  de  Saturne  est  à  celui  du  soleil  comme 
trente  est  à  un ,  et  celui  du  soleil  est  à  celui  de  la 
lune  comme  douze  est  à  un.  On  voit  par  là  que  le 
soleil  n'est  pas  positivement  au  centre  de  l'espace  dans 
lequel  ces  corps  errants  font  leurs  révolutions  :  mais 
il  était  question  de  sept  sphères;  et,  comme  quatre 
est  le  terme  moyen  entre  sept  et  un,  Cicéron  a  pu 
faire  du  soleil  le  centre  du  système  planétaire;  et 
parce  qu'il  ignore  la  distance  relative  des  sept  corps 
dont  il  s'agit,  il  modifie  son  expression  au  moyen  du 
mot  presque. 

Observons  ici  qu'il  n'existe  pas  dans  la  nature  plus 
de  planète  de  Saturne  que  de  planète  de  Mars ,  ou 
de  Jupiter;  ces  noms,  et  tant  d'autres,  d'invention 
humaine,  furent  imaginés  pour  pouvoir  compter  et 
coordonner  les  corps  célestes;  et  ce  qui  prouve  que 
ce  sont  des  dénominations  arbitraires  dans  lesquelles 
la  nature  n'est  pour  rien ,  c'est  que  l'aïeul  de  Scipion , 
au  lieu  de  dire  l'étoile  de  Saturne,  de  Jupiter,  de 
Mars,  etc.,  emploie  ces  expressions  :  «  Le  premier  est 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    I.  1 33 

appelé  Saturne  par  les  mortels,  puis  Tastre  que  vous 
nommez  Jupiter,  le  terrible  et  sanglant  météore  de 
Mars,  etc.  »  Quand  il  dit  que  l'astre  de  Jupiter  est 
propice  et  bienfaisant  au  genre  humain,  que  te  méi- 
téore  de  Mars  est  sanglant  et  terrible ,  il  &it  allusion 
à  la  blancheur  éclatante  de  la  première,  et  à  la  teinte 
roussâtre  de  la  seconde,  ainsi  qu'à  l'opinion  de  ceux 
qui  pensent  que  ces  planètes  influent ,  soit  en  bien , 
soit  en  mal  sur  le  sort  des  hommes.  Suivant  eux. 
Mars  présage  généralement  les  plus  grands  malheurs, 
et  Jupiter  les  événements  les  plus  favorables. 

Si  l'on  est  curieux  de  connaître  k  cause  qui  a  fait 
attribuer  un  caractère  de  malignité  à  des  substances 
divines  (telle  est  l'opinion  qu'on  a  de  Mars  et  de  Sar 
turne),  et  qui  a  mérité  à  Jupiter  et  à  Vénus  cette 
réputation  de.  bénignité  que  leur  ont  donnée  les  pro- 
fesseurs de  la  science  généthliaque,  comme  si  la  na^ 
ture  des  êtres  divins  n'était  pas  homogène,  je  vais 
l'exposer  telle  qu'on  la  trouve  dans  le  seul  auteur  que 
je  sache  avoir  traité  cette  matière.  Ce  qu'on  va  lire 
est  extrait  des  trois  livres  qu'a  écrits  Ptolémée  sur 
l'harmonie. 

Ija  tendance,  dit  ce  géographe  astronome,  que 
montrent  des  substances  diverses  à  se  lier  et  à  s'unir 
par  d'étroits  rapports ,  est  l'effet  de  quelques  nombres 
positifs  sans  l'intermédiaire  desquels  deux  choses  ne 
pourraient  opérer  leur  jonction  :  ces  nombres  sont 
répitrite,  Thémiole,  l'épogdous,  la  raison  double,  triple 
et  quadruple.  Nous  ne  donnons  ici  que  leurs  noms; 
plus  tard ,  en  parlant  de  l'harmonie  du  ciel ,  nous  au- 


1 34  GOMITENTAIRB 

rotïs  une  occasion  favorable  de  faire  connaître  leurs 
valeurs  et  leurs  propriétés.Tenons-nous-en,  pour  le 
moment,  à  savoir  que  sans  ces  nombres  il  n  y  aurait 
dans  la  nature  ni  liaison  ni  union. 

liC  soleil  et  la  lune  sont  les  deux  astres  qui  ont  le 
plus  d'influence  sur  notre  existence  ;  car,  sentir  et 
végéter  sont  deux  qualités  inhérentes  à  tous  les 
êtres  périssables  r-or,  nous  tenons  la  première  du 
soleil,  et  la  seconde  du  globe  lunaire  :  nous  de- 
vons donc  à  Tune  et  à  Tautre  étoile  le  bienfait  de  la 
vie.  Cependant  les  cinq  autres  sphères  mobiles  par- 
tagent  avec  le  soleil  et  la  lune  le  pouvoir  de  déter- 
miner nos  actions  et  leurs  résultats.  Parfois  il  arrive 
que  les  calculs  des  nombres  mentionnés  ci-dessus,  éta- 
blis sur  la  position  relative  de  ces  deux  derniers 
globes  et  des  cinq  premiers,  ont  un  rapport  exact, 
et  quelquefois  aussi  ce  rapport  est  nuL  Ces  conve- 
nances de  nombres  existent  toujours  entre  Vénus  et 
Jupiter,  et  entre  le  soleil  et  la  lune,  avec  cette  diffé- 
rence que  l'union  de  Jupiter  et  du  soleil  est  cimentée  - 
par  la  totalité  des  relations  numériques,  tandis  que 
celle  de  Jupiter  avec  la  lune  ne  Test  que  par  plusieurs 
de  ces  rapports  ;  de  même  Tassociation  de  Vénus  et 
de  la  lune  est  garantie  par  l'accord  de  tous  les  nom- 
bres, et  celle  de  Vénus  et  du  soleil  Test  seulement 
par  celui  de  plusieurs  d'entre  eux.  Il  suit  de  là  que 
de  ces  deux  planètes,  réputées  bénignes,  savoir,  Ju- 
piter et  Vénus,  la  première  a  plus  d'affinité  avec  le 
soleil ,  et  la  seconde  avec  la  lune.  Elles  nous  sont  donc 
d'autant,  plus  favorables,  qu'elles  ont  des  liaisons  de 


DU    SONGE   DE    «CIPJON,   LIVRE   |.  l35 

nombres  plus  intimes  avec  les  deux  astres  qui  nous 
ont  donné  l'être.  Quant  aux  planètes  de  Saturne  et 
de  Mars,  etles  ne  sont  pas  tellement  privées  de  tous 
rapports  avec  les  deux  Hambei^ux  du  monde,  qu'on 
ne  puisse  trouver  au  dernier  degré  de  Téchelle  nu- 
mérique l'aspect  de  Saturne  avec  le  soleil,  et  celui  de 
Mars  avec  la  lune;  d'où  Ton  voit  qu'elles  doivent  être 
peu  amies  de  l'homme ,  puisqu'elles  ont  avec  les  au^ 
teurs  de  nos  jours  des  relations  de  nombres  trop  iur 
directs.  Nous  dirons  ailleurs  pourquoi  ces  deux  astres 
sont  considérés  quelquefois  comme  dispensateurs  de 
la  puissance  et  de  la  richesse;  qu'on  veuille  bien 
se  contenter  à  présent  de  l'explication  que  nous  ve- 
nons de  donner  sur  les  deux  étoiles  de  Jupiter  et  de 
Mars,  l'une  salutaire,  et  l'autre  i*edoutable.  Selon 
Plotin,  dans  son  traité  intitulé  du  Pouvoir  des  jàs* 
treSf  les  corps  célestes  n'ont  aucuu  pouvoir,  aucune 
autorité  sur  l'homme;  mais  il  affirme  que  les  événe- 
ments qui  nous  sont  réservés  par  les  décrets  immua- 
bles du  destin  peuvent  nous  être  prédits  d'après  le 
cours,  la  station  et  la  rétrogradation  des  sept  corps 
dont  il  est  question, et  qu'il  en  est  de  ces  prédictions 
comme  de  celles  des  oiseaux  qui ,  soit  en  mouvement , 
soit  en  repos ,  qous  annoncent  l'avenir  qu'ils  ignorent 
par  leur  vol  ou  par  leur  voix.  C'est  dans  ce  sens  que 
Jupiter  mérite  le  surnom  de  salutaire,  et  Mars  celui 
de  redoutable,  puisque  le  premier  nous  pronostique 
le  l^onbeur,  et  le  second  l'infortune. 


l36  COMMEnTAIRE 


CHAPITRE  XX. 

Des  différents  noms  du  soleil^  et  de  sa  grandeur. 

Ce  n'est  pas  un  abus  de  mots,  ni  une  louange  ou- 
trée de  la  part  de  Cicéron ,  que  tous  ces  noms  qu'il 
donne  au  soleil,  de  chef  y  de  roi^  de  modérateur  des 
autres  flam^beaux  célestes  j  d* intelligence  et  de  pria-- 
cipe  régulateur  du  monde;  ces  titres  sont  l'expres- 
sion vraie  des  attributs  de  cet  astre.  Voici  ce  que  dit 
Platon,  dans  son  Timée^  en  parlant  des  huit  sphères  : 
«Dieu,  voulant  assujettir  à  des  règles  immuables  et 
faciles  à  connaître  les  révolutions  plus  ou  moins 
promptes  de  ces  globes ,  alluma ,  dans  la  seconde  ré- 
gion circulaire,  en  remontant  de  la  terre,  les  feux  de 
l'étoile  que  nous  nommons  soleil.  »  Qui  ne  croirait , 
d'après  cette  manière  de  s'exprimer,  que  les  autres 
corps  mobiles  empruntent  leur  lumière  du  flambeau 
du  jour?  Mais  Cicéron,  bien  convaincu  que  tous  bril- 
lent de  leur  propre  éclat,  et  que  la  lune  seule,  comme 
souvent  nous  l'avons  dit,  est  privée  de  cet  avantage, 
donne  un  sens  plus  clair  à  l'énoncé  de  Platon,  et 
fait  entendre  en  même  temps  que  le  soleil  est  le  grand 
réservoir  de  la  lumière;  car,  non-seulement  il  dit  de 
cet  astre,  qu'il  est  le  chef  le  roi  y  et  le  modérateur 
des  autres  flambeaux  célestes  (ces  derniers  mots 
prouvent  qu'il  n'ignore  pas  que  les  planètes  ont  leur 


DU    SONGE    DE    SGIPIOll.    LIVRE   I.  187 

lumière  propre),  mais  cette  qualification  de  chef  et 
de  roi  des  autres  corps  lumineux  a  chez  lui  la  même 
acception  que  celle  de  source  de  la  lumière  éthérée, 
quVmpIoie  Heraclite. 

Le  soleil  est  le  chef  des  astres ,  parce  que  sa  ma- 
jestueuse splendeur  lui  assigne  parmi  eux  le  rang  le 
plus  distingué;  il  est  leur  roi,  parce  qu'il  paraît  seul 
grand  entre  tous  :  aussi  son  nom  latin  est-il  dérivé 
d'un  mot  de  cet  idiome  qui  signifie  seul.  Il  est  le 
modérateur  des  autres  a$lres,  parce  qu'il  fixe  les  li- 
mites dans  lesquelles  ils  sont  forcés  d'opérer  leurs 
mouvements  directs  et  rétrogrades.  En  effet,  chaque 
étoile  errante  doit  parcourir  un  espace  déterminé, 
avant  d'atteindre  le  point  de  son  plus  grand  éloigne- 
ment  du  soleil.  Arrivée  à  ce  point  qu'elle  ne  peut  dé- 
passer, elle  semble  rétrograder;  et  lorsqu'elle  est  par- 
venue à  la  limite  fixée  pour  son  mouvement  rétro- 
grade ,  elle  reprend  de  nouveau  son  mouvement 
direct.  Tous  les  corps  lumineux  voient  donc  dans  le 
soleil  le  puissant  modérateur  de  leur  course  circu- 
laire. Son  nom  d'intelligence  du  monde  répond  à 
celui  de  cœur  du  ciel,  que  lui  ont  donné  les  physiciens; 
et  ce  nom  lui  est  bien  dû,  car,  ces  phénomènes  que 
nous  voyons  au  ciel  suivre  des  lois  immuables ,  cette 
vicissitude  des  jours  et  des  nuits ,  leur  durée  respec- 
tive, alternativement  plus  longue  ou  plus  courte,  leur 
parfaite  égalité  à  certaines  époques  de  l'année,  cette 
chaleur  modérée  et  bienfaisante  du  printemps,  ces 
feux  brûlants  du  Cancer  et  du  Lion ,  la  douce  tiédeur 
des  vents  d'automne ,  et  le  froid  rigoureux  qui  sépare 


l38  COMMENTAIRE 

les  deux  saisons  tempérées,  tous  ces  effets  sont  le  ré* 
sultat  de  la  marche  régulière  d'un  être  intelligent. 
Cl'est  donc  avec  raison  qu'on  a  nommé  cœur  du  ciel 
l'astre  dont  tous  les  actes  sont  empreints  de  l'enten- 
dement divin. 

Cette  dénomination  convient  d'autant  mieux  qu'il 
est  dans  la  nature  du  fluide  igné  d'être  toujours  en 
mouvement.  Or,  nous  avons  dit  plus  haut  que  le  soleil 
avait  reçu  le  nom  de  source  de  la  lumière  éthérée; 
il  est  donc  pour  ce  fluide  ce  que  le  cœur  est  pour 
rétre  animé.  Le  mouvement  est  une  propriété  inhé- 
rente à  ce  viscère;  et  quelle  que  soit  la  cause  qui  sus- 
pende un  seul  instant  ce  mouvement,  l'animal  cesse 
d'exister.  Ici  finit  ce  que  nous  avions  à  dire  sur  ce 
titre  d'intelligence  du  monde,  donné  au  soleil  par 
Cioéron.  Quant  à  la  raison  pour  laquelle  il  le  nomme 
principe  régulateur  du  monde,  elle  est  aisée  à  trou- 
ver; car  il  est  tellement  vrai  que  le  soleil  règle  la 
température,  non- seulement  de  la  terre,  mais  celle 
du  ciel  appelé  avec  raison  sphère  du  monde,  que 
les  deux  extrémités  de  cette  sphère,  les  plus  éloignées 
de  l'orbite  solaire,  sont  privées  de  toute  chaleur,  et 
languissent  dans  un  continuel  état  de  torpeur.  Nous 
reviendrons  incessamment  sur  cet  objet,  auquel  nous 
donnerons  plus  de  développement. 

Il  nous  reste  maintenant  à  parler  de  la  grandeur 
du  soleil.  Le  peu  que  nous  avons  à  dire  à  ce  sujet  est 
appuyé  sur  des  témoignages  irrécusables,  et  ne  sera 
pas  sans   intérêt.  Le  principal  but  des  physiciens. 


DU    SONGE   ])R    SCIPIOK.    LIVRE    I.  ]  Sq 

dans  toutes  leurs  recherches  sur  la  mesure  de  cet  astre, 
a  été  de  connaître  l'excès  de  sa  grandeur  sur  celle  de 
la  terre.  D'après  Ératosthènes,  dans  son  traite  des 
mesures,  celle  de  la  terre,  multipliée  par  vingt-sept, 
donne  celle  du  soleil  ;  et  selon  Possidonius,  ce  mul* 
tiplicateur  est  infiniment  trop  faible.  Ces  deux  sa* 
vants  s'appuient,  dans  leurs  hypothèses,  sur  les  écli- 
pses de  lune  :  c'est  par  ce  phénomène  qu'ils  démon* 
trent  que  le  soleil  est  plus  grand  que  la  terre,  et  c'est 
de  la  grandeur  du  soleil  qu'ils  déduisent  la  cause 
des  éclipses  de  lune;  en  sorte  que  de  ces  deux  propo- 
sitions qui  doivent  s'étayer  réciproquement,  aucune 
n'est  démontrée,  et  que  la  question  reste  indécise; 
car,  que  peut-on  prouver  à  l'aide  d'une  assertion  qui 
a  besoin  d'être  prouvée?  Mais  les  Égyptiens,  sans 
rien  donner  aux  conjectures ,  sans  chercher  à  s'aider 
des  éclipses  de  lune,  ont  voulu  d'abord  établir  par 
des  preuves  isolées,  et  se  sufiBsant  à  elles-mêmes, 
l'excès  de  grandeur  du  soleil  sur  celle  de  la  terre , 
afin  d'en  conclure  ensuite  la  cause  des  éclipses  de 
lune.  Or,  il  était  évident  que  ce  ne  pourrait  être 
qu'après  avoir  mesuré  les  deux  sphères,  qu'on  arri* 
verait  à  cette  conclusion,  puisqu'elle  devait  être  le 
résultat  de  la  comparaison  des  deux  grandeurs.  La 
mesure  de  la  terre  pouvait  être  aisément  déterminée 
par  le  calcul  aidé  du  sens  de  la  vue  ;  mais ,  pour  avoir 
celle  du  soleil,  il  fallait  obtenir  celle  du  ciel,  à  tra- 
vers lequel  il  Ëiit  sa  révolution.  Les  astronomes  égyp- 
tiens se  décidèrent  donc  ài  mesurer  d'abord  le  ciel , 


l4o  COMMENTAIRE 

OU  plutôt  la  courbe  que  le  soleil  y  décrit  dans  sa 
course  annuelle ,  afin,  d'arriver  à  la  connaissance  des 
dimensions  de  cet  astre. 

C'est  ici  le  moment  d'engager  ceux  qui,  n'ayant  rien 
de  mieux  à  faire,  emploient  leurs  loisirs  à  feuilleter 
cet  ouvrage,  de  les  engager,  dis-je,  à  ne  pas  regarder 
cette  entreprise  de  Tantiquité  comme  un  acte  de  folie, 
fait  pour  exciter  l'indignation  ou  la  pitié.  Ils  verront 
bientôt  que  le  génie  sut  se  frayer  la  route  à  l'exécution 
d'un  projet  qui  semble  excéder  les  bornes  de  l'en- 
tendement humain,  et  qu'il  parvint  à  découvrir  la 
grandeur  du  ciel ,  au  moyen  de  celle  de  la  terre;  mais 
l'exposition  des  moyens  qu'il  employa  doit  être  pré- 
cédée de  quelques  notions  qui  en  faciliteront  l'intelli- 
gence. 

Le  milieu  de  tout  cercle,  ou  de  toute  sphère,  se 
nomme  centre,  et  ce  centre  n'est  qu'un  point  qui  sert 
à  faire  connaître,  de  manière  à  ce  qu'on  ne  puisse  s'y 
tromper,  ce  milieu  du  cercle  ou  de  la  sphère.  En  outre, 
toute  droite  menée  d'un  point  quelconque  de  la  circon- 
férence à  un  autre  point  de  cette  même  circonférence 
donne  nécessairement  une  portion  de  cercle;  mais  cette 
portion  du  cercle  peut  bien  ne  pas  être  sa  moitié.  Il 
n'est  divisé  en  deux  parties  égales  que  lorsque  la  ligne 
est  menée  d'un  point  de  la  circonférence  au  point  op*- 
posé  en  passant  par  le  centre.  Dans  ce  cas,  cette  ligne 
se  nomme  diamètre.  De  plus ,  on  obtient  la  mesure 
d'une  circonférence  quelconque,  en  multipliant  par 
trois  le  diamètre  du  cercle,  et  en  ajoutant  à  ce  pro- 
duit le  septième  de  ce  même  diamètre.  Supposons- 


DU    SONGE    DB    SCIPION.    LIVRE    I.  l4l 

le  de  sept  pieds  ;  le  produit  par  trois  sera  vingt-un  ; 
ajoutons  à  ce  produit  le  septième  de  sept  pieds,  c'est- 
à-dire  un  pied,  nous  aurons  vingt-deux  pieds  pour  la 
longueur  de  la  circonférence.  Nous  pourrions  donner 
à  ces  propositions  la  plus  grande  évidence ,  et  les  ap- 
puyer de  démonstrations  géométriques ,  si  nous  n'é- 
tions persuadés  qu'elles  ne  peuvent  être  l'objet  d'un 
doute ,  et  si  nous  ne  craignions  de  nous  étendre  outre 
mesure.  Nous  croyons  cependant  devoir  ajouter  que 
l'ombre  de  la  terre,  occasionnée  par  l'absence  du 
soleil,  qui  vient  de  passer  dans  l'autre  hémisphère, 
et  qui  répand  sur  notre  globe  cette  obscurité  qu'on 
appelle  la  nuit,  égale  en  hauteur  le  diamètre  de  la 
terre  multiplié  par  soixante.  Cette  colonne  d'ombre, 
qui  s'étend  jusqu'à  l'orbite  solaire,  ferme  tout  passage 
à  la  lumière,  et  nous  plonge  dans  les  ténèbres.  Com- 
mençons donc  par  déterminer  la  longueur  du  diamètre 
terrestre,  afin  de  connaître  son  produit  par  soixante: 
ces  antécédents  nous  conduiront  aux  mesures  que 
nous  cherchons.  Suivant  Ic^  dimensions  les  plus 
exactes  et  les  mieux  constatées ,  la  circonférence  de 
la  terre  entière,  y  compris  ses  parties  habitées  et 
celles  inhabitables,  est  de  deux  cent  cinquante-deux 
mille  stades  :  ainsi  son  diamètre  est  de  quatre-vingt 
mille  stades,  et  quelque  chose  de  plus,  selon  ce  qui 
a  été  dit  plus  haut ,  que  la  circonférence  égale  trois 
fois  le  diamètre,  plus  son  septième;  et  comme  ce  n'est 
pas  le  circuit  du  globe,  mais  son  diamètre  qu'il  s'agit 
de  multiplier,  pour  obtenir  la  hauteur  de  l'ombre 
terrestre,  prenons  pour  facteurs  les  deux  quantités 


1 4a  COM  MESTTAIRE 

80,000  et  60;  elles  nous  donneront,  pour  Tétendue 
en  élévation  de  l'ombre  de  la  terre  à  l'orbite  du  so- 
leil, un  produit  de  49800,000  stades.  Or,  la  terre  oc* 
cupe  le  point  central  de  l'orbite  solaire;  d'où  il  suit 
que   l'ombre   qu'elle  projette    égale  en  longueur  le 
rayon  du  cercle  que  décrit  le  soleil.  11  ne  s'agit  donc 
que  de  doubler  ce  rayon  pour  avoir  le  diamètre  de 
l'orbite  solaire  :  ce  diamètre  est,  par  conséquent,  de 
9,600,000  stades.  Maintenant,  rien  n'est  plus  aisé 
que  de  connaître  la  longueur  de  la  ligne  circulaire 
parcourue  par  l'astre  du  jour;  il  ne  faut  pour  cela 
que  tripler  cette  longueur,  puis  ajouter  au  produit  la 
septième  partie  de  cette  même  longueur,  l'on  trouvera 
pour  résultat  une  quantité  de  80,170,000  stades,  ou 
environ.  Nous  venons  de  donner  non  «seulement  la 
circonférence  et  le  diamètre  de  la  terre ,  mais  encore 
la  circonférence  et  le  diamètre  de  la  courbe,  autour 
de  laquelle  le  soleil  se  meut  annuellement;  nous  allons 
à  présent  donner  la  grandeur  de  cet  astre,  ou  du 
moins  exposer  les  moyens  qu'employa  la  sagacité  égyp* 
tienne  pour  trouver  cette  grandeur.  Les  dimensions 
de  l'orbite  solaire  avaient  été  déterminées  au  moyen 
de  l'ombre  de  la  terre;  ce  fut  d'après  la  mesure  de 
cette  orbite  que  le  génie  détermina  celle  du  soleil. 
Voici  comment  il  procéda. 

Le  jour  de  l'équinoxe,  avant  le  lever  de  cet  astre, 
on  disposa  sur  un  plan  horizontal  un  vase  de  pierre, 
hémisphérique  et  concave.  De  son  centre  s'élevait  un 
style  parallèle  à  l'axe  de  la  terre,  dont  l'ombre,  diri- 
gée par  la  marche  du  soleil ,  devait  indiquer  chacune 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    I.  l/^'i 

des  douze  heures  du  jour  figurées  par  autant  de  lignes 
tracées  au-dedans  de  ce  vase.  Or,  on  sait  que  Tombre 
du  style  d'une  sembiablje  horloge  emploie  autant  de 
temps  à  s'étendre  de  l'une  à  l'autre  de  ses  extrémi- 
tés, que  le  soleil  en  emploie,  depuis  son  lever  jus- 
qu'à son  coucher,  à  parcourir  la  moitié  du  ciel ,  ou 
l'un  des  deux  hémisphères;  car  il  n'en  achève  le  tour 
entier  qu'en  un  jour  et  une  nuit.  Ainsi,  les  progrès  de 
l'ombre  dans  le  vase  sont  en  raison  de  ceux  du  so- 
leil dans  le  ciel.  Au  moment  donc  où  cet  astre  allait 
paraître ,  un  observateur  attentif  se  plaça  près  du 
cadran  équinoxial  parallèle  à  l'horizon,  et  les  premiers 
rayons  venaient  d'atteindre  les  sommités  du  globe , 
lorsque  l'ombre,  tombant  du  haut  du  style,  vint  frap- 
per la  partie  supérieure  du  vase.  Le  point  frappé  par 
cette  ombre  fut*aussitôt  noté;  et  J'observation,  con- 
tinuée aussi  long -temps  que  le  disque  solaire  se  fit 
voir  tout  entier,  cessa  dès  que  la  partie  inférieure 
de  son  limbe  toucha  Thorizon  ;  alors  la  ligne  jusqu'à 
laquelle  l'ombre  venait  de  parvenir  dans  le  vase  fut 
également  marquée.  L'on  prit  ensuite  la  mesure  de 
l'espace  renfermé  entre  les  deux  traits,  et  qui  don- 
nait celle  du  diamètre  du  soleil.  Elle  fut  trouvée  égale 
à  la  neuvième  partie  de  l'intervalle  compris  entre  la 
partie  supérieure  du  vase  et  la  ligne  qui  indiquait  la 
première  heure.  Il  fut  ainsi  démontré  qu'à  l'époque 
de  l'équinoxe,  le  soleil  présente  neuf  fois  son  diamè- 
tre dans  une  heure;  et  comme  son  cours,  dans  l'un 
des  hémisphères ,  ne  s'achève  qu'en  douze  heures ,  et 
que  neuf  fois  douze  égaleùt  cent  huit,  il  est  évident  que 


1 44  GOMMEITTAIRE 

le  diamètre  du  soleil  est  la  cent  huitième  partie  de  la 
moitié  du  cercle  équinoxial,  ou  la  deux  cent  seizième 
du  cercle  entier.  Mais  nous  avons  démontré  que  la 
longueur  de  cette  ligne  circulaire  est  de  30,170,000 
stades  :  donc  la  deux  cent  seizième  partie  de  cette 
quantité ,  ou  environ  1 4o,ooo  stades ,  est  la  mesure 
du  diamètre  solaire;  ce  qui  est  presque  le  double  de 
celui  de  la  terre.  Or,  la  géométrie  nous  apprend  que 
de  deux  corps  sphériques,  celui  dont  le  diamètre  est 
le  double  de  celui  de  l'autre  a  huit  fois  sa  circonfé- 
rence :  donc  le  soleil  est  huit  fois  plus  grand  que  la 
terre.  Cette  ^lesure  de  la  grandeur  du  soleil  est  un 
extrait  fort  succinct  d'un  grand  nombre  d'écrits  sur 
cette  matière. 


CHAPITRE  XXI. 

Pourquoi  Ton  dit  que  les  étoiles  mobiles  parcourent 
les  signes  du  zodiaque ,  bien  que  cela  ne  soit  pas. 
De  la  cause  de  Vinégalité  de  temps  qu'elles 
emploient  respectivement  à  faire  leurs  réuolu- 
tions.  Des  mojrens  qu'on  a  employés  pour  di- 
iriser  le  zodiaque  en  douze  parties. 

Nous  avons  dit  qu'au-dessous  du  ciel  des  fixes, 
sept  sphères  ayant  un  centre  commun  font  leurs  ré- 
volutions à  une  grande  distance  de  la  voûte  céleste , 
et  dans  des  orbites  bien  éloignées  les  unes  des  autres. 
Pourquoi  donc  dit-on  que  toutes  parcourent  les  signes 


DU    SONGS   D£   SCIPION.    LIVRE    I.  l45 

du  zodiaque,  seul  cercle  de  ce  nom,  et  formé  de  con- 
stellations fixées  au  ciel  ?  La  réponse  à  cette  question 
se  déduit  aisément  de  la  question  même.  Il  est  bien 
vrai  que  ni  le  soleil,  ni  la  lune,  ni  aucun  des  cinq 
corps  errants,  ne  peut  pénétrer  dans  le  zodiaque,  et 
circuler  au  milieu  des  constellations  dont  ses  signes 
sont  composés;  mais  on  suppose  chacune  de  ces 
sphères  placée  dans  celui  des  signes  qui  se  trouve 
au-dessus  de  Tare  de  cercle  qu'elle  décrit  actuelle- 
ment. Ce  cercle  parcouiii  par  la  planète  étant,  comme 
le  zodiaque ,  divisé  en  douze  parties ,  lorsque  Tétoile 
mobile  est  arrivée  sur  la  portion  de  cercle  correspon- 
dante à  celle  du  zodiaque, attribuée  au  Bélier,  on  dit 
qu'elle  est  dans  le  Bélier,  et  il  en  est  de  même  pour 
toute  autre  partie  corrélative  de  l'un  et  l'autre  cercle. 

Au  moyen  de  la  figure  ci -après,  il  sera  facile  de 
nous  comprendre  ;  car  l'entendement  saisit  mieux  les 
objets  quand  il  est  aidé  par  la  vue. 

Soient  A,  B,  C,  D,  etc.  (i)  le  cercle  du  zodiaque 
qui  renferme  les  sept  autres  sphères;  soit,  à  partir 
de  A ,  le  zodiaque  divisé  en  douze  parties  désignées 
par  autant  de  lettres  de  l'alphabet  ;  soit  l'espace  entre 
A  et  B  occupé  par  le  Bélier,  celui  entre  B  et  C  par 
le  Taureau ,  celui  entre  C  et  D  par  les  Gémeaux ,  et 
ainsi  de  suite  ;  de  chacun  des  points  A ,  B ,  C ,  D ,  etc. , 
abaissant  des  droites  qui  couperont  tous  les  cercles 
jusqu'au  dernier  exclusivement,  il  est  clair  que  notre 
sur&ce  circulaire  renfermera  douze  portions  égales, 

(i)  Voyez  la  planche  à  la  fin  du  vol.  fig.  i. 

I.  lO 


]46  GOMU£NTAIRE 

et  que  quand  le  soleil,  ou  la  lune,  ou  Fuii  quelcon- 
que des  corps  errants  ^  parcourra  l'arc  de  cercle  qui 
répond  symétriquement  à  celui  dont  les  deux  extré» 
mités  sont  terminées  par  A.  et  par  B ,  on  pourra  sup^ 
poser  que  ce  corps  se  trouve  au  signe  du  Bélier, 
parce  qu'une  droite  tirée  d'un  des  points  de  l'espace 
attribué  à  ce  signe,  irait  abo&tir  à  l'arc  de  cercle  que 
tracera  alors  l'étoile  errante.  On  pourra  en  dire  au* 
tant  des  onze  autres  parties,  dont  chacune  prendra 
le  nom  du  signe  placé  au-dessus  d'elle. 

Mous  nous  servirons  encore  de  cette  figure  pour 
rendre  succinctement  raison  de  l'inégalité  de  temps 
qu'emploient  respectivement  les  sphères  mobiles  à  se 
mouvoir  autour  d'un  cerde  tnl  que  le  zodiaque,  dont 
la  dimension  est  la  même  pour  toutes,  ainsi  que  celle 
de  ses  signes.  Dans  un  nombre  quelconque  de  cercles 
concentriques,  le  plus  grand  est  le  cercle  extérieur 
qui  les  enveloppe  tous ,  et  le  plus  petit  est  le  cercle 
intérieur  enveloppé  par  tous.  Quant  aux  cercles  in- 
termédiaires ,  ils  sont  plus  ou  moins  grands ,  suivant 
qu'ils  sont  plus  ou  moins  rapprochés  du  premier,  ou 
plus  ou  mcHns  Soignés  du  dernier.  Il  suit  de  là  que 
la  vitesse  relative  des  sept  sphères  tient  à  leur  situa- 
tion réciproque.  Celles  qui  ont  de  plus  petits  cercles 
à  décrire  achèvent  leur  course  circulaire  en  moins 
de  temps  que  celles  dont  les  oi^ites  sont  plus  éten- 
dues, car  il  est  prouvé  que  leur  vitesse  absolue  est  la 
même;  la  différence  des  temps  employés  est  donc  une 
suite  de  la  différence  des  espaces  parcourus,  et  cela 
est  prouvé  par  les  révolutions  de  Saturne  et  de  la 


DU    SONGE    DE   SCIPIOIT.    LIVRE    1.  I^'J 

lune;  (nous  laissons  maintenant  de  côté  les  sphères 
intermédiaires,  afin  d'éviter  les  répétitions.) 

Saturne,  dont  l'orbite  est  la  plus  grande,  emploie 
trente  ans  à  la  parcourir;  et  la  lune,  dont  Torbite 
est  la  plus  petite,  termine  sa  course  en  vingt -huit 
jours.  La  vitesse  de  chacune  des  autres  sphères  n'est 
de  même  que  le  rapport  qui  se  trouve  entre  la  gran- 
deur du  cercle  qu'elle  décrit  et  le  temps  qu'elle  met 
à  le  décrire.  Nous  devons  nous  attendre  ici  aux  ob- 
jections de  ceux  qui  ne  veulent  se  rendre  qu'à  l'évi- 
dence. En  voyant  ces  caractères  du  zodiaque  sur  la 
figure  que  nous  avons  donnée  pour  faciliter  l'intelli- 
gence du  sujet  que  nous  traitons ,  qui  donc  a  décou- 
vert, nous  diront-ils,  ou  qui  a  pu  imaginer  dans  un 
cercle  du  ciel  ces  douze  compartiments,  dont  l'œil 
n'aperçoit  pas  la  plus  légère  trace  ?  L'histoire  se  char- 
gera de  répondre  à  une  question  qui  certes  n'est  pas 
déplacée;  c'est  elle  qui  va  nous  instruire  des  tenta- 
tives pénibles  et  de  la  réussite  de  l'antiquité  dans  cette 
opération  du  partage  du  zodiaque. 

Les  siècles  les  plus  reculés  nous  montrent  les 
Égyptiens  comme  les  premiers  mortels  qui  aient  osé 
entreprendre  d'observer  les  astres  et  de  mesurer  la 
voûte  éthérée.  Favorisés  dans  leurs  travaux  par  un 
ciel  toujours  pur,  ils  s'aperçurent  que  de  tous  les 
corps  lumineux ,  le  soleil ,  la  lune  et  les  cinq  planètes 
étaient  les  seuls  qui  errassent  dans  l'espace,  tandis 
que  les  autres  étaient  attachés  au  firmament.  Ils  re- 
marquèrent aussi  que  ces  corps  mobiles ,  obéissant  à 
des  lois  immuables,  ne  circulaient  pas  indistinctement 

lO. 


1 48  C^OMMENTAIRE 

dans  toutes  les  régions  du  ciel;  que  jamais  ils  ne  gra- 
vissaient jusqu*au  sommet  de  l'hémisphère  boréal,  et 
qu'ils  ne  descendaient  jamais  jusqu'aux  confins  de 
l'hémisphère  austral  ;  mais  que  tous  faisaient  leurs 
révolutions  autour  d'un  cercle  obliquement  situé,  et 
qu'ils  ne  le  dépassaient  en  aucun  temps.  Ils  obser- 
vèrent encore  que  la  marche  directe  ou  rétrograde  de 
ces  astres  n'était  pas  respectivement  isochrone,  et 
qu'on  ne  les  voyait  pas,  en  un  même  temps,  à  un 
même  point  du  ciel  ;  que  tel  d'entre  eux  se  montrait 
quelquefois  en  avant,  quelquefois  en  arrière  des 
autres ,  et  parfois  aussi  semblait  stationnaire.  Ces  di- 
vers mouvements  ayant  été  bien  saisis,  les  astronomes 
jugèrent  convenable  de  se  partager  le  cercle  objet  de 
leurs  études,  et  de  distinguer  chacune  des  sections 
par  un  nom  particulier.  Ils  devaient  aussi ,  chacun 
pour  la  portion  qui  lui  serait  échue,  observer  l'en- 
trée, le  séjour,  la  sortie  et  le  retour  de  ces  étoiles 
mobiles,  et  se  faire  part  réciproquement  de  leurs 
observations,  dont  les  plus  intéressantes  seraient 
transmises  à  la  postérité. 

On  disposa  donc  deux  vases  de  cuivre;  l'un  d'eux, 
percé  au  fond  comme  l'est  une  clepsydre,  était  sup- 
porté par  l'autre,  dont  la  base  était  intacte.  Le  vase 
supérieur  ayant  été  rempli  d'eau ,  et  l'orifice  de  «on 
fond  fermé  pour  le  moment,  on  attendit  le  lever  de 
Tune  des  étoiles  fixes  les  plus  remarquables  par  leur 
éclaf  et  leur  scintillation.  Elle  parut  à  peine  à  Tho- 
rizon,  qu'on  déboucha  l'orifice  pour  que  l'eau  du  vase 
supérieur  pût  s'écouler  dans  le  vase  inférieur.  L'é- 


DU   SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE   I.  l49 

coulement  eut  lieu  pendant  le  reste  de  la  nuit  et  pen- 
dant tout  le  jour  suivant  jusqu'au  retour  de  la  même 
étoile.  Aussitôt  qu'elle  se  montra ,  il  fut  arrêté.  La 
présence  du  même  astre  au  même  point  où  la  veille 
il  s'était  fait  voir  ne  permettant  pas  de  douter  que 
le  ciel  n'eût  fait  sur  lui-même  une  révolution  entière, 
les  observateurs  se  créèrent,  de  la  quantité  d'eau 
écoulée,  un  moyen  pour  le  mesurer.  A'c^t  effet,  le 
fluide  ayant  été  divisé  en  douze  parties  parfaitement 
égi^les,  on  se  procura  deu^i;  autres  vases  tels  que  la 
capacité  de  chacun  d'eui^  égalait  unç  de  ces  douze 
parties  ;  l'eau  fut  ensuite  entièrement  reversée  dans 
)e  vase  qui  la  contenait  primitivement,  et  dont  on 
avait  eu  soin  de  fermer  l'orifice;  on  posa  ce  même 
vase  sur  l'un  des  deux  plus  petits,  et  l'égal  de  celui-? 
ci  fut  mis  à  côté  de  lui,  et  tenu  tout  prêt  à  le  rem-r 
placer. 

Ces  préparatifs  terminés,  nos  astronomes,  qui  s'ét 
taient  attachés  pendant  une  des  nuits  suivantes  à 
cette  région  du  ciel  dans  laquelle  ils  avaient  étudié 
long-temps  les  mouvements  du  soleil ,  de  la  lune  et 
des  cinq  planètes  (et  que  plus  tard  ils  nommèrent 
zodiaque),  observèrent  le  lever  de  letoile que  depuis 
ils  appelèrent  le  Bélier. .A  l'instant  même  l'eau  du 
grand  vase  eut  la  liberté  de  couler  dans  le  vase  infé- 
rieMr;ce  dernier  étant  rempli  fut  à  l'instant  suppléé 
par  son  égal  en  contenance,  et  mis  à  sec.  Pendant 
l'écoulement  du  premier  douzième  de  l'eau,  l'étoile 
observée  avait  nécessairement  décrit  la  douzième 
partie  de  son  arc,  et  les  circonstances  les  plus  re* 


1 5o  COMMENTAIRE 

tnarquables  de  son  ascension,  depuis  le  lieu  où  elle 
s'était  d  abord  montrée  jusqu'à  celui  où  elle  se  trou- 
vait à  l'instant  où  le  premier  vase  fut  plein,  avaient 
été  assez  soigneusement  suivies  pour  que  le  souvenir 
en  fût  durable.  En  conséquence,  l'espace  qu'elle  avait 
parcouru  fut  considéré  comme  l'une  des  douze  sec- 
tions du  cercle  décrit  par  les  corps  errants ,  ou  comme 
un  des  signes  de  ce  cercle.  lorsque  le  second  vase 
fut  empli ,  on  mit  à  sa  place  celui  qui  avait  été  vidé 
précédemment;  et  les  observations  ayant  été  faites 
pendant  cette  seconde  station  avec  autant  de  soin  que 
pendant  la  première,  le  second  espace  tracé  dans  le 
ciel  par  l'étoile,  à  partir  de  la  ligne  où  finissait  le 
premier  signe  jusqu'à  celle  qui  bordait  l'horizon  au 
moment  où  le  second  vase  s'était  trouvé  plein ,  fut 
regardé  comme  la  seconde  section  ou  le  second  signe. 
En  procédant  de  la  sorte  jusqu'à  épuisement  des 
douze  douzièmes  de  l'eau ,  c'est-à-dire,  en  changeant 
successivement  les  deux  petits  vases,  et  en  faisant, 
dans  l'intervalle  de  ces  changements ,  des  remarques 
sur  les  différentes  tranches  du  firmament  qui  s^étaient 
avancées  de  l'orient  à  l'occident,  on  se  retrouva  sur 
la  ligne  où  l'opération  avait  commencé.  Ainsi  fiit  ter- 
minée cette  noble  entreprise  de  la  division  du  ciel  en 
douze  parties,  à  chacune  desquelles  les  astronomes 
avaient  attaché  des  points  de  reconnaissance  indélé- 
biles. Ce  ne  fut  pas  le  travail  d'une  nuit,  mais  celui 
de  deux,  parce  que  la  voûte  céleste  n'opère  sa  révo- 
lution entière  qu'en  vingt -quatre  heures.  Ajoutons 
que  ces  deux  nuits  ne  se  suivirent  pas  immédiate-. 


BU    SONCE   DE   SCIPION.    LIVRE    1.  l5l 

ment  ;  ce  fut  à  une  époque  plus  éloignée  qu'eut  lieu 
la  seconde  opération ,  qui  compléta ,  par  les  mêmes 
moyens  que  là  première ,  la  mesure  des  deux  hémi* 
sphères. 

Les  douze  sections  recurent  le  nom  collectif  de 

9 

signes;  mais  on  distingua  chacun  de  ces  signes  par 
un  nom  particulier,  et  te  cercle  lui-même  prit  le  nom 
de  zodiaque,  c'est-à-dire  porte- signe ^  di4  mot  grec 
^«a^tovy  qui  signifie  signe  ou  indice. 

Voici  maintenant  le  motif  qui ,  suivant  œs  pre* 
miers  observateurs  du  ciel  »  les  a  engagés  à  assigner 
au  Bélier  le  pi^emier  rang  sur  un  cercle  qui  .ne  peut 
offrir  ni  première  ni  dernière  place  (i).  «  Au  mo- 
ment où  commença  le  jour  qui  éclaira  le  premier 
l'univers,  et  où  tous  les  éléments,  sortis  du  chaos, 
prirent  cette  forme  brillante  qu'on  admire  dans  les 
cieux,  jour  qu'on  peut  appeler  avec  raison  le  jour 
natal  du  moude,  on  dit  que  le  Bélier  se  trouvait  au 
milieu  du  ciel.  Or,  comme  le  point  culminant  est,  en 
quelque  sorte,  le  sommet  de  notre  hémisphère,  ce 
signe  fut  placé  pour  cette  raiçon  à  la  tête  des  autres 
signes,  comme  ayant  occupé,  pour  ainsi  dire,  la  tête 
du  monde  à  l'instant  où  parut  pour  la  première  fois 
la  lumière.  »  Us  nous  disent  aussi  la  raison  qui  fit  as- 
signer un  domicile  à  chacune  des  planètes,  a  A  cet 
instant  de  la  naissance  du  monde ,  ajoutent-ils ,  qui 
trouva  le  Bélier  au  sommet  du» ciel,  le  Cancer  mon- 
tait à  l'horizon ,  portant  le  croissant  de  la  lune  ;  il 

(i)  Thème  génélhlîaque  du  monde. 


ï^ql  commentaire 

était  immédiatement  suivi  du  Lion ,  sur  lequel  était 
assis  le  soleil  ;  venait  ensuite  Mercure  avec  la  Vierge , 
Vénus  avec  la  Balance,  et  Mars  avec  le  Scorpion; 
après  eux  paraissaient  Jupiter  et  le  Sagittaire,  et 
enfin  Saturne  sur  le  Capricorne  fermait  la  marche.  » 

Chacune  de  ces  divinités  astrales  présida  donc  au 
signe  dans  lequel  on  croyait  qu'elle  se  trouvait  quand 
Tunivers  sortit  du  chaos.  Dans  cette  distribution  des 
signes,  l'antiquité,  qui  n'attribua  au  soleil  et  à  la  lune 
que  celui  seulement  dans  lequel  chacun  d'eux  était 
originairement ,  en  donna  deux  aux  cinq  autres  étoi- 
les; et  cette  seconde  distribution,  inverse  de  la  pre- 
mière, commença  où  celle-ci  avait  fini. 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  Saturne ,  domicilié 
au  Capricorne,  avait  été  le  dernier  partagé;  cette  ibis- 
ci,  il  le  fut  le  premier,  et  réunit  au  Capricorne  le 
Verseau  qui  le  suit;  Jupiter,  qui  précède  Saturne, 
eut  les  Poissons;  et  Mars,  qui  précède  Jupiter,  eut 
le  Bélier;  le  Taureau  échut  à  Vénus,  qui  marche  de- 
vant  Mars;  et  les  Gémeaux  formèrent  le  second  lot 
de  Mercure,  précurseur  de  Vénus.  Remarquons  que 
Tordre  observé  ici  par  les  planèles,  soit  que  la  nature 
l'eût  ainsi  réglé  dans  l'origine  des  choses,  ou  qu'il 
l'eût  été  par  l'ingénieuse  antiquité ,  est  le  même  que 
celui  assigné  par  Platon  à  leurs  sphères.  Selon  ce  phi- 
losophe ,  la  lune  occupe  le  premier  rang  en  remon- 
tant de  la  terre  ;  au  -«dessus  de  la  lune  est  le  soleil  ; 
viennent  ensuite  Mercure,  Vénus,  Mars,  Jupiter  et 
Saturne.  Mais  ce  système  est  assez  solide  pour  n'avoir 
pas  besoin  d'un  tel  appui. 


DU    SOIfGE   DE   SGIPION.    LIVRE    I.  l53 

Nous  avons  rempli ,  je  crois ,  et  aussi  brièvement 
que  possible,  l'engagement  que  nous  avions  pris(i) 
de  développer  quelques-unes  des  dernières  expressions 
de  Cicéron,  en  commençant  par  la  sphère  aplane,  et 
en  finissant  par  celle  de  la  lune,  limite  des  êtres  im- 
matériels.  Nous  avons  d'abord  démontré  le  mouve- 
ment du  ciel  sur  lui-même ,  et  la  nécessité  de  ce  mou- 

m 

vement;  ensuite  nous  avons  prouvé,  par  des  raisons 
sans  réplique,  la  marche  rétrograde  des  sept  sphères 
inférieures;  puis  nous  avons  fait  connaître  la  diver- 
sité des  opinions  relativement  au  rang  des  planètes, 
la  cause  de  cette  diversité,  et  l'opinion  la  plus  pro- 
bable à  ce  sujet.  Nous  avons  aussi  indiqué  la  raison 
pour  laquelle  la  lune  est  la  seule  des  étoiles  mobiles 
qui  ne  brille  qu'en  empruntant  les  rayons  du  soleil , 
et  nous  n'avons  pas  laissé  ignorer  le  motif  qu'ont  eu 
ceux  qui  ont  donné  le  quatrième  rang  à  l'astre  du 
jour,  pour  dire  qu'il  se  trouvé,  non  pas  au  centre, 
mais  presque  au  centre  des  autres  coi*ps  errants.  La 
définition  que  nous  avons  ensuite  donnée  des  diverses 
qualifications  du  soleil  a  prouvé  qu'elles  ne  sont  pas 
exagérées;  de  là,  passant  à  sa  grandeur,  à  celle  de 
son  orbite,  puis  à  celle  du  globe  terrestre,  nous  avons 
exposé  les  moyens  qu'employa  l'antiquité  pour  déter- 
miner ces  mesures. 

Nous  n'avons  pas  oublié  de  dire  dans  quel  sens  il 
faut  entendre  que  les  étoiles  errantes  parcourent  le 
zodiaque  qui  est  si  fort  au-dessus  d'elles,  et  nous  avons 

(i)  Au  corameocement  du  chap.  17. 


1 54  COHMElfTÀlRE 

rendu  raison  du  plu$  ou  du  moins  de  rapidité  de  leurs 
mouvements  respectifs.  Enfin ,  nous  avons  terminé  en 
expliquant  la  manière  dont  le  zodiaque  ]ui-*même  a 
été  divisé  en  douze  sections;  nous  avons  dit  aussi 
pourquoi  le  Bélier  a  été  reconnu  pour  le  premier  des 
signes ,  et  quelles  sont  les  divinités  qui  président  à 
teU  ou  tels  de  ces  signes. 

Tous  les  êtres  compris  entre  le  ciel  des  fixes  et  la 
lune  sont  purs^  incorruptibles  et  divins,  parce  que 
la  substance  éthérée  dont  ils  sont  formés  est  une  et 
immuable.  Au*dessous  de  la  lune,  tout,  à  commencer 
de  l'air,  subit  des  transmutations;  et  le  cercle  qu'elle 
décrit  est  la  ligne  de  partage  entre  l'éther  et  l'air,  entre 
l'immortel  et  le  mortel.  Quant  à  ce  que  dit  Cicéron , 
«  qu'au-dessous  de  la  lune  il  n'y  a  plus  rien  que  de 
mortel  et  de  périssable ,  à  l'exception  des  âmes  don- 
nées à  la  race  humaine  par  le  bienfait  des  dieux,» 
cela  ne  signifie  pas  que  nos  âmes  soient  nées  sur 
cette  terre  qu'elles  habitent;  mais  il  en  est  d'elles 
ooihme  des  rayons  que  le  soleil  nous  envoie  et  nous 
retire  successivement  :  bien  qu'elles  aient  une  extrac- 
tion divine,  elles  n'en  subissent  pas  moins  ici-bas  un 
exil  momentané.  Ainsi  l'espace  sublunaire  n'a  de  divin 
que  ce  qu'il  reçoit  d'en^haiit,  et  il  ne  le  reçoit  que 
pour  le  rendre;  il  ne  peut  donc  regarder  comme  sa 
propriété  ce  qui  ne  lui  est  que  pr^té.  On  aurait  tort , 
au  reste ,  de  s'étonner  que  l'âme  ne  tirât  pas  $on  ori- 
gine d'une  région  qui  ne  contient  pas  même  tous  les 
éléments  des  corps.  En  effet,  la  terre,  l'air  et  l'eau, 
seules  substances  dont  elle  peut  disposer,  ne  suffisent 


DU    SONGE   I>£    SCIPION.    LIVRE   I.  l55 

pas  pour  vivifier  les  corps  ;  il  faut  de  plus  une  étin- 
celle du  feu  éthéré  pour  donner  aux  membres  formés 
de  ce  mélange  la  consistance,  la  force  et  la  chaleur 
nécessaires  à  Tcntretien  du  principe  vital. 

Kous  n'en  dirons  pas  davantage  sur  les  sphères 
supérieures  et  sur  le  fluide  dont  les  couches  s'éten- 
dent entre  la  lune  et  la  terre;  c'est  de  ce  neuvième 
et  dernier  globe  dont  nous  allons  maintenant  nous 
occuper. 


CHAPITRE  XXII. 

Pourquoi  la  terre  est  immobile ,  et  pourquoi  tous 
les  corps  graç^iteni  vers  elle  par  leur  propre 
poids. 

(c  Pour  votre  terre ,  immobile  et'abaissée  au  milieu 
du  monde,  elle  forme  la  neuvième  sphère,  et  tous 
les  corps  gravitent  vers  ce  centre  commun.  » 

Il  est  des  causes  dans  la  nature  qui ,  par  leurs  ef* 
fets  réciproques,  sont  si  étroitement  liées  les  unes 
aux  autres,  qu'elles  forment  un  tout  indissoluble  :  al- 
ternativement génératrices  et  engendrées ,  l'étroite 
union  qu'elles  forment  ne  pourrait  jamais  être  rom* 
pue.  Telles  elles  sont  relativement  à  la  terre  :  tous 
les  corps  gravitent  vers  elle,  parce  qu'elle  est  immo- 
bile comme  centre.  Elle  est  immobile,  parce  qu'elle 


1 56  COMMENTAIRE 

occupe  la  partie  la  plus  basse  de  la  sphère  univer- 
selle ;  et  elle  devait  occuper  cette  partie  la  plus  basse, 
pour  que  tous  les  corps  pussent  graviter  vers  elle. 

Analysons  chacune  de  ces  propriétés,  dont  la  main 
de  fer  de  la  nécessité  a  formé  un  ensemble  indestruc- 
tible. Elle  est  immobile.  £n  effet,  elle  est  centime,  et 
l'on  a  vu  plus  haut  que  dans  tout  corps  sphérîque, 
le  point  central  est  fixe.  Cela  doit  être,  puisque  c'est 
autour  de  ce  point  que  se  meut  la  sphère.  EUe  est 
abaissée.  Rien  de  plus  vrai  ;  car  le  centre  d'un  corps 
est  également  éloigné  de  ses  extrémités.  Or,  dans  une 
sphère,  la  partie  la  plus  éloignée  des  extrémités  en 
est.  aussi  la  partie  la  plus  basse.  Si  doue  la  terre  est 
la  sphère  la  plus  basse,  il  s'ensuit  que  Cicéron  fait, 
avec  raison ,  graviter  tous  les  autres  corps  vers  elle , 
puisque  tous  les  graves  tendent  naturellement  à  des- 
cendre. C'est  à  cette  propriété  des  graves  que  notre 
globe  doit  sa  formation.  Voici  comment. 

Dans  l'origine  des  choses,  les  parties  de  la  matière 
les  plus  pures  et  les  plus  subtiles  gagnèrent  la  plus 
haute  région  ;  ce  fut  l'éther  :  celles  d'un  degré  infé- 
rieur en  pureté  «t  en  ténuité  occupèrent  la  seconde 
région  ;  ce  fut  l'air  :  la  matière  offrait  encore  des  mo- 
lécules fluides,  mais  formant  des  globules  suscepti- 
bles d'affecter  le  sens  du  toucher.  Leur  ensemble 
donna  l'élément  de  l'eau;  il  ne  resta  plus  alors  de 
cette  masse  tumultuairement  agitée  que  ses  parties 
les  plus  brutes  et  en  même  temps  les  plus  pesantes  et 
les  plus  impénétrables.  Ce  sédiment  des  autres  élé- 
ments resta  au  bas  de  la  sphère  du  monde  :  ainsi  re- 


DU    SOIfGE   DE    S€IPIOir.    LIVRE   I.  î57 

légué  dans  la  dernière  région ,  et  trop  éloigné  du  so- 
leil pour  n'être  pas  exposé  aux  rigueurs  d'un  froid 
continuel  y  ses  particules  se  resserrèrent,  s'agglomé- 
rèrent, et  celte  concrétion  devint  la  terre.  Un  air 
épais,  qui  tient  bien  plus  de  la  nature  du  froid  ter- 
restre que  de  celle  de  la  chaleur  solaire,  l'enveloppe 
de  toutes  parts ,  et  la  maintient  à  sa  place ,  en  diri- 
geant sur  elle  ses  exhalaisons  denses  et  glaciales.  Ainsi 
tout  mouvement ,  soit  direct,  soit  rétrograde,  lui  est 
interdit  par  cette  atmosphère  qui  agit  en  tous  sens 
avec  une  égale  force;  elle  est  aussi  contrainte  au 
repos,  parce  que  toutes  ses  parties  pèsent  vers  son 
centre,  qui,  sans  cette  pression,  se  rapprocherait  des 
extrémités,  et  ne  serait  plus  alors  également  distant 
de  tous  les  points  de  la  circonférence. 

C'est  donc  vers  la  plus  abaissée  des  sphères,  vers 
celle  placée  au  milieu  du  monde,  et  qui,  comme 
centre,  est  immobile,  que  doivent  tendre  tous  les 
corps  graves ,  puisque  son  assiette  est  le  résultat  de 
sa  gravité. 

Nous  pouvons  appuyer  cette  assertion  d'une  foule 
de  preuves ,  parmi  lesquelles  nous  choisirons  la  chute 
des  pluies  qui  tombent  sur  la  terre  de  tous  les  points 
de  l'atmosphère.  Elles  ne  se  dirigent  pas  seulement 
vers  la  portion  de  surface  que  nous  occupons,  mais 
encore  vers  toutes  les  autres  parties  convexes  tant  de 
notre  hémisphère  que  de  l'hémisphère  inférieur. 

Si  donc  l'air  condensé  par  les  vapeurs  froides  de 
notre  globe  se  forme  en  nuages  et  se  dissout  en  pluies, 
et  si  ce  fluide ,  comme  on  n'en  peut  douter,  nous  en- 


1 58  GOMMENTAIRS 

veloppe  de  tous  cotés ,  il  est  incontestable  que  le  li- 
quide doit  s'échapper  de  toutes  parts  (j'en  excepte  la 
zone  torride  ) ,  et  se  porter  vers  la  terre,  seul  point 
de  tendance  des  corps  pesants.  Ils  ne  reste  à  ceux 
qui  rejetteraient  avec  dédain  notre  proposition  d'autre 
parti  à  prendre  que  celui  de  faire  tomber  sur  la 
voûte  céleste  toute  la  pluie ,  la  neige  ou  la  grêle  qui 
ne  tombe  pas  sur  la  portion  de  la  surface  terrestre 
que  nous  habitons;  car  le  ciel  est  à  une  distance  égale 
de  tous  les  points  de  la  terre,  et  la  prodigieuse  éten- 
due en  hauteur  qui  les  sépare  est  la  même  pour  ceux 
qui  fixent  la  voûte  étoilée,  soit  de  la  région  où  nous 
sommes,  soit  de  telle  autre  région  boréale  ou  aus« 
traie  de  la  sphère.  Il  suit  de  là  que  si  tous  les  corps 
ne  gravitent  pas  vers  notre  globe,  les  pluies  qui,  re* 
lativement  à  nous,  ne  suivent  pas  la  perpendiculaire, 
tendent  vers  le  ciel ,  assertion  qui  est  plus  que  ridicule. 
SoitA,B,  C,D(i)la  terre,  soit  E,F,G,L,M, 
l'atmosphère;  divisons  l'une  et  l'autre  en  deux  parties 
égales  par  la  ligne  EL,  et  plaçons-nous  dans  l'hé- 
misphère supérieur  £,F,G,L,  ou  A,  B,  C;  si  tous  les 
corps  ne  pesaient  pas  vers  la  terre ,  nous  ne  recevrions 
dans  l'intervalle  qu'une  faible  partie  des  pluies  sor- 
ties du  sein  de  l'atmosphère;  celles  qui  viendraient 
de  l'arc  F,  E  et  de  l'arc  G,  L  se  dirigeraient  sur  les 
couches  d'air  supérieures  au  fluide  qui  nous  entoure, 
ou  vers  le  ciel  ;  et  celles  que  laisserait  échapper  l'at- 
mosphère de  l'hémisphère  inférieur  prendraient  une 

(i)  Voyez  la  planche  à  ia  Gn  du  vol.  fig.  2. 


DU    SONGE    JD£    SCmON.    LIVRE   I.  iS^ 

direction  contraire  à  A,  C,  D,  et  tomberaient  on  ne 
sait  oii.  Il  faudrait  être  fou  pour  réfuter  sérieusement 
de  telles  absurdités.  Il  est  donc  incontestablement  dé- 
montré que  tous  les  corps  gravitent  vers  la  terre  par 
leur  propre  poids.  Cette  démonstration  nous  servira 
quand  nous  agiterons  la  question  des  antipodes.  Mais 
nous  avons  épuisé  la  matière  qui  était  l'objet  de  la 
première  partie  de  notre  commentaire  :  ce  qui  nous 
reste  à  dire  sera  le  sujet  de  la  seconde  partie. 


^     / 


1 6o  COMMENTAIRE 


COMMENTAIRE 


DU 


SONGE  DE  SCIPION, 


LIVRE  SECOND. 

CHAPITRE  I. 

De  r harmonie  produite  par  le  ntouvement  des 
sphères  y  et  des  moyens  employés  par  Pythagore 
pour  connaître  les  rapports  des  sons  de  cette 
harmonie.  Des  valeurs  numériques  propres  aux 
consonnances  musicales ,  et  du  nombre  de  ces 
consonnances. 

rLusTATHE,  fils  bien-aîmé,  et  que  je  chéris  plus  que 
la  vie,  rappelez- vous  que  dans  la  première  partie  de 
notre  commentaire ,  nous  avons  traité  des  révolutions 
de  la  sphère  étoilée ,  et  des  sept  autres  corps  infé- 
rieurs; maintenant  nous  allons  parler  de  leur  modu- 
lation harmonique.  «Qu'entends-je,  dis-je,  et  quels 
sons   puissants  et  doux   remplissent   la  capacité  de 


i)tT    SONGE.  !>£    SCIPION^    LIVRE    II.  l6l 

me&  oreîltes?»  ce  Véus  entendez ,  me  répôncUt-îl ,  Thar** 
jnonie  qui)  formée  d'intervalles  inégaux,  mais  cal^ 
culés  suivant  de  justes  proportions,  résulte  de  Tim* 
pulsion  et  du  mouvement  des  sphères,  et  dont  les 
tons  aigus ,  mêlés  aux  tons  graves ,  produisent  régu- 
lièrement des  acoords  variés  ;  car  de  si  grands  mou-* 
vements  lie  peuvent  s'accomplir  en  silence^  et  la  na- 
ture veut  (|ue,  si  les  sons  aigus  retentissent  à  Tune 
des  extrémités,  les  sons  graves  sortent  de  l'autre. 
Ainsi,  ce  premier  monde  stellifère,  dont  la  révolu^* 
tion  est  plus  rapide,  se  meut  avec  un  son  aigu  et 
précipité^  tandis  que  le  cours  inférieur  de  la  lune  ne 
rend  qu'un  son  grave  et  lent;  car  pour  la  terre, 
neuvième  globe,  dans  son  immuable  station,  elle 
reste  toujours  fixe  au  point  le  plus  abaissé,  occupant 
le  centre  de  Tunivers.  Ainsi  les  mouvements  de  ces 
astres-,  parmi  lesquels  deux  ont  la  même  portée ,  pro» 
duisent  sept  tons  distincts ,  et  le  nombre  septénaire 
est  le  nœud  de  presque  tout  ce  qui  existe.  I^es  hom- 
mes qui  ont  su  imiter  cette  harmonie  avec  la  lyre 
et  la  voix  se  sont  frayé  le  retour  vers  ces  lieux.» 

De  ce  que  nous  avons  fait  connaître  Tordre  dans 
lequel  sont  disposées  les  sphères,  et  expliqué  la  course 
rétrograde  des  sept  étoiles  mobiles,  en  opposition  à 
celle  des  cieux,  il  s'ensuit  que:  nous  devons  faire  des 
recherches  sur  la  nature  des  sons  produits  par  l'im* 
pulsion  de  ces  puissantes  masses;  car  ces  orbes,  en 
fournissant  leur  course  circulaire,  éprouvent  un  mou- 
vement de  vibration  qui  se  communique  au  fluide 
qui  les  environne  ;  c'est  de  ce  mouvement  communi- 

I.  IZ 


l6a  COnMEIlTAlAE 

que  que  résnite  le  son.  Tel  est  nécessairement  l'ef- 
fet du  choc  occasionné  par  la  rencotttre  impétueuse 
de  deux  corps«  Mais  ce  son,  né  d^une  comtootion 
quelconque  ressentie  parTair,  et  transmis  à  roreilié, 
est  doux  et  harmonieux ,  ou  rude  et  discordant.  Si  la 
percussion  a  lieu  suivant  un  rfaythme  déterminé,  la  ré- 
sonnance  donne  un  accord  parfait  ;  mais  si  elle  s*est 
faite  brusquement^  et  non  d'après  un  mode  régulier, 
un  bruit  confus  affecte  l'ouïe  désagréablement.  Or, 
il  est  sûr  que  dans  le  ciel  rien  ne  se  fait  brusque- 
ment et  sans  dessein  ;  tout  y  est  ordonné  selon  des 
lois  divines  et  des  règles  précises.  Il  est  donc  incon- 
testable que  le  mouvement  circulaire  des  sphères 
produit  des  sons  harmonieux ,  puisque  le  son  est  le 
résultat  du  mouvement ,  et  que  l'harmonie  des  sons 
est  le  résultat  de  l'ordre  qui  règne  aux  cieux. 

Pythagore  est  le  premier  des  Grecs  qui  ait  attribué 
aux  sphères  cette  propriété  harmonique  et  obligée , 
d'après  l'invariable  régularité  du  mouvement  des  cho- 
ses célestes  ;  mais  il  ne  lui  était  pas  facile  de  décou- 
vrir la  nature  des  accords  et  les  rapports  des  sons 
entre  eux.  De  longues  et  profondes  méditations  sur 
un  sujet  aussi  abstrait  ne  lui  avaient  encore  rien  ap- 
pris ,  quand  une  heureuse  occurrence  lui  offrit  ce  qui 
s'était  refusé  jusqu'alors  à  ses  opiniâtres  recherches. 
Il  passait  par  hasard  devant  une  forge  dont  les  ou- 
vriers étaient  occupés  k  battre  un  fer  chaud ,  lorsque 
ses  oreilles  furent  tout  à  coup  frappées  par  des  sons 
proportionnels,  et  dans  lesquels  la  succession  du 
grave  à  l'aigu  était  si  bien  observée,  que  chacun  des 


DV   SONGE   BÊ    SClI^tOir.   LIVRE    II.  ]63 

deux  tons  revenait  ébranler  le  nerf  ânditlf  à  des 
temps  toujours  égaux ,  en  sorte  qu'il  résultait  de  ces 
diverses  consonnances  un  tout  harmonique.  Saisissant 
mie  occasion  qui  lui  serftblait  propre  à  cotifirmer  sa 
théorie  par  le  sens  de  Fotilè  et  par  oelnt  dû  toucher, 
il  entre  dans  l'atelier,  suk  attentivement  touâ  les  pro-, 
cédés  de  l'opération ,  et  note  les  sons  produits  par  les 
coups  de  chaque  ouvrier.  Persuadé  d'abord  que  la 
différenèe  d'intensité  de  ces  sons  était  Fefiet  de  la 
différence  des  forces  individuelles ,  il  veut  que  lès  for- 
gerons fassent  un  échange  de  leurs  marteaux;  Té- 
change  fait,  les  niêmes  soils  se  font  entendre  sons  les 
coups  des  mêmes  marteaux,  mus  par  des  bras  diffé- 
rents. Alors  toutes  ses  observations  se  dirigent  sur  la 
pesanteur  relative  des  marteaux;  il  prend  }e  poids  de 
ces  instruments,  et  en  fait  faire  d'autres  qui  diffèrent 
des  premiers,  soit  en  plus,  soit  en  moins;  mais  les 
sons  rendus  par  les  coups  des  derniers  marteaux 
n'étaient  plus  semblables  à  ceux  qui  s'étaient  fait  en- 
tendre sous  le  choc  des  premiers,  et, ne  donnaient 
que  des  accords  imparfaits.  Pythagore  en  conclut  que 
les  consonnances  parfaites  suivent  la  loi  des  poids; 
en  conséquence,  il  rassembla  les  nonïbreux  rapports 
que  peuvent  donner  des  poids  inégaux ,  mais  propor- 
tionnels, et  passa  des  marteaux  aux  cordes  sonores. 
Il  tendit  une  corde  sonore  avec  des  poids  différents, 
et  dont  le  nombre  égalait  celui  des  divers  marteaux; 
l'accord  de  ces  sons  répondit  à  l'espoir  que  lui  avaient 
donné  ses  précédentes  observations ,  et  offrit  de  plus 
cette  douceur  qui  est  le  propre  des  corps  sonores. 


II. 


L 


164  CX>MMBlfTAIRE 

Possesseur  d'une  aussi  belle  découverte,  il  put  dès  lors 
saisir  les  rapports  des  intervalles  musicaux,  et  déter- 
miner, d'après  eux,  les  différents  degrés  de  grosseur,  de 
longueur  et  dé  tension  de  ses  cordes,  de  manière  à  ce 
que  le  mouvement  de  vibration  imprimé  à  Tune  d'elles 
pût  se  communiquer  à  telle  autre  éloignée  de  la  pre- 
mière, mais  en  rapport  de  consonnance  avec  elle. 

Cependant,  de  cette  infinité  d'intervalles  qui  peu- 
vent diviser  les  sons ,  il  n'y  en  a  qu'un  très-petit  nom- 
bre qui  servent  à  former  des  accords.  A  cet  égard,  ils 
se  réduisent  à  six  qui  sont  :  l'épitrite,  l'hémiole ,  le 
rapport  double,  triple,  quadruple,  et  l'épogdoade. 

L'épitrite  exprime  la  raison  de  deux  quantités  dont 
la  plus  grande  contient  la  plus  petite  une  fois,  plus 
son  tiers ,  ou  qui  sont  entre  elles  comme  quatre  est  à 
trois;  il  donne  la  consonnance  nommée  iUatessaron. 

L'hémiole  a  le  même  rapport  que  deux  quantités 
dont  la  plus  grande  renferme  la  plus  petite  une  fois , 
et  sa  moitié  en  sus;  telle  est  la  raison  de  trois  à  deux. 
C'est  de  ce  rapport  que  naît  la  consonnance  appelée 
diapenîès. 

La  raison  double  est  celle  de  deux  quantités  dont 
l'une  contient  l'autre  deux  fois ,  ou  qui  sont  entre 
elles  comme  quatre  est  à  deux;  on  lui  doit  l'intervalle 
nommé  diapason. 

La  raison  triple  est  le  rapport  de  deux  quantités , 
dont  la  plus  grande  renferme  l'autre  trois  fois  juste, 
ou  qui  sont  l'une  à  l'autre  comme  trois  est  à  un  ; 
c'est  suivant  cette  raison  que  procède  la  consonnance 
appelée  diapason  et  diapenîès. 


BU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVKE    If.  )65 

La  raison  quadruple  a  lieu  lorsque  de  deux  gran- 
deurs, l'une  contient  Tautre  quatre  foisjuste,  ou  lors- 
qu'elles sont  entre  elles  comme  quatre  est  a  un;  cettç 
raison  donne  le  double  diapason, 

L'épogdoade  est  le  rapport  de  deux  quantités  dont 
la  plus  grande  contient  la  plus  petite  une  fois ,  plus 
son  huitième,  telle  est  la  raison  de  neuf  à  huit;  c'est 
cet  intervalle  que  les  musiciens  désignent  sous  le  nom 
de  ton.  Les  anciens  faisaient  encore  usage  4'un  sojn 
plus  faible  que  le  ton ,  et  qu'ils  appelaient  demi-ton  ;  ' 
mais  gardons-nous  de  croire  quMl  soit  la  moitié  du 
ton,  car  il  n'y  a  pas  plus  de  demi -tons  que  de  demi- 
voyelles.  D'ailleurs ,  le  ton  n'est  pas  dç  nature  à  pou- 
voir être  divisé  en  deux  parties  égales,  puisqu'il  a  pour 
base  9  dont  les  deux  moitiés  ne  peuvent  être  deux  en- 
tiers; donc  le  ton  ne  peut  donner  deux  demi -tons. 
Ce  son ,  nommé  demi-ton  par  nos  ancêtres ,  est  au  ton 
comme  ^[\i  est  à  a 56;  c'était  le  diésis  des  premiers 
pythagoriciens.  Maintenant  on  appelle  diésis  un  sou 
qui  est  au-dessous  du  demi-ton  ;  et  ce  dernier,  Platon 
le  nomme  Umma. 

11  y  a  donc  cinq  consonnances  musicales,  savoir  : 
le  diatessaron ,  le  diapentès ,  le  diapason ,  le  diapason 
et  le  diapentès ,  et  le  double  diapason.  C'est  à  ce  nom- 
bre que  se  bornent  les  intervalles  que  peut  parcourir 
la  voix  de  l'homme,  et  que  son  oreille  peut  saisir; 
m^lis  l'harmonie  céleste  va  bien  au-delà  de  cette  por- 
tée, puisqu'elle  donne  quatre  fois  le  diapason  et  le 
diapentès.  Maintenant  revenons  à  nos  cinq  accords  :  le 
diatessaron  consiste  en  deux  tons  et  un  demi-ton  (nous 


l66  ÇOMMEl^TAIRE 

laîssoii3  de  côté,  pour  éviter  lés  difficultés,  les  tiers 
et  les  quarts  dé  Iod  )  ;  il  résulte  de  l'épitrite.  Le  àm^ 
peptès  consiste  en  trois  tons  et  un  d^ni-ton;  il  ré* 
suite  de  Thémiole.  Le  diapason  a  six  tons;  il  est  né 
du  rapport  double*  Quant  au  diapason  et  diapentès, 
qui  est  formé  de  neuf  tons  et  d'un  demi-ton,  nous  Im 
devons  à  la  raison  triple.  Enfin,  le  double  diapason, 
qui  raiferme  douse  tons ,  est  le  résultat  de  la  raison 
quadruple. 

CHAPITRE  IL 

Dans  quelle  proportion ,  suivant  Platon  ^  Dieuent- 
ploya  les  nombres  dans  la  composition  de  l'âme 
du  monde.  De  cette  organisation  de  Vàme  univers 
selle  y  doit  résulter  V harmonie  des  corps  célestes. 

Lorsque  après  avoir  ajouté  à  la  doctrine  des  nom- 
bi^s  qu'il  devait  à  l'école  de  Pythagore  les  créations 
prpfondes  de  sou  divin  génie,  Platon  se  fut  convaincu 
qu'il  ne  pouvait  exister  d'accords  parfaits  sans  les 
quantités  dont  nous  yenotis  de  parler,  il  admit  en 
principe,  dans  son  Timée^  que  l'inefËible  providence 
de  l'éternel  architecte  avait  fonné  Tàme  du  monde 
du  mélange  de  ces  mêmes  quantités.  Le  développe* 
nient  de  son  opinion  nous  sera  d'un  grand  secours 
pour  l'intelligence  des  expressions  de  Cicéron  rela- 
tives à  la  partie  tliéorique  de  la  musique;  et  pour 


DU   SONGE   DE   SCIPION.    LIVRE   II.  167 

qil'on  n<;  dise  pas  que  le  commentaire  n'est  pas  plus 
facile  à  entendre  que  le  texte,  nous  croyons  devoir 
f^îre  pirécéder  Tun  et  Tautre  de  quelques  proposi- 
tions qui  ^rviroQt  à  les  édaircir. 

Tput  solide  a  trois  dimensions ,  longueur,  largeur, 
profondeur  ou  ép^iisseur;  il  n'est  aucun  corps  dans 
}a  nature  qui  en  ait  une  quatrième.  Cependant  les 
géomètrefi  se  proposent  pour  objet  de  leurs  études 
(d'autres  grandeurs  qu'ils  nomment  mathématiques, 
et  qui ,  ne  tombant  pas  sous  les  sens ,  n'appartiennent 
qu'à  l'entendement  Le  point ,  suivant  eux ,  est  une 
quantité  qui  n'a  pas  de  parties;  il  est  donc  indivisi* 
ble,  et  n'a  par  conséquent  aucune  des  trois  dimen- 
jsîons.  Le  point  prolongé  donne  la  ligne,  qui  n'a 
qu'une  dimension  appelée  longueur;  elle  est  terminée 
par  deux  points.  $1  vous  tirez  une  seconde  ligne  con- 
tigué  à  la  première,  vous  aurez  une  quantité  mathé- 
matique de  deux  dimensions,  longueur  et  largeur; 
on  la  nomme  surface.  Elle  est  terminée  par  quatre 
pmhts,  c'est-à-dire  que  chacune  de  ses  extrémités  est 
limitée  par  deux  points.  Doublez  ces  deux  lignes,  ou 
placez  au-dessus  d'elles  deux  autres  lignés,  il  en  ré- 
sultera une  grandeur  s^aiit  ^rois  dimensions,  longueur, 
largeur  et  profondeur;  ce  sera  un  solide  terminé  par 
huit  angles.  Tel  est  le  dé  à  jouer  qui,  chez  les  Grec$, 
ir'appelle  cube. 

La  nature  des  nombres  est  applicable  à  ces  ab- 
stractions de  la  géoipétrie.  La  monade  ou  l'unité 
peat  être  comparée  au  point  mathématique.  Celui- 
ci  n'a  pas  d'éteqdue,  et  cependant,  il  donne  naissance 


l68  Cœf  MENT  AIRE 

à  des  substances  étendues  ;  de  même  la  monade  n'est 
pas  un  nombre ,  mais  elle  est  le .  principe  des  nom- 
bres. Deux  est  donc  la  première  quantité  numérique, 
et  représente  la  ligne  née  du  point ,  et  terminée  par 
deux  points.  Ge  nombre  deux,  ajouté  à  lui-même, 
donne  le  nombre  quatre,  qu'on  peut  assimiler  à  U 
surface  qui  a  deux  dimensions,  et  qui  est  limitée  par 
quatre  points.  En  doublant  quatre,  on  obtient  le 
nombre  buit,  qui  peut  être  comparé  au  solide,  lequel 
se  compose,  comme  nous  l'avons  dit,  de  deux  lignes 
surmontées  de  deux  autres  lignes ,  et  terminées  par 
buit  angles.  Aussi  les  géomètres  disent^-ils  qu'il  suffit 
de  doubler  le  double  deux  pour  obtenir  un  solide. 
Deux  donne  donc  un  corps  lorsque  ses  additions 
successives  égalent  huit.  C'est  pour  cette  raison  qu'il 
est  au  premier  rang  des  nombres  parfaits. 

Voyons  maintenant  comment  le  premier  nombre 
impair  parvient  à  engendrer  un  solide.  Ce  premier 
des  impairs  est  trois,  que  nous  assimilerons  à  la 
ligue;  car  de  la  monade  jiécoulent  les  nombres  im- 
pairs, de  même  que  les  nombres  pairs. 

En  triplant  trois,  on  obtient  neuf;  ce  dernier  nom- 
bre correspond  à  deux  lignes  réunies,  et  figure  re- 
tendue en  longueur  et  largeur.  Il  en  est  ainsi  de 
quatre ,  qui  est  le  premier  des  nombres  pairs.  Neuf 
multiplié  par  trois  donne  la  troisième  dimension,  ou 
la  Iiauteqr  :  ainsi ,  vingt-sept ,  produit  de  trois  mul- 
tiplié deux  fois  par  lui-même,  ^  pour  générateur  le 
premier  des  nombres  impairs;  de  même  que  huit, 
produit  de  deux  multiplié  deux  fois  par  lui-même, 


BU    SONGE    DE   SOIPION.    LIVRE   II.  iQg 

a  pour  générateur  le  premier  des  nombres  pairs* 
Il  suit  de  là  que  la  composition  de  ces  deux  solides 
exige  le  concours  de  la  monade  et  de  six  autres  nom- 
bres, dont  trois  pour  le  solide  pair,  qui  sont  deux, 
quatre  et  huit;  et  trois  pour  le  solide  impair,  savoir, 
trois,  neuf  et  vingt-sept. 

Platon  qui  nous  explique,  dans  son  Tintée,  la  md* 
nière  dont  rÉtemel  proqéda  à  la  formation  de  l'âme 
universelle,  dit  qu'elle  est  un  agrégat  des  deux  pre- 
miei*s  cubes,  l'un  pair  et  l'autre  impair,  tous  deux 
solides  parfaits.  Cette  contexture  de  l'âme  du  inonde 
par  le  moyen  des  nombres  solides  ne  doit  point  don- 
ner à  entendre  qu'elle  participe  de  la  corporéité,  mais 
qu'elle  a  toute  la  consistanee  nécessaire  pour  pénétrer 
de  sa  substance  l'universalité  des  êtres  et  la  masse 
entière  du  monde.  Voici  comment  s'exprime  Platon 
à  ce  sujet:  «Dieu  prit  d'abord  une  première  quantité 
sur  tout  le  firmament,  puis  une  seconde  double  de  ta  ' 
première;  il  en  prit  une  troisième  qui  était  Thémiole  *j 

de  la  seconde  et  le  triple  de  la  première  ;  la  quatrième  ~  'v( 

était  le  double  de  la  seconde;  la  cinquième  égalait  trois 
fois  la  troisième  ;  la  sixième  contenait  huit  fois  la 
première,  et  la  septième  la  contenait  vingt -sept 
fois  (i).  Il  remplit  ensuite  chacun  des  intervalles  que 
laissaient  entre  eux  les  nombres  doubles  et  triples  par 
deux  termes  moyens  propres  à  lier  les  deux  extrêmes, 
et  à  former  avec  eux  les  rapports  de  l'épitrite ,  de 
J'hémiole  et  de  l'épogdoade.  » 

(i)  I,  a,  3,  4,  9,8,27. 


l'JO  ÇOMMEirrAIRE 

plusieurs  personnes  int^rpr^bteut  comme  il  suit  ces 
expressions  (de  Platon  :  I^a  première  partie  est  la  mo- 
fiade  ;  la  seconde  est  le  nombre  deux  ;  la  troisième 
est  le  nombre  ternaire ,  liémiole  de  deux,  et  triple  de 
lunité;  la  quatrième  e^t  lie  nombre  quaternaire,  dou- 
ble de  deux;  la  cinquième  e^t  |(3  ppmbnè  n^f,  triple 
djB  trois;  la  sixième  est  le  huitième  nombre,  qui  gou- 
tient  huit  fois  Tunité;  Ja  septième  enfin  est  le  nombre 
vipgt-çept ,  produit  de  trois  multiplié  deux  fois  par 
l^iiin^me.  Il  est  aisé  de  voir  que,  dans  ce  mélange, 
les  nombres  pairs  alternent  avec  les  impairs.  Après 
Tunité,  qui  T^^n\f.  le  p^ir  et  l'impair,  vient  deux,  pre- 
mier pair  ;  puis  trois,  premier  impair;  ensuite  quatre, 
secx>ud  pair,  qui  est  suivi  de  neuf,  second  impair, 
{eqqel  précède  huit,  troisième  pair,  que  suit  vingt* 
sept,  troisième  impair;  car  le  'nombre  impair  étant 
maie,  et  Je  nombre  pair  femelle,  tous  deux  devaient 
entrer  d^ns  la  composition  d'uue  substance  chargée 
d'engendrer  (ous  les  êtres,  et  en  même  temps  œs 
quantités  devaient  ^yoir  la  plus  grande  solidité  pour 
lui  communiquer  la  forcée  de  vaincre  toutes  les  ré* 
sistances.  Il  fallait,  de  plus,  qu'elle  fût  formée  des 
seuls  nombres  susceptibles  de  donner  des  accords 
parfaits,  puisqu'elle  devait  entretenir  l'harmonie  et 
l'union  entre  toutes  les  partie^  de  l'œuvre  de  sa  créa- 
tion. Or,  i)ous  avons  dit  que  le  rapport  de  a  à  i 
donne  le  diapason  pu  l'octaye  ;  que  celui  de  3  à  a , 
c'est-à-dire  l'hémiole,  donne  le  diapentès  ou  la  quinte; 
que  de  la  raison  de  4  À  3,  qui  est  l'épitrite,  naît  le 
diatessaron  ou  la  quarte;  enfin,  que'de  la  raison  de 


BU   SONGE   D^    ÇGIPIOir.    LIVRE    II.  J7I 

4  i  1 9  nopiinée  quadruple ,  procède  le  Rouble  diapa- 
son ou  la  double  octave. 

L'âme  iti|iverselle ,  ainsi  formée  de  nombres  har- 
moniques 9  ne  peut  donner,  en  vertu  d$  son  mouve- 
ment propre ,  Pimpulsion  à  tous  le$  oorps  de  I9  nature 
que  nQUS  voyons  ^  nippvoir,  sai^s  qu'il  résulte  de 
cette  i.mpulsion  dfes  accords  dont  el|e  a  1^  principe 
en  elle-mêi^e,  puisqu'ep  )a  composant  de  pombres 
resp^tivement  inégauK,  Dieu,  cotpme  vient  de  nous 
le  dire  Platon,  cpmbla  le  vide  que  ces  quantités  nu-  ^7 
mériquies  laissaient  entre  elles  par  4es  hén^ioles,  des 
épitrites  et  des  épogdoades. 

La  profondeur  du  dogme  de  ce  philosophe  est  donc 
savamment  exposée  dans  ces  paroles  de  Cicéron  : 
c£  Qu'entends -je,  dis -je,  et  quels  sons  puissants  et 
doux  remplissent  la  capacité  de  mes  oreilles?  —  Vous 
entendez,  me  répondit -il,  l'harmonie  qui,  formée 
d'intervalles  inégaux,  mais  calculés  suivant  de  justes 
proportions,  résulte  de  l'impulsion  et  du  mouvement 
des  sphères;  9 

Observez  qu'il  fait  mention  des  intervalles  9  et 
qu'après  avoir  assuré  qu'ils  sont  inégaux  entre  eux, 
il  n'oublie  pas  d'ajouter  que  leur  différence  a  lieu 
suivant  des  rapports  précis.  11  entre  donc  dans  l'idée 
de  Platon ,  qui  rappipche  ces  intervalles  inégaux  par 
fies  quantités  proportionnelles,  telles  que  des  hémioles, 
des  épitrites,  d«s  lépogdoades,  et  des  demi-tons,  qui 
sont  la  base  de  l'hatmonie. 

On  conçoit  maintenant  qu'il  serait  impossible  de 
bien  saisir  la  valeur  des  expressions  de  Cicéron ,  si 


172  GOMBIEHTAIIiE 

nous  ne  les  eussions  fait  précéder  de  Texplication  des 
rhythmes  musicaux  dont  il  vient  d'être  question,  ainsi 
i  que  de  celle  des  nombres  qui ,  selon  Platon ,  sont 
I  entrés  dans  la  composition  de  Tâme  du  monde,  et  si 
1  pous  n'eussions  fait  connaître  la  raison  pour  laquelle 
I  cette  âme  a  été  ourdie  avec  des  quantités  harmoniques. 
1  A  Taide  de  ces  développements ,  on  peut  se  faire  une 
;  idée  juste  du  branle  général  donné  par  la  seule  impul- 
sion de  1  ame,  et  de  la  nécessité  que  de  ce  choc  com- 
muniqué il  résulte  des  accords  harmonieux ,  puisque 
cette  harmonie  tient  à  Tess^ice  du  principe  moteur. 

CHAPITRE  IIL 

On  peut  encore  apporter  d autres  preuves  et  don^ 
ner  cP autres  raisons  de  la  nécessité  de  Vharmo^ 
nie  des  sphères.  Les  intervalles  des  sons  dont  la 
valeur  ne  peut  être  fixée  que  par  V entende- 
ment^ relativement  à  Vâme  du  monde  y  peuvent 
être  calcules  matériellement  ^dans  le  vaste  corps 
qu'eUe  anime. 

C'est  ce  concert  des  orbes  célestes  qui  a  fait  dire 
à  Platon ,  dans  l'endroit  de  sa  République  où  il 
traite  de  la  vélocité  du  mouvement  circulaire  des 
sphères,  que  sur  chacune  d'elles  il  y  a  une  sirène 
qui,  par  son  chant,  réjouit  les  dieux;  car  le  mot 
sirène  est,  chez  les  Grecs,  l'équivalent  de  déesse  qui 


DU    SONGE    DE   SCIPION.    LIVRE    II.  1^3 

chante.  I.ies  théologiens  ont  aussi  entendu  par  les 
neuf  muses  les  huit  symphonies  exécutées  par  les 
huit  globes  célestes,  et  une  neuvième  qui  résulte  de 
Tharmonie  totale.  Yoilà  pourquoi  Hésiode,  dans  sa 
Théogonie,  donne  à  la  huitième  muse  le  nom  d'Ura- 
nie  ;  car  la  sphère  stellaire  au-dessous  de  laquelle  sont 
placées  les  sept  sphères  mobiles,  est  le  ciel  propre* 
nient  dit;  et,  pour  nous  faire  entendre  qu'il  en  est 
une  neuvième,  la  plus  intéressante  de  toutes,  parce 
quelle  est  la  réunion  de  toutes  les  harmonies,  il 
ajoute  :  «  Calliope  est  Fensemble  de  tout  ce  qu'il  y  a 
de  parfait.  » 

Par  ce  nom  de  CSalliope^  qui  signifie  très -belle 
voix,  le  poète  veut  dire  qu'une  voix  sonore  est  la  neu* 
vième  des  muses;  et,  pour  exprimer  énergiquement 
que  cette  muse  est  un  tout  harmonique  par  excel- 
lence, il  la  nomma  l'ensemble  de  tout  ce  qu'il  y  a 
de  parfait.  C'est  par  suite  de  cette  idée  théologique 
qu'Apollon  a  reçu  le  nom  de  Musagète,  c'est-à-dire 
de  guide  des  muses,  parce  qu'il  est,  comme  dit 
Cicéron,  «chef,  roi,  modérateur  des  autres  flam- 
beaux célestes,  intelligence  et  principe  régulateur  du. 
monde.  » 

Que  par  les  muses  on  doive  entendre  l'harmonie 
des  sphères,  c'est  ce  que  n'ignorent  pas  ceux  qui  les 
ont  nommées  Camènes,  c'est-à-dire  douces  chan- 
teuses. Cette  opinion  de  la  musique  céleste  fut  ac- 
créditée par  les  théologiens ,  qui  cherchèrent  à  la 
peindre  par  les  hymnes  et. les  chants  employés  dans 
les  sacrifices.  On  s'accompagnait  en  certaines  con- 


174  ^  COHHÉI^rAIRfi 

trées  de  la  lyre  ou  èithare,  et  dans  d'autres  de  la 
flûte  où  autres  instrumèintà  à  votit.  Ces  hymnes  en 
rhoùùeur  dés  dieux  étaient  des  stances  nonunéés 
Graphes  et  anti- strophes.  La  strophe  répondait  au 
mouvetnènt  direct  du  ciel  des  fixes,  et  Tanti-strophe. 
au  mouvement  contraire  des  corps  errants;  et  le  pre- 
mier hymne  adressé  à  la  Divinité  eut  pour  objet  de 
célébrer  ce  double  mouvement  (i). 

Le  chant  faisait  aussi  partie  des  cérémonies  fiiné* 
raires  chez  plusieurs  nations  dont  leâ  législateurs 
étaient  persuadés  c(ue  l'âme,  à  la  sortie  du  corps, 
retournait  à  la  source  de  toute  mélodie,  c'est-à-dire 
au  ciel.  Et  en  effet,  si  nous  voyons  qu'ici-baS  tous  les 
êtres  animés  sont  sensibles  aux  ôharmes  de  la  musi- 
que; si  elle  exerce  son  influence  non -seulement  sur 
les  peuples  civilisés,  mais  aussi  sur  les  peuples  bar- 
bares, qui  ont  des  chants  propres  à  exciter  leur  ar- 
deur guerrière ,  et  d'autres  qui  leur  font  éprouver  les 
douces  langueurs  de  la  volupté,  c'est  que  notre  âme 
rapporte  avec  elle  du  céleste  séjour  le  souvenir,  des 
concerts  qu'elle  y  a  entendus  (a).  Cette  réminiscence 
produit  sur  elle  un  tel  effet,  que  les  caractères  les 
plus  sauvages  et  les  cceùi-s  les  plus  féroces  sont  forcés 
de  céder  à  l'influence  de  l'harmonie.  C'est  là ,  je  chois, 
ce  qui  a  donné  lieu  à  ces  fictions  poétiques  sur  Or- 
phée et  Amphiou ,  qui  nous  représentent  le  premier 

(1)  Le  cérémonial  religieux  des  anciens  était  surtout  fondé 
sur  l'imitation  des  phénomènes  de  la  nature. 

(2)  Les  anciens  comprenaient,  dans  l'idée  générale  de  mu- 
sique ,  la  danse ,  le  rhy throe  et  I9  mélodie. 


DU   SONGE    D£    ÀCIPION.    LIVRE    II.  Iy5 

apprivoisant,  au  8on  de  sa  lyre,  les  animaux  les  plus 
sauvages,  et  le  second  ikisant  niouvoir  les  pierres 
Tnémês.  C'est  sans  doute  parce  que  les  premiers  ils 
firent  servir  la  poésie  et  la  musique  à  amollir  des 
peuplades  sauvages,  et  jusqu'alors  aussi  brutes  que 
la  pierre.  EfTectivement,  l'harmonie  a  tant  d'empire 
sur  nos  âmes,  qu'elle  excite  et  modère  le  courage  des 
guerriers.  C'est  elle  qui  donne  le  signal  des  combats 
et  celui  de  la  retraite;  elle  provoque  le  sommeil,  elle 
empêche  de  dormir;  elle  fait  naître  les  inquiétudes  et 
sait  les  calmer;  elle  inspire  le  courroux,  et  invite  à 
la  clémence.  Qui  plus  est,  elle  agit  sur  les  corps  dont 
elle  soulage  les  maux;  et  de  là  l'usage  d'administrer 
aux  malades  des  remèdes  au  son  de  la  musique. 

Au  surplus,. on  ne  doit  pas  être  surpris  du  grand 
empire  que  la  musique  exerce  sur  Thomme,  quand 
on  voit  les  rossignols,  les  cygnes  et  d'autres  oiseaux, 
mettre  une  certaine  méthode  dans  leur  chant.  Et  qui 
peut  ignorer  que,  parmi  les  atiimaux  qui  vivent  dans 
l'air,  dans  l'eau  et  stir  la  terre,  il  en  est  plusieurs 
qui,  se  laissant  attirer  par  des  sons  modulés,  vien- 
nent se  jeter  dans  les  filets  qui  leur  sont  tendus?  Le 
chalumeau  du  berger  ne  maintient-il  pas  la  tranquil- 
lité dans  le  troupeau  qui  se  rend  aux  pâturages?  Ces 
divers  effets  de  la  musique  n'ont  rien  d'étonnant  d'a- 
près ce  que  nous  avons  dit,  savoir,  qu'elle  est  la  cause 
formelle  de  l'âme  universelle,  de  cette  âme 

Qui  remplit ,  qui  nourrit  de  sa  flamme  féconde 
Tout  ce  qui  vit  dans  l'air,  sur  la  terre  et  $ous  Fonde. 

Tout  doit  être,  en  effet,  soumis  au  pouvoir  de  la 


1^6  COMMENTAIRE 

musique,  puisque  Tâme  céleste,  par  qui  tout  est 
animé,  lui  doit  son  origine. 

Lorsqu'elle  donne  Timpulsion  circulaire  au  corps 
de  Funivers,  il  résulte  de  cette  communication  de 
mouvement  des  sons  modifiés  par  des  intervalles  iné-- 
gaux,  mais  ayant  entre  eux  des  rapports  déterminés  et 
tels  que  ceux  des  nombres  qui  ont  servi  à  son  organi- 
sation. Il  s'agit  de  savoir  si  ces  intervalles,  que  l'enten- 
dement seul  est  capable  d'apprécier  dans  cette  sub-» 
stance  immatérielle,  peuvent  être  soumis  au  calcul 
dans  le  monde  matériel  . 

Archimède,  il  est  vrai,  croyait  avoir  trouvé  le 
nombre  de  stades  qu'il  y  a  de  la  terre  à  la  lune,  de 
la  lune  à  Vénus ^  de', Vénus  à  Mercure,  de  Mercure 
au  soleil,  du  soleil  à  Mars,  de  Mars  à  Jupiter,  et  de 
Jupiter  à  Saturne.  U  croyait  également  que  l'analyse 
lui  avait  donné  la  mesure  de  Tintervalle  qui  sépare 
'i  Torbe  de  Saturne  de  la  sphère  aplane;  mais  l'école 

de  Platon ,  rejetant  avec  dédain  d^  calculs  qui  n'ad- 
mettaient pas  de  distances  en  nombre  double  et  tri- 
ple, a  établi,  comme  point  de  doctrine,  que  celle  de 
la  terre  au  soleil  est  double  de  celle  de  la  terre  à  la 
lune  ;  que  la  distance  de  la  terre  à  Vénus  est  triple 
de  celle  de  la  terre  au  soleil  ;  que  la  distance  de  la 
terre  à  Mercure  est  quadruple  de  celle  de  la  terre  à 
Vénus  ;  que  la  distance  de  la  terre  à  Mars  égale  neuf 
fois  celle  de  la  terre  à  Mercure;  que  la  distance  de 
la  terre  à  Jupiter  égale  huit  fois  celle  de  la  terre  à 
Mars  ;  enfin ,  que  la  distance  de  la  terre  à  Saturne 
égale  vingt-sept  fois  celle  de  la  terre  à  Jupiter. 


DU   SONGE   DE   SCIPION.    LIVRE    If.  1 77 

Porphyre  fait  mention  de  cette  opinion  des  plato* 
nicîensy  dansi  un  de  ses  traités  qui  jette  quelque  jour 
sur  les  expressions  peu  intelligibles  de  Timée;  il  dit 
qu'ils  sont  persuadés  que  les  intervalles  que  présente 
le  corps  de  l'univers  sont  les  analogues  de  ceux  des 
nombres  qui  ont  servi  à  la  formation  de  l'âme  du 
monde,  et  qu'ils  sont  de  même  remplis  par  des  épi- 
trites,  des  hémioles^  des  épogdoades  et  des  demi- 
tons;  que  de  ces  proportions  naît  l'harmonie ,  dont  le 
principe,  inhérent  à  la  substance  de  l'âme,  est  ainsi 
transmis  au  corps  qu'elle  met  en  mouvement.  Cîce- 
ron  avance  donc  une  proposition  savante  et  vraie  dans 
toutes  ses  parties ,  quand  il  dit  que  le  son  qui  résulte 
du  mouvement  des  sphères  est  marqué  par  des  inter- 
valles inégaux ,  mais  dont  la  différence  est  calculée. 

CHAPITRE  IV. 

De  la  cause  pour  laquelle^  parmi  les  sphères  ce' 
lestes ,  il  en  est  qui  rendent  des  sons  graves  y  et 
d autres  des  sons  aigus.  Du  genre  de  cette  har- 
monie ,  et  pourquoi  V  homme  ne  peut  V  entendre. 

C'est  ici  le  moment  de  parler  de  la  différence  des 
sons  graves  et  des  sons  aigus  dont  il  est  question 
dans  ce  passage.  «  La  nature  veut  que,  si  les  sons  ai- 
gus retentissent  à  l'une  des  extrémités,  les  sons  graves 
sortent  de  l'autre.  Ainsi  le  premier  monde  steliifere. 


1 78  COMMENTAIRE 

dont  la  révolution  est  plus  rapide,  se  ment  avec  un 
son  aigu  et  précipité,  tandis  que  le  cours  inférieur  de 
la  lune  ne  rend  qu^un  son  grave  et  lent.»  Noos 
avons  dit  que  la  percussion  de  l'air  produit  le  son. 
Or,  le  plus  ou  le  moins  de  gravité  ou  d'acuité  des 
sons  dépend  de  la  manière  dont  l'air  est  ébranlé.  Si 
le  choc  qu'il  reçoit  est  violent  et  brusque,  le  son  sera 
aigu  ;  il  sera  grave,  si  le  choc  est  lent  et  faible.  Frap- 
pez rapidement  l'air  avec  une  baguette,  vous  enten- 
drez un  son  aigu  ;  vous  en  entendrez  un  grave ,  si  l'air 
est  frappé  plus  lentement.  Qu'une  corde  sonore  soit 
fortement  tendue ,  les  sons  produits  par  ses  vibra- 
tions seront  aigus;  relàchez-Ia,  ces  sons  deviendront 
graves.  11  suit  de  là  que  les  sphères  supérieures,  ayant 
une  impulsion  d'autant  plu.<«  rapide  qu'elles  ont  plus 
de  masse ,  et  qu'elles  sont  plus  rapprochées  du  centre 
du  mouvement^  doivent  rendre  des  sons  aigus,  tan- 
dis que  l'orbe  inférieur  de  la  lune  doit  faire  enten- 
dre un  son  très 'grave;  d'abord,  parce  que  le  choc 
communiqué  est  fort  affaibli  quand  elle  le  reçoit,  et 
aussi  parce  que,  entravée  dans  les  étroites  limites  de 
son  orbite,  elle  ne  peut  que  circuler  lentement. 

Ija  flûte  nous  offre  absolument  les  mêmes  particu- 
larités :  des  trous  les  plus  voisins  de  l'embouchure 
sortent  des  sons  aigus;  et  des  plus  éloignés,  ou  de 
ceux  qui  avoisinent  l'autre  extrémité  de  l'instrument, 
sortent  des  sons  graves.  Plus  ces  trous  sont  ouverts, 
et  plus  les  sons  auxquels  ils  donnent  passage  sont  per- 
çants ;  plus  ils  sont  étroits,  et  plus  les  sons  qui  en 
sortent  sont  graves.  Ce  sont  deux  effets  d'une  même 


DU   SONGE   DE    SGIPIOIC.    LIVRE   Jl.  l'jg 

cause.  Ijd  son  est  fort  à  sa  naissance ,  il  s'affaiblît  à 
mesure  qu'il  approche  de  sa  fin;  il  est  éclatant  et 
précipité,  si  Tisisue  qu'on  lui  offre  est  large;  il  est 
sourd  et  lent,  si  cette  issue  est  resserrée  et  éloignée 
de  l'embouchure. 

Concluons  de  ce  qui  précède ,  que  la  plus  élevée 
des  sphères,  qui  n'a  d'autres  limites  que  l'immensité, 
et  qui  est  très-près  de  la  force  motrice ,  fait  sa  révo- 
lution avec  une  extrême  rapidité,  et  rend  conséquem* 
meut  des  sons  aigus.  La  raison  des  contraires  exige 
que  la  lune  rende  des  sons  graves;  et  ceci  est  une 
nouvelle  preuve  que  l'air  mis  en  mouvement  a  d'au- 
tant moins  de  forces  qu'il  s'éloigne  davantage  du  lieu, 
de  son  origine.  Voilà  la  cause  de  la  densité  de  l'atmo^ 
sphère  qui  environne  la  dernière  des  sphères,  oïl 
la  terre,  et  de  l'immobilité  de  ce  globe.  Comprimé 
de  tous  cptés  par  le  fluide  presque  coagulé  qui  l'en- 
toure, il  est  hors  d'état  de  se  mouvoir  en  tel  sens  que 
ce  soit;  et  cela  devait  être^  d'après  ce  qui  a  été  dé- 
montré plus  haut,  savoir 9  que  la  partie  la  plus  basse 
d'une  sphère  est  son  centre,  et  que  ce  centre  est  im-« 
mobile;  car  la  sphère  universelle  se  compose  de  neuf 
sphères  particulières.  Celle  que  nous  nommons  stel- 
lifère,  et  qui  prend  le  nom  de  sphère  aplane  chez  les 
Grecs,  dirige  et  contient  toutes  les  autres;  elle  se 
meut  toujours  d'orient  en  occident.  Les  sept  sphères 
mobiles,  placées  au-dessous  d'elle,  sont  emportées 
par  leur  mouvement  propre  d'occident  en  orient ,  et 
la  neuvième,  ou  le  globe  terrestre,  est  immobile, 
comme  centre  de  l'univers.  Cependant  les  huit  sphères 

13. 


1 8o  COMMENTAIRE 

en  itiouvemeut ,  ne  produisent  que  2^pt  tons  harmo- 
niques, parce  que  Mercure  et  Vénus,  tournant  autour 
du  soleil,  dont  ils  sont  lés  satellites  assidus,  dans  le 
même  espace  de  temps,  n'ont,  selon  plusieurs  astro- 
nomes, que  la  même  portée.  Telle  est  aussi  l'opinion 
du  premier  Africain,  qui  dit  :  «Le  mouYemeht  de 
ces  huit  sphères ,  parmi  lesquelles  deux  ont  là  même 
portée,  produisent  sept  tons  distincts,  et  le  nombre 
septénaire  est  le  nœud  de  presque  tout  ce  qui  existe.  » 

La  propriété  du  nombre  septénaire  a  été  pleine- 
ment démontrée  au  commencement  de  cet  ouvrage. 
Quant  à  ce  passage  peu  intelligible  de  Cicérou,  il  est, 
je  crois ,  suffisamment  éclairci  par  les  notions  élémen- 
taires, succinctes  et  précises,  que  nous  venons  de  don- 
ner sur  la  théorie  de  la  musique.  Nous  n'avons  pas 
éru  devoir  parler  des  mèses,  des  nètes,  des  hypates, 
et  de  plusieurs  autres  noms  des  cordes  sonores ,  ni 
des  tiers  et  des  quarts  de  ton;  et  nous  aurions  fait 
parade  d'érudition,  sans  aucun  fruit  pour  le  lecteur, 
si  nous  eussions  dit  que  les  notes  représentent  une 
lettre,  une  syllabe,  ou  un  mot  entier. 

Parce  que  Cicéron  parle  ici  du  rapport  et  de  l'ac- 
cord des  sons,  fallait-il  profiter  de  cette  occasion  pour 
ti*aiter  de  la  diversité  des  modes  musicaux?  C'aurait 
été  à  n'en  pas  finir.  Nous  devons  nous  en  tenir  à 
rendre  claires  les  expressions  difficiles  à  entendre:  dire 
plus  qu'il  ne  faut  en  pareil  cas ,  c'est  épaissir  les  té- 
nèbres au  lieu  de  les  dissiper.  Nous  n'irons  donc  pas 
plus  loin  sur  ce  sujet,  que  nous  terminerons  en  ajou- 
tant seulement  un  fait  qui,  suivant  nous,  mérite  d'ê- 


DV    SONGE   DE    SCIPIOTT.    LIVRE   If.  l8l 

tre  connu,  c'est  que  des  trois  genres  de  musique  qui 
sont  renharmonique ,  le  diatonique  et  le  chromati- 
que, le  premier  est  abandonné  à  cause  de  son  extrême 
difficulté,  et  le  troisième  décrié  pour  sa  mollesse. 
C'est  ce  qui  a  décidé  Platon  à  assigner  à  Tharmonie 
des  sphères  le  genre  diatonique. 

Une  chose  encore  que  nous  ne  devons  pas  oublier 
de  dire,  c'est  que  si  nous  n'entendons  pas  distincte- 
ment l'harmonie  produite  par  la  rapidité  du  mouve- 
ment circulaire  et  perpétuel  des  corps  célestes,  cette 
privation  a  pour  cause  l'intensité  des  rayons  sonores, 
et  l'imperfection  relative  de  l'organe  chargé  de  les 
recevoir.  Et  en  effet,  si  la  grandeur  du  bruit  des  ca- 
taractes  du  ï}il  assourdit  les  habitans  voisins,  estril 
étonnant  que  le  retentissement  de  la  masse  du  monde 
entier  mise  en  mouvement  anéantisse  nos  facultés 
auditives?  Ce  n'est  donc  pas  sans  intention  que  l'É- 
milien  dit  :  «  Quels  sons  puissants  et  doux  remplissent 
la  capacité  de  mes  oreilles?  d  II  nous  fait  entendre 
par  là ,  que  si  le  sens  de  l'ouïe  est  pleinement  occupé 
chez  le  mortel  admis  aux  concerts  célestes,  il  s'ensuit 
que  cette  divine  harmonie  n'est  pas  appropriée  à  ce 
sens  si  imparfait  chez  les  autres  hommes.  Mais  con* 
tinuons  le  travail  que  nous  avons  entrepris. 


|8si  COMMENTAIRE 


CHAPITRE  V. 

Notre  hÀmisphère  est  dii^ûé  en  cinq  zones,  dont 
deux  seulement  sont  habitables;  Fune  déciles 
est  occupée  par  nous.  Vautre  F  est  par  des  hom-' 
mes  dont  Vespèce  nous  est  inconnue.  Vhémi- 
sphère  opposé  a  les  mêmes  zones  que  le  nôtre; 
il  ri  y  en  a  également  que  deux  qui  soient  le 
séjour  des  hommes. 

Cl  Vous  voyez  sur  la  terre  les  habitations  des  hom- 
mes disséminées,  rares,  et  n'occupant  qu'un  étroit 
espace  ;  et  même ,  entre  ces  taclies  que  forment  les 
points  habités,  s'étendent  de  vastes  solitudes.  Ces  peu* 
pies  divers  sont  tellement  séparés,  que  rien  ne  peut 
se  transmettre  des  uns  aux  autres.  Que  pourront  faire, 
pour  l'extension  de  votre  gloire,  les  habitants  de  ces 
contrées,  dont  la  situation,  ralativement  à  la  vôtre, 
est  obliqne,  ou  transversale,  ou  diamétralement  op- 
posée? 

«Vous  voyez  encore  ces  zones  qui  semblent  envi- 
ronner et  ceindre  la  terre  ;  il  y  en  a  deux  qui ,  les 
plus  éloignées  l'une  de  l'autre,  et  appuyées  chacune 
sur  l'un  des  deux  pôles,  sont  assiégées  de  glaces  et 
de  frimas.  Celle  du  centre,  la  plus  étendue,  est  embra- 
sée de  tous  les  feux  du  soleil.  Deux  sont  habitables  : 
l'australe,   occupée   par  vos  antipodes,  qui,  consé* 


DU   SONGE   DE    SCIPION.   LIVRE    II.  l83 

queoiment,  vous  sont  étrangers,  H  la  septentrionale 
où  vous  êtes.  Voyez  dans  quelle  faible  proportion  elle 
vous  appartient.  Toute  cette  partie  de  la  terre,  fort 
resserrée  du  nord  au  midi,  plus  étendue  de  Torieiit  à 
Toccident ,  est  comme  un  île  environnée  de  cette  mer 
que  vous  appelez  l'Atlantique ,  la  grande  mer ,  l'O- 
céan ^  qui,  malgré  tous  ces  grands  noms,  est^  comme 
vous  le  voyez ,  bîetf  petit»  » 

Cicéron ,  après  nous  avoir  précédemment  expliqué 
le  coi|r$  du  ciel  des  fixes  qui  enveloppe  le  monde 
entier,  celui  des  globes  inférieurs,  ainsi  que  leur  po* 
sition  relative ,  et  la  nature  des  sons  qui  résultent  de 
leur  mouvement  circulaire ,  les  modes  et  les  rfaythmes 
de  cette  céleste  musique ,  et  la  qualité  de  l'air  qui  sé- 
pare la  lune  de  la  terre,  sa  trouve  nécessairement 
amené  à  décrire  la  dernière;  cette  description  est  la- 
conique, mais  riche  en  images.  Quand  il  nous  parle 
de  ces  taches  formées  par  les  habitations  des  hommes, 
de  ces  peuples  séparés  les  uns  des  autres,  et  placés 
dans  une  position  respective  diamétralement  opposée, 
ou  qui  ont ,  soit  des  longitudes ,  soit  des  latitudes  dif- 
férentes, on  croît ,  en  le  lisant,  avoir  sous  les  yeux  la 
projection  stéréographique  de  la  sphère.  Il  nous 
prouve  encore  l'étendue  de  ses  connaissances,  en  ne 
permettant  pas  que  nous  partagions  l'erreur  commune 
qui  veut  que  l'Océan  n'entoure  la  terre  qu'en  un  seul 
sens;  car,  s'il  eût  voulu  nous  laisser  dans  cette  fiaiusse 
opinion,  il  eût  dît  simplement:  «  Toute  la  terre  n'est 
qu'une  petite  île  de  toutes  parts  baignée  par  une 
mer,  etc.»  Mais  en  s'exprimant  ainsi  :  «  Toute  cette 


l84  COMMENTAIRE 

partie  de  la  terre  où  vous  êtes,  est  comme  une  île 
envii*onnéex>,  il  nous  donne  de  la  division  du  globe 
terrestre  une  idée  exacte  qu'il  laisse  à  développer  à 
ceux  qui  sont  jaloux  de  s'instruire.  Nous  reviendrons 
dans  peu  sur  oe  sujet. 

Quant  aux  ceintures  dont  il  parle,  n'allez  pas 
croire,  je  vous  prie,  que  les  deux  grands  maîtres  de 
l'éloquence  romaine,  Cicéron  et  Virgile,  différent  de 
sentiment  à  cet  égard:  le  premier  dit,  il  est  vrai, 
qu'elles  environnent  la  terre ,  et  le  second  assure  que 
ces  ceintures ,  qu'il  nomme  zones  d'après  les  Grecs , 
environnent  le  ciel.  Mais  nous  verrons  par  la  suite 
que  tous  deux  ont  également  raison ,  et  qu'ils  sont 
parfaitement  d'accord.  Commençons  par  faire  connaî- 
tre la  situation  des  cinq  zones  ;  le  reste  de  la  période 
qui  commence  ce  chapitre ,  et  que  nous  nous  sommes 
chargés  de  commenter,  en  sera  plus  facile  à  enten- 
dre. Disons  d'abord  comment  elles  ceignent  notre 
globe  ;  nous  dirons  ensuite  comment  elles  figurent  au 
ciel. 

La  terre  est  la  neuvième  et  la  dernière  des  sphè- 
res; l'horizon,  ou  le  cercle  finiteur,  dont  il  a  été  déjà 
question,  la  divise  en  deux  parties  égales.  Ainsi  l'hé* 
misphère  dont  nous  occupons  une  partie  a  au-dessus 
de  lui  une  moitié  du  ciel  qui,  vu  la  rapidité  de  son 
mouvement  de  rotation,  va  bientôt  la  faire  disparaître 
à  nos  yeux  pour  nous  montrer  son  autre  moitié, 
maintenant  exposée  aux  regards  des  habitants  de 
Thémisphère  opposé.  £n  effet ,  placés  au  centre  de  I9 


/ 
I 


DU    SONGE   DE    SGIPlOlf.    LIVBE    II.  l85 

sphère  universelle,  nous  devons  être  de  tous  côtés 
environnés  par  le  ciel. 

Cette  terre  donc ,  qui  n'est  qu'un  point  relative- 
ment au  ciel,  est  pour  nous  un  corps  sphérique  très* 
étendu ,  qu'occupent  alternativement  des  régions  brû- 
lées par  un  soleil  ardent ,  et  d'autres  affaissées  sous  le 
poids  des  glaces.  Cependant  au  centre  de  l'intervalle 
qui  les  sépare  se  trouvent  des  contrées  d'une  tem- 
pérature moyenne.  Le  cercle  polaire  boréal ,  ainsi  que 
le  cercle  polaire  austral ,  sont  en  tous  temps  attristés 
par  les  frimas.  Ces  deux  zones  ont  peu  de  circonfé- 
rence, parce  qu'elles  sont  situées  presque  aux  extré- 
mités du  globe ,  et  les  terres  dont  elles  marquent  la 
limite  n'ont  pas  d'habitants,  parce  que  la  nature  y  est 
trop  engourdie  pour  pouvoir  donner  l'être,  soit  aux 
animaux,  soit  aux  végétaux;  car  le  même  climat  qui 
entretient  la  vie  des  premiers  est  propre  à  la  végé- 
tation des  derniers.  La  zone  centrale ,  et  conséquein- 
inent  la  plus  grande,  est  toujours  embrasée  des  feux 
de  l'astre  du  jour.  Les  contrées  que  borne  de  part 
et  d'autre  sa  vaste  circonférence,  sont  inhabitables  à 
cause  de  la  chaleur  excessive  qu'elles  éprouvent  ; 
mais  le  milieu  de  l'espace  que  laissent  entre  elles  cette 
zone  torride  et  les  deux  zones  glaciales  appartient 
à  deux  autres  zones  moindres  que  l'une,  plus  gran- 
des que  les  autres ,  et  jouissant  d'une  température  qui 
est  le  terme  moyen  de  l'excès  de  chaud  ou  de  froid 
des  trois  autres.  Ce  n'est  que  sous  ces  deux  dernières 
que  la  nature  est  en  pleine  activité. 


1 86  GOllMElITiLIRE 

La  figure  ci-après  facilitera  rinfelligence  de  notre 
description  verbale. 

Soit  le  globe  terrestre  A,  B,  C,  D  (i);  soient  les 
droites  G,  I  et  £,  F,  limites  des  deux  zones  glaciales; 
soient  M,  N,  et  K,  L,  limites  des  deux  zones  tem- 
peress;  soit  enfin  A,  B,  la  ligne  équSnoxiale  ou  la 
zone  torride.  L'espace  compris  entre  G,  C,  I,  ou  la 
zone  glaciale  boréale,  et  celui  compris  entre  E,  D, 
F,  ou  la  zone  glaciale  australe,  sont  couverts  d'éter- 
nels frimas;  les  lieux  situés  entre  M,  B,  R,  et  N, 
A ,  L ,  sont  sous  la  zone  torride  :  il  suit  de  là  que 
Teapace  renfermé  entre  G,  M,  et  I,  N,  et  celui  entre 
K  £ ,  et  F  L ,  doivent  jouir  d'une  température 
moyenne  entre  l'excès  du  chaud  et  l'excès  du  froid 
des  zones  qui  les  bornent.  Il  ne  faut  pas  croire  que 
ces  lignes  soient  de  notre  invention;  elles  figurent 
exactement  les  deux  cercles  polaires  dont  il  a  été 
question  ci«des$us  (a) ,  et  les  deux  tropiques.  Comme 
il  ne  s'agit  ici  que  de  la  terre,  nous  ne  nous  occupe- 
rons pas  du  cercle  équinoxial ,  mais  nous  reviendrons 
sur  sa  description  dans  un  moment  plus  convenable. 

Des  deux  zones  tempérées  où  les  dieux  ont  placé 
les  malheureux  mortels ,  il  n'en  est  qu'une  qui  soit 
habitée  par  des  hommes  de  notre  espèce,  Romains, 
Grecs  on  Barbares;  c'est  la  zone  tempérée  boréale 
qui  occupe  l'espace  G I,  M  N. 

Quant  à  la  zone  tempérée  australe ,  située  entre 

(i)  Voyez  à  la  fin  du  vol.  la  planche,  fig.  3. 
(a)  Chap.  1 5  du  livre  I. 


BU   SONGE   DB   SClFfÔIT.    LIVRE    H.  187 

K  L  et  £  F,  la  raison  seule  nous  dit  qu'elle  doit  être 
aussi  le  séjour  des  humains,  comine  placée  sous  des 
latitudes  semblables.  Mais  nous  ne  savops  et  ne  pour- 
rons jamais  savoir  quelle  est  cette  es:pèce  d'hommes, 
parce  que  la  zone  toriride  est  un  intermédiaire  qui 
empêche  que  nous  puissions  comit^uniquer  avec  eux. 
Des  quatre  points  cardinaux  de  la  sphère  terrestre, 
trois  seulement,  l'orient,  l'occident  et  le  nord  con- 
servent leurs  noms ,  par  la  raison  que  nous  pouvons 
déterminer  les  lieux  où  ils  prennent  naissance;  car, 
bien  que  le  pôle  nord  soit  inhabitable ,  il  n'est  pas 
très-éloigné  de  nous.  A  l'égard  du  quatrième  point, 
on  le  nomme  midi,  et  non  pas  sud  ou  auster,  car  le 
sud  est  diamétralement  opposé  au  nord  ou  septen- 
trion, au  )ieu  que  le  midi  est  la  région  du  ciel  où, 
pour  nous,  commence  le  jour.  Il  prend  son  nom ,  qui 
signifie  milieu  du  jour,  du  méridien  ou  de  la  ligne 
circulaire  qui  marque  le  milieu  du  jour  quand  le  soleil 
y  est  arrivé.  Nous  ne  devons  pas  laisser  ignorer  qu'au- 
tant le  YCQt  du  nord  est  supportable,  lorsqu'il  arrive 
dans  nos  contrées ,  autant  l'auster  ou  le  vent  qui  nous 
vient  du  quatrième  des  points  cardinaux  est  glacial 
au  moment  de  son  départ.  Mais,  fisrcé  par  sa  direc- 
tion de  traverser  l'air  eipbrasé  de  la  zone  torride, 
ses  molécules  se  pénètrent  de  feu,  et  son  souffle,  si 
froid  naguère ,  est  chaud  lorsqu'il  nous  parvient.  En 
effets  la  nature  et  la  raison  s'opposent  à  ce  que  de 
deux  zones  affectées  d'un  même  degré  de  froid,  il 
parte  deux  vents  d'inégale  température  :  nous  ne  pou- 
vons douter,  par  la  même  raison ,  que  notre  vent  du 


l88  COMMENTAIRE 

nord  ne  sole  chaud  au  moment  de  son  arrivée  chez 
les  habitants  de  la  zone  tempérée  australe ,  et  que  les 
rigueurs  de  Tauster  ne  soient  aussi  tolérables  pour 
eux  que  le  sont  pour  nous  celles  du  septentrion.  Il 
est  également  hors  de  doute  que  chacune  de  nos 
zones  tempérées  complète  son  cercle  chez  nos  pé- 
riéciens  réciproques  qui  ont  le  même  climat  que  le 
nôtre:  d'où  il  suit  que  ces  deux  zones  sont  habitées 
clans  tonte  leur  circonférence.  Est- il  quelque  incré- 
dule à  cet  égard?  qu'il  nous  dise  en  quoi  notre  pro- 
position lui  paraît  erronée;  car  si  notre  existence, 
dans  les  régions  que  nous  occupons ,  tient  à  ce  que 
la  terre  est  sous  nos  pieds ,  et  le  ciel  au-dessus  de  nos 
têtes,  à  ce  que  nous  voyons  le  soleil  se  lever  et  se 
coucher,  enfin  à  ce  que  l'air  qui  nous  environne  et 
que  nous  aspirons  entretient  chez  nous  la  vie ,  pour- 
quoi d'autres  êtçes  n'existeraient- ils  pas  dans  une  po- 
sition de  tout  point  semblable  à  la  nôtre  ?  Ils  doivent 
respirer  le  même  air,  puisque  la  même  température 
règne  sur  toute  la  longueur  de  la  même  bande  cir- 
culaire; le  même  soleil  qui  se  lève  pour  nous  doit  se 
coucher  pour  eux,  et  réciproquement;  comme  nous, 
ils  ont  leurs  pieds  tournés  vers  la  terre  et  la  tête 
élevée  vers  le  ciel;  nous  ne  devons  cependant  pas 
Craindre  qu'ils  tombent  de  la  terre  dans  le  ciel,  car 
rien  ne  tombe  de  bas  en  haut.  Si,  pour  nous,  le  bas 
a  sa  direction  vers  la  terre,  et  le  haut  vers  le  ciel 
(question  qui  ne  veut  pas  être  traitée  sérieusement), 
le  haut  est  également  pour  eux  ce  qu'ils  aperçoivent 
en  portant  leurs  regards  dans  une  direction  opposée 


DU   SONGE    DE   SCIPION.   LIVRE    II.  189 

à  celle  de  la  terre,"  et  vers  laquelle  leurs  corps  ne 
peuvéat  avoir  de  tendance. 

-Je  suis  persuadé  que  ceux  dé  nos  périéciens  qui 
ont  peu  d'instruction  s'imaginent  aussi  que  les  pays 
situés  au-dessous  d'eux  ne  peuvent  être  habités  par 
des  êtres  semblables  à  eux,  et  que  si  nos  pieds  re- 
gardaient les  leurs ,  nous  ne  pourrions  conserver  notre 
aplomb.  Cependant  aucun  de  nous  n'a  jamais  éprouvé 
la  peur  de  tomber  de  la  terre  vers  le  ciel  :  nous  de- 
vons donc  être  tranquilles  à  cet  égard  relativement 
à  eux;  car,  comme  nous  l'avons  démontré  précédem- 
ment, tous  les  corps  gravitent  vers  la  terre  par  leur 
propre  poids.  De  plus ,  on  ne  nous  contestera  pas  que 
deux  points  de  la  sphère  terrestre,  directement  op- 
posés entre  eux,  ne  soient  l'un  à  l'autre,  ce  qu'est 
l'orient  à  l'égard  de  l'occident.  La  droite  qui  sépare 
les  deux  premiers,  est  un  diamètre  de  même  lon- 
gueur que  celui  qui  sépare  les  deux  derniers.  Or  il 
est  prouvé  que  l'orient  et  l'occident  sont  tous  deux 
habités.  Quelle  difficulté  y  a-l-il  donc  à  croire  que 
deux  points  opposés  d'un  même  parallèle  le  soient 
aussi?  Le  germe  de  tout  ce  qu'on  vient  de  dire  existe, 
pour  le  lecteur  intelligent ,  dans  le  petit  nombre  de 
lignes  extraites  de  Cicéron  au  commencement  de  ce 
chapitre. 

Il  ne  peut  nous  montrer  la  terre  environnée  et 
ceinte  par  les  zones ,  sans  nous  donner  à  entendre 
que,  dans  les  deux  hémisphères,  l'état  habituel  de 
l'atmosphère,  sous  les  deux  zones  tempérées,  est  le 
même  sur  toute  la  longueur  du  cercle  qu'elles  em- 


190  COMMElfTAIliE 

brassent;  et  lorsqu'il  dit  que  «  les  points  habités  par 
rhomme  semblent  former  des  taches ,}»  cela  n'a  pas 
de  rapport  à  ces  taches  partielles  que  présentent  les 
habitations  dans  la  partie  da  globe  que  nous  occu- 
pons ,  lesquelles  sont  entrecoupées  de  quelques  lieux 
inhabités,  car  il  n'ajouterait  pas  que  c  de  vastes  soli- 
tudes s'étendent  entre  ces  taches^  »  s'il  ne  voulait 
parler  que  de  ces  espaces  vides,  au  milieu  desquels 
on  distingue  un  certain  nombre  détaches.  Mais  comme 
il  entend  parler  de  ces  quatre  taches  (i),  que  nous 
savons  être  au  nombre  de  deux  sur  chaque  liémi« 
sphire,  rien  n'est  plus  ju&te  que  cette  expression  de 
solitudes  interposées.  En  efFet,  si  la  demi^zone  sous 
laquelle  nous  vivons  est  séparée  de  la  ligne  équi- 
noxiale  par  d'immenses  solitqdes,  il  est  vraisemblable 
que  les  habitants  des  trois  autres  demi-*zones  sont  dans 
les  mêmes  rapports  de  distance  que  nous ,  relative- 
ment à  la  zone  torride.  Cicéron  joint  en  outre  à 
cette  description  celle  des  habitants  de  ces  quatre 
régions.  Il  nous  expose  leur  situation  particulière  et 
leur  situation  relative.  Il  commence  par  dire  qu'il  est 
sur  la  terre  d'autres  hommes  que  nous,  et  dont  la 
position  respective  est  telle  qu'il  ne  peut  exister  entre 
eux  aucun  moyen  de  communication;  et  la  manière 
dont  il  s'exprime  prouve  assez  qu'il  ne  parle  pas  seu- 
lement de  l'espèce  d'hommes  qui,  sur  notre  hémi- 
sphère, est  éloignée  de  nous  de  toute  la  zone  tor- 
ride, car  il  aurait  dit  que  ces  hommes  sont  tellement 

~    (i)  Les  quatre  demi-zones  tempérées. 


DU   SONGE    DU   SCIPION.    LIVRE    II.  I9I 

séparés  de  nous,  que  rien  ne  peut  se  transmettre  de 
leurs  contrées  dans  les  nôtres,  et  non  pas,  comme  ti 
l'a  fait,  que  «  ces  peuples  divers  sont  tellement  sé- 
parés que  rien  ne  peut  se  transmettre  des  uns  aux 
autres;  »  ce  qui  indique  suffisamment  le  genre  de  sé- 
paration qui  existe  entre  ces  diverses  espèces  d'hom- 
mes. Maïs  ce  qui  a  vraiment  rapport  aux  régions  que 
nous  habitons,  c'est  ce  qu'il  ajoute,  lorsqu'on  pei- 
gnant la  situation  de  ces  peuples  à  notre  égard  et 
entre  eux,  il  dit  <«  qu'elle  est  oblique,  ou  transversale, 
ou  diamétralement  opposée.  »  Il  ne  s'agit  donc  pas  de 
notre  séparation  avec  une  autre  espèce  d'hommes, 
mais  de  la  séparation  respective  de  toutes  les  espèces; 
et  voici  comment  elle  a  lieu. 

Nos  antéciens  sont  éloignés  de  leurs  périéciens 
de  toute  la  largeur  de  la  zone  glaciale  australe; 
ceux-ci  sont  séparés  de  leurs  antéciens,  qui  sont 
nos  périéciens ,  de  toute  la  largeur  de  la  zone  tor- 
ride,  et  ces  derniers  le  sont  de  nous  de  toute  la  lar- 
geur de  la  zone  glaciale  boréale.  C'est  parce  qu'il  y 
a  solution  de  continuité  entre  les  parties  habitées, 
c'est  parce  qu'elles  sont  séparées  les  unes  des  autres 
par  d'immenses  espaces  qu'une  température  brûlante 
ou  froide  à  l'excès  ne  permet  pas  de  traverser,  que 
Cicéron  donne  le  nom  de  taches  aux  parties  du  globe 
occupées  par  les  quatre  espèces  d'hommes.  Il  n'a  pas 
oublié  non  plus  de  décrire  la  manière  dont  les  habi- 
tants des  trois  autres  demi -zones  ont  leurs  pieds 
placés  par  rapport  à  nous;  il  désigne  clairement  nos 
antipodes  en  disant  :  «  La  zone  australe  dont  les  ha- 


19a  COMMENTAIRE 

bîtants  ont  les  pieds  diamétralemeut  opposés  aux 
nôtres.  »  Cela  doit  être ,  puisqu'ils  occupent  la  por^- 
tion  de  la  sphère  qui  fait  place  à  la  nôtre.  Reste  à 
savoir  ce  qu'il  entend  par  les  peuples  dont  la  position 
à  notre  égard  est  transversale  ou  oblique.  A  n*en 
pas  douter,  les  premiers  sont  nos  périéciens,  c'est-à- 
dire  ceux  qui  liabitent  la  partie  inférieure  de  notre 
zone.  Quant  à  ceux  qui  nous  sont  obliques,  ce  sont 
nos  autéciens,  ou  les  peuplades  de  la  partie  sud-est 
de  la  zone  tempérée  australe. 

CHAPITRE  VI. 

De  retendue  des  contrées  habitées ,  et  de  celle  des 

contrées  inhabitables. 

Nous  avons  maintenant  à  parler  de  l'étendue  des 
régions  habitées  du  globe,  et  de  celle  des  régions 
inhabitables,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  de  la  lar- 
geur de  chacune  des  zones.  Le  lecteur  nous  entendra 
sans  peine ,  s'il  a  sous  les  yeux  la  description  de-  la 
sphère  terrestre,  donnée  au  chapitre  précédent  :  au 
moyen  de  la  figure  jointe  à  cette  description  il  lui 
sera  aisé  de  nous  suivre.  La  terre  entière,  ou  sa  cir- 
conférence A,  B,  C,  D,  a  été  divisée,  par  les  astro- 
nomes géographes  qui  l'avaient  précédemment  me- 
surée ,  en  soixante  parties.  Son  circuit  est  de  deux 
cent  cinquante-deux  mille  stades  :  d'où  il  suit  que 


nu    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    II.  |q3 

.chaque  soixantième  égale  quatre  mille  deux  cents 
stades.  L'espace  de  D  à  C  en  passant  par  B,  ou  du 
sud  au  nord  en  passant  par  l'ouest,  renferme  donc 
trente  soixantièmes,  et  cent  vingt -six  mille  stades  : 
par  conséquent,  le  quart  du  globe,  à  partir  de  B, 
centre  de  la  zone  torride,  jusqu'à  G,  contient  quinze 
soixantièmes,  et  soixante-trois  mille  stades.  La  mesure 
de  ce  quart  de  circonférence  nous  suffira  pour  établir 
celle  de  la  circonférence  entière.  L'espace  de  B  à  M, 
moitié  de  la  zone  torride,  comprend  quatre  soixan- 
tièmes, ou  seize  mille  huit  cents  stades.  Ainsi  la  zone 
torride  entière  a  une  étendue  de  huit  soixantièmes, 
qui  valent  trente-trois  mille  six  cents  stades.  À  l'é- 
gard de  notre  zone  tempérée,  elle  a,  dans  sa  lar- 
geur de  M  à  G,  cinq  soixantièmes  et  vingt-un  mille 
stades.  Quant  à  la  zone  glaciale  renfermée  entre  G  et 
G,  on  lui  donne  six  soixantièmes,  ou  vingt -cinq 
mille  deux  cents  stades.  Les  dimensions  exactes  que 
nous  venons  de  donner  de  la  quatrième  partie  de 
notre  sphère  sufBsent  pour  faire  connaître  celles  [du 
second  quart  de  B  en  D,  puisqu'elles  sont  parfaite- 
ment les  mêmes;  et  quand  on  a  la  mesure  de  la  sur- 
face hémisphérique  que  nous  habitons ,  on  connaît 
celle  de  l'hémisphère  inférieur,  qui  s'étend  de  D  à  G  9 
en  passant  par  A,  ou  du  sud  au  nord  en  passant 
par  l'est. 

Observons  ici  qu'en  âgurant  la  terre  sur  une  suc- 
face  plane ,  nous  n'avons  pu  lui  donner  la  sphéricité 
qui  lui  convient;  mais  nous  avons  cherché  à  faire 
sentir  cette  sphéricité ,  en  nous  servant ,  pour  notre 
I.  i3 


§94  GOMMEKTAIRE 

démonstration ,  non  «les  méridiens  j  ma»  de  Téqua- 
teur  et  de  ses  parallèles,  parce  que  ce  dernier  cerde 
peut  remplacer  Thorizon.  Ce|iendant  le  lecteur  n'en 
doit  pas  moins  regarder  Tespace  de  D  à  C,  enr pas- 
sant par  B,  comme  l'hémisphère  supérieur  dont  nous 
occupons  une  partie;  et  l'espace  de  D  à  C,  en  pas- 
sant par  A,  comme  l'hémisphère  inférieur. 

CHAPITRE  VIL 

Le  ciel  a  les  mêmes  zones  que  la  terre.  La  marche 

du  soleil^  à  qui  nous  devons  la  chaleur  ou  la 

froidure  y  selon  qui!  s^approclie  ou  s^  éloigne 

de  nous ,  a  fait  inuiginer  ces  différentes  zones. 

Nous  venons  d'exposer  la  situation  et  l'étendue  en 
largeur  des  cinq  zones;  remplissons  maintenant  l'en- 
gagement que  nous  avons  pris  de  démcHitrer  que  Vir- 
gile et  Cicéron  ont  eu  tous  deux  raison,  le  premier, 
en  plaçant  ces  cercles  dans  le  ciel,  et  le  second,  en 
les  assignant  à  la  terre;  et  que  tous  deux  n'ont  eu, 
à  cet  égard,  qu*une  seule  et  même  opinion.  L'excès 
de  froidure  ou  de  chaleur,  ainsi  que  la  modification 
de  ces  deux  excès  qu'éprouve  notre  globe',  sont  l'ef- 
fet du  fluide  éthéré,  qui  communique  aux  diverses 
parties  correspondantes  de  la  terre  les  degrés  de 
froid  et  de  chaud  qu'il  éprouve  lui-même;  et  comme 
on  a  supposé  dans  le  ciel  des  cercles  qui  limitent  œs 


BU   SONGE    D£   SCTPrON.    LIVRE   II.  igS 

différeoted  températures ,  on  a  dû  les  tracer  aussi 
autour  de  kiotrË  sphère.  I)  en  est  d^lle  comme  d'un 
petit  miroir  qui,  en  réfléchissant  un  grand  objet, 
nous  renyoie  toutes  ses  parties  sous  uile  plus  petite 
dimension ,  mais  dans  le  même  ordre  qu'elles  obser- 
vent chez  cet  objet.  Mais  nous  nous  ferons  mieux  en- 
tendre au  moyen  de  la  figure  ci-après. 

Soit  la  sphère  céleste  A ,  B,  C,  D  (i),  renfermant 
la  sphère  céleste  terrestre  S,  X,  T, U;  soit  le  cercle 
polaire  boréal  céleste  désigné  par  la  droite  I,  O;  le 
tropique  du  Cancer,  par  la  droite  G,  P,  et  l'équateur 
par  la  droite  A,  B.  Représentons  le  tropique  du  Ca-^ 
pricome  par  la  droite  F,  Q  ;  le  cercle  polaire  austral 
par  la  droite  £,  R;  et  le  zodiaque  par  la  trans- 
versale F,  P.  Soient  enfin  les  deux  zones  tempérées 
de  la  terre,  figurées  par  les  droites  M  et  L;  et  les 
deux  zones  glaciales,  par  les  droites  N  et  K.  Il  est 
aisé  de  voir  maintenant  que  chacune  des  cinq  di- 
visions de  la  terre  reçoit  sa  température  de  cha- 
cune des  parties  du  ciel  qu'elle  voit  au-dessus 
d'elle.  L'arc  céleste  D,  R  correspond  à  l'arc  terrestre 
S,K;  l'arc  céleste  R,  Q  correspond  à  l'arc  terrestre 
K,  L;  la  portion  du  cercle  Q,  P  est  en  rapport  avec 
la  portion  du  cercle  L,  M;  O,  P  répond  à  M,  N, 
etO,  C  à  N,T. 

Les  deux  extrémités  de  la  sphère  céleste  D ,  R  et 
C,  O  sont  toujours  couvertes  de  frimas;  il  en  est 
de  même  des  deux  extrémités  de  la  sphère  terrestre 

(i)  Voyez  la  planche  à  la  fin  du  vol.  fig.  4* 

i3. 


] 


igG  GOMMEirTAIRE 

S ,  R  et  N ,  T.  La  partie  du  ciel  Q ,  P  éprouve  des 
chaleurs  excessives  ;  la  portion  de  notre  globe  L ,  M 
les  éprouve  également.  Les  régions  tempérées  du  ciel 
s'étendent  de  O  en  P  et  de  Q  en  R;  les  régions  tem- 
pérées de  la  terre  sont  situées  de  N  en  M,  et  de  L 
en  K  ;  enfin,  Téquateur  céleste  A  B,  couvre  lequa- 
teur  terrestre  U,  X. 

Cioéron  n'ignorait  certainement  pas  cette  corres- 
pondance des  cercles  célestes  et  terrestres;  on  ne 
peut  en  douter  d'après  sa  manière  de  s'exprimer: 
«  Il  y  en  a  deux  qui ,  les  plus  éloignées  l'une  de  l'au- 
tre, et  appuyées  chacune  sur  l'un  des  deux  pôles, 
sont  assiégées  de  glaces  et  de  frimas:»  c'est  nous 
dire  que  les  frimas  nous  viennent  de  la  voûte  éthérée. 
C'est  encore  à  elle  que  nous  devons'jes  chaleurs  exces- 
sives, car  Cicéron  ajoute  :  a  Celle  du  centre,  la  plus 
étendue ,  est  embrasée  de  tous  les  feux  du  soleil.  »    ' 

Ces  deux  assertions  sur  l'excès  de  froidure  et  de 
chaleur,  communiqué  aux  zones  terrestres  par  les 
pôles  de  l'éther  et  par  le  soleil,  prouvent  que  l'ora- 
teur romain  savait  que  les  zones  corrélatives  existent 
primitivement  dans  le  ciel. 

Maintenant  qu'il  est  démontré  que  les  deux  sphères 
céleste  et  terrestre  ont  les  mêmes  ceintures  ou  zones 
(  car  ce  sont  deux  noms  d'une  même  chose),  faisons 
connaître  la  cause  de  cette  diversité  de  température 
dans  l'éther. 

La  zone  torride  est  limitée  par  les  deux  tropiques  « 
celui  d'été  de  G  en  P,  celui  dliiver  de  F  en  Q.  Ija 
bande  zodiacale  se  prolonge  de  F  en  P;  nous  pouvons 


DU    SOITGE    DE    SCIPION.    LIVRE    11.  19'y 

donc  supposer  le  tropique  du  Cancer  au  point  P,  et 
le  tropique  du  Capricorne  au  point  F.  On  sait  que  le 
soleil  ne  dépasse  jamais  ces  deux  signes,  et  que  lors- 
qu'il est  arrivé  aux  bornes  qu'ils  lui  assignent,  il 
revient  sur  ses  pas  ;  ce  sont  ces  bornes  qu'on  a  nom- 
mées solstices.  L'astre  du  jour,  parvenu  au  tropique 
du  Cancer  ou  sur  la  frontière  de  notre  zone  tempérée^ 
nous  donne  les  chaleurs  de  l'été,  parce  qu'alors  ses 
rayons  plus  directs  pénètrent  avec  plus  de  force  tous 
les  corps  soumis  à  leur  influence.  C'est  alors  aussi 
que  les  régions  australes  éprouvent  les  rigueurs  de 
l'hiver,  parce  que  le  soleil  est  à  son  plus  grand  éloi- 
gnement  du  tropique  du  Capricorne;  et  réciproque- 
ment, quand  il  entre  dans  ce  dernier  signe,  il  ramène 
l'été  à  ces  régions,  et  l'hiver  devient  notre  partage. 
Il  est  bon  d'observer  qu'il  n'arrive  dans  chacun  des 
signes  du  zodiaque  qu'en  suivant  la  direction  de 
trois  points  du  ciel,  savoir,  de  l'est,  de  l'ouest,  et 
du  midi ,  et  que  jamais  il  ne  pénètre  dans  ce  cercle 
par  le  septentrion.  La  raison  en  est  que  cet  astre 
parvenu  en  P  commence  à  rétrograder  au  lieu  de 
s'avancer  vers  O  :  il  n'atteint  donc  jamais  les  limites 
du  pôle  septentrional,  et  ne  peut,  par  conséquent, 
nous  envoyer  ses  rayons  de  ce  point  du  ciel.  Ainsi, 
ce  n'est  que  par  les  points  est  et  ouest  (  puisque  son 
mouvement  propre  se  fait  d'occident  en  orient),  et 
par  le  midi  (puisque  sa  route  est  tracée  sur  le  méri- 
dien de  chaque  pays) ,  qu'il  se  rend  dans  le  zodiaque. 
L'ombre  que  donnent  les  corps  vieïit  à  l'appui  de 
cette  assertion  :  au  lever  du  soleil ,  cette  ombre  esl 


i  98  GOUMENTAIBE 

dirigée  vers  l'occident  ;  à  son  coucher,  elle  est  tournée 
vers  l'orient,  et  lorsqu'il  est  à  sa  plus  grande  hau- 
teur elle  se  projette  vers  le  nord;  mais  jamais, dans 
notre  zone ,  elle  ne  tend  vers  le  sud  ;  ce  qui  prouve 
bien  que  le  soleil  ne  visite  point  le  pôle  nord,  car 
l'ombre  est  toujours  située  derrière  les  corps ,  du  côté 
opposé  à  la  lumière.  Quant  aux  contrées  de  la  zone 
torride,  les  plus  voisines  de  la  nôtre  «  et  qui  probable- 
ment ne  sont  pas  désertes,  leurs  habitants  ont  l'ombre 
dans  la  direction  du  sud  pendant  tout  le  temps  que 
le  soleil  occupe  le  Cancer  ;  car,  dans  cette  position , 
ils  ont  cet  astre  au  nord,  puisque  c'est  vers  ce  point 
qu'il  se  dirige  en  les  quittant. 

Syène,  chef-lieu  de  la  Tbébaîde,  que  l'on  rencontre 
après  avoir  suivi  une  longue  chaîne  de  montagnes 
arides,  est  située  sous  ce  même  tropique  du  Cancer, 
et  le  jour  du  solstice ,  vers  la  sixième  heure ,  le  soleil 
se  trouvant  au  zénith  de  cette  ville,  l'ombre  disparaît 
totalement,  le  style  même  du  cadran  solaire ,  ou 
son  gnomon,  n^en  projette  point.  C'est  de  ce  phéno-- 
mène  que  parle  Lucain,  quand  il  dit  qu'à  Syène 
Tombre  du  soleil  ne  s'étend  jamais  ni  à  droite  ni  à 
gauche;  ce  qui  n'est  pas  exact,  puisque  cette  dispari- 
tion de  l'ombre  n'a  lieu  que  pendant  un  intervalle  de 
temps  fort  court,  c'est-à-dire  pendant  le  temps  que  le 
soleil  est  au  zénith  (1). 

(i)  Macrobe  se  trompe.  Lucain  n'a  pas  dit  que  rombre  ne 
s'étendait  jamais,  etc.;  mais  il  a  dit  que  ce  jour -là  elle  ne 
s'ëtendiMt  d'aucun*  côté.  Le  poète  dit  nusquam ,  et  non  pas 


DU   SONGE   DE   SGIPfOH.    LJVRE   11.  I99 

Il  suit  de  là  que  le  soleil  ne  franchit  jamais  les 
bornes  de  ta  zone  torride,  parce  que  le  cercle  oblique 
du  zodiaque  ne  s'étend  que  d'un  tropique  à  l'autre. 
L'ardeur  des  feux  que  ressent  cette  zone  est  donc 
occasionnée  par  le  séjour  continuel  qu'y  fait  ce  so- 
leil ,  source  et  régulateur  de  la  flamme  éthérée.  Par 
conséquent,  tes  deux  zones  les  phis  distantes  de  cet 
astre ,  privées  de  sa  présence,  soDt  constamment  en- 
gourdies par  les  froids  les  plus  rigoureux ,  tandis  que 
les  deux  intermédiaires  jouissent  d'une  température 
moyenne  qu'elles  doivent  à  celles  qui  les  avoisineut. 
Cependant,  de  ces  deux  zones  dites  tempérées,  celle 
sous  laquelle  nous  vivons  a  des  parties  où  la  chaleur 
est  plus  forte  que  dans  d'autres,  parce  qu'elles  sont 
plus  près  de  la  zone  torride  :  de  ce  nombre  sont  l'Ethio- 
pie, l'Arabie,  l'Egypte  et  la  Libye.  L'atmosphère,  dans 
ces  contrées,  est  tellement  dilatée  par  la  chaleur,  qu'il 
s'y  forme  rarement  des  nuages,  et  que  leurs  habitants 
connaissent  à  peine  la  pluie.  Par  la  raison  contraire, 
les  régions  limitrophes  de  la  zone  glaciale  boréale , 
telles  que  le  Palus-Méotide,  celles  baignées  par  lister 
et  le  Tanais,  celles  enfin  qui  se  trouvent  au-delà  de 
la  Scythie,  et  dont  les  naturels  ont  reçu  de  l'anti- 
quité le  nom  d'hyperboréens,  comme  ayant  dépassé 
les  limites  naturelles  du  nord;  ces  contrées,  dis -je, 
ont  un  hiver  qui  dure  presque  toute  l'année,  et  l'on 
conçoit  à  peine  la  rigueur  du  climat  sous  lequel  ils 
vivent;  mais  le  centre  de  cette  zone  doit  à  sa  posi- 
tion de  jouir  d'une  température  uniforme  et  bien- 
faisante. 


aOO  COMMENTAIRE 


CHAPITRE  VIIL 

Où  Von  donne  y  en  passant  y  la  manière  d'inier'- 
prêter  un  passage  des  Géor^ques  relatif  au 
cercle  du  zodiaque. 

Nous  avons  posé  pour  feit  incontestable  que  Tun 
et  l'autre  tropique  sont  les  limites  du  zodiaque,  et 
que  jamais  le  soleil  ne  les  dépasse ,  soit  en  s^nyançaot 
vers  nous ,  soit  en  se  dirigeant  dans  le  sens  opposé. 
Nous  avons  ajouté  que  les  zones  tempérées,  dans  l'un 
et  l'autre  hémisphère,  commencent  où  finit  le  zodia- 
que, ou,  si  l'on  veut,  la  zone  torride.  C'est  donc  pour 
nous  une  nécessité  de  chercher  à  savoir  ce  qu'entend 
Virgile ,  toujours  si  exact  dans  ses  descriptions  scien- 
tifiques, quand  il  dit  en  parlant  de  ces  zones: 

Deux  autres  ont  reçu  les  malheureux  mortels, 
Et  dans  son  cours  brillant  bornent  l'oblique  voie 
Où  du  dieu  des  saisons  la  marche  se  déploie. 

Ces  expressions  pourraient  faire  croire  que  le  zo- 
diaque pénètre  les  zones  tempérées,  et  que  le  soleil 
les  traverse  :  ce  qui  n'est  pas  admissible,  puisqu'il 
s'arrête  aux  tropiques.  Peut-être  Virgile  regarde-t-il 
comme  faisant  partie  de  ces  dernières  zones  les  con- 
trées de  la  zone  torride  qui  les  avoisinent,  et  que 
nous  avons  dit  être  habitées.  En  effet,  Syène  est  sous 


DU   SOMGB   DE    SGIPION.    LIVRE    II.  SOI 

le  tropique ,  et  à  trois  mille  huit  cents  stades  de  cette 
ville,  en  s'avançant  vers  la  ligne  équinoxiale ,  on  ren- 
contre Méroé;  plus  loin  encore,  à  huit  cents  stades, 
on  se  trouve  dans  le  pays  d'où  nous  vient  la  cannelle. 
Toutes  ces  régions ,  situées  sous  la  zone  torride ,  sont 
faiblement  peuplées,  il  est  vrai,  cependant  l'existence 
y  est  supportable;  mais  au-delà,  elle  cesse  de  l'être 
à  cavse  de  l'excès  des  feux  du  soleil. 

C'est  vraisemblablement  parce  que  la  zone  torride 
offre  tant  de  terres  habitées  (  et  il  est  probable  qu'il 
en  est  de  même  vers  l'autre  extrémité  voisine  de  nos 
antéciens),  c'est,  dis- je,  par  cette  raison,  que  la 
poésie  épique,  qui  a  le  droit  de  tout  agrandir,  se 
permet  de  prolonger  le  cours  du  soleil  à  travers  les 
zones  tempérées.  Cette  conformité  de  température 
qui  se  trouve  entre  leurs  limites  et  celles  de  la  zone 
torride  peut  autoriser  cette  licence  du  poète  :  sans 
doute ,  il  se  fut  exprimé  avec  plus  de  précision ,  s'il 
eût  dit  qu'elles  commencent  où  finit  l'oblique  voie,  etc. 
Mais  nous  savons  que  Virgile  et  Homère  son  modèle 
ne  se  refusent  pas  ces  sortes  de  libertés  (i).  Le  pre- 
mier dit  aussi,  quelques  vers  plus  loin  : 

Le  Dragon  les  traverse  ainsi  qu'un  fleuve  immense. 

Le  Dragon  ne  coupe  cependant  point  les  deux 
Ourses  ;  il  les  embrasse  l'une  et  l'autre  par  ses  sinuo- 
sités, mais  il  ne  passe  pas  au  travers  de  ces  constel- 

(i)  Je  n'ai  pas  cru  devoir  m'embarrasser  dans  cette  discus- 
sion grammaticale  de  Macrobc  sur  les  prépositions  sous,  à 
travers,  et  entre. 


SOa  OOMHMTiLfBS 

latîons.  Cependant  ce  vers  est  aisé  à  entendre  vsi  bous 
substituons,  comme  l'a  fait  Virgile,  la  préposition 
entre  (  per  )  à  la  préposition  au  inwers  (  inter  ). 

Nous  n'avons  rien  à  ajouter  à  œ  que  nous  venons 
de  dire  pour  la  défense  du  passage  rapporté  ci-dessus; 
et  d'après  les  notions  que  nous  avons  données  sur  tes 
bornes  de  l'orbite  solaire ,  il  est  impossible  de  ne  pas 
entendre  cet  endroit  d'un  poète  aussi  correct  q^ie  le 
cygne  de  Mantoue.  Nous  laissons  à  l'esprit  du  lecteur 
le  soin  de  trouver  ce  qu'on  pourrait  alléguer  de  plus 
pour  terminer  cette  discussion* 


CHAPITRE  IX. 

Notre  globe  est  enveloppé  par  V Océan ,  non  pas 
en  un  sens^  mais  en  deux  différents  sens.  La 
partie  çufi  nous  habitons  est  resserrée  vers  les 
pâles,  et  plus  large  vers  son  centre.  Du  peu 
iï étendue  de  l'Océan  qui  nous  paraît  si  grand. 

Les  éclaircissements  que  nous  venons  de  donner 
ont,  je  crois,  leur  utilité;  nous  allons  maintenant, 
ainsi  que  nous  l'avons  promis ,  démontrer  que  l'Océan 
entoure  la  terre,  non  pas  en  un  seul  sens,  mais  en 
deux  sens  divers.  Son  premier  contour,  celui  qui  mé- 
rite véritablement  ce  nom ,  est  ignoré  du  vulgaire. 
Car  cette  mer,  regardée  généralement  comme  le  seul 
Océan,  n'est  qu  une  extension  de  l'Océan  primitif,  que 


DU    SORGR  D£   SOIMOjr.    LIVRE   II.  ao3 

le  superflu  de  ses  eaux  oblige  à  ceindre  de  nouveau 
la  terre.  La  première  ceinture  qu'il  forme  autour  de 
notre  globe  s'étend  à  travers  la  zone  torride,  en  sui«> 
vant  la  direittion  de  la  ligne  équînoxiale,  et  fait  le 
tour  entier  du  globe.  Vers  l'orient,  il  se  partage  en 
deux  bras  dont  l'un  coule  vers  le  nord  y  et  l'autre  vers 

I 

le  sud.  Le  même  partage  se  fait  à  l'occident;  et  ces 
deux  derniers  bras  vont  à  la  rencontre  de  ceux  qui 
sont  partis  de  l'orient.  L'impétuosité  et  la  violence 
avec  lesquelles  s'entrechoquent  ces  énormes  masses 
avant  de  se  mêler  donnent  lieu  à  une  action  et  à 
une  réaction,  d'où  résulte  le  phénomène  si  connu  du 
flux  et  du  reflux ,  qui  se  fait  sentir  dans  toute  l'éten- 
due  de  notre  mer.  Elle  l'éprouve  dans  ses  détroits, 
comme  dans  ses  parties  les  moins  resserrées,  par  la 
raison  qu'elle  n^est  qu'une  émanation  du  véritable 
Océan.  Cet  Océan  donc ,  qui  suit  la  ligne  que  lui  trace 
l'équateur  terrestre,  et  ses  bras,  qui  se  dirigent  dans 
le  sens  de  l'horizon ,  partagent  le  globe  en  quatre 
portions  dont  ils  font  autant  d'îles.  Par  son  cours  à 
travers  la  zone  torride ,  qu'il  environne  dans  toute  sa 
longueur,  il  nous  sépare  des  régions  australes,  et  au 
moyen  de  ses  bras,  qui  embrassent  l'un  et  l'autre  hé- 
misphère, il  forme  quatre  îles,  dont  deux  dans  Thé- 
misphère  supérieur,  et  deux  dans  l'hémisphère  infé- 
rieur. Cest  ce  que  nous  fait  entendre  Gicéron ,  quand 
il  dit  :  a  Toute  cette  partie  de  la  terre  occupée  par 
vous  n'est  qu'une  petite  île;»  au  lieu  de  dire  toute 
cette  terre  n'est  qu'une  petite  île  :  par  la  raison  qu'eu 
entourant  la  terre  en  deux  sens  divers,  l'Océan  la 


204  COMMENTAIRE 

partage  réellement  en  quatre  îles.  La  figure  (i)  ci- 
après  donnera  une  idée  de  ce  partage.  On  y  verra  To- 
rigine  de  notre  mer,  qui  n'est  qu'une  faible  partie  du 
tout,  et  aussi  celle  de  la  mer  Rouge,  de  la  mer  des 
Indes  et  de  la  mer  Caspienne.  Bien  que  je  n'ignore 
pas  que  cette  dernière  n'a,  selon  l'opinion  de  plusieurs 
personnes ,  aucune  communication  avec  l'Océan.  Il 
est  évident  que  les  mers  de  la  zone  tempérée  australe 
ont  aussi  leur  source  dans  le  grand  Océan.  Mais 
comme  ces  pays  nous  sont  encore  inconnus ,  nous  ne 
devons  pas  garantir  la  certitude  du  fait. 

Relativement  à  ce  que  dit  Cicéron,  que  «toute  cette 
partie  de  la  terre  est  fort  resserrée  du  nord  au  midi , 
plus  étendue  de  l'orient  à  l'occident ,  »  nous  pouvons 
nous  en  convaincre  en  jetant  les  yeux  sur  la  figure 
précitée;  car  l'excès  de  la  largeur  de  cette  zone  sur 
sa  longueur  est  dans  la  même  proportion  que  l'ex- 
cès de  la  longueur  du  tropique  sur  la  longueur  du 
cercle  polaire  boréal.  En  effet,  bornée  dans  son  ex- 
tension longitudinale  par  la  rencontre  du  cercle  po- 
laire si  court  lui-même,  elle  peut,  au  moyen  de  la 
longueur  du  tropique,  donner  à  ses  flancs  un  plus 
grand  développement.  Cette  forme  de  la  partie  de  la 
terre  que  nous  habitons,  l'a  fait  comparer  par  les 
anciens  à  une  chlamyde  (a)  déployée;  et  c'est  parce 
que  le  globe  tout  entier ,  y  compris  l'Océan ,  peut 

(i)  Voyez  la  planche  à  la  fin  du  vol.  fig.  5. 
.  (2)  Manteau  des  anciens  retroussé  sur  l'épaule  droite.  Cet 
habit  militaire  des  Romains  était  pour  les  patriciens,  pendant 
la  guerre,  ce  que  la  toge  était  pendant  la  paix. 


DU   SONGE   DE   SGIPION.    LIVRE    If.  205 

être  regardé,  à  raison  de  son  peu  dVtendue,  comme 
le  point  central  de  tel  cercle  céleste  que  ce  soit,  que 
notre  auteur  a  dû  ajouter  en  parlant  de  TAtlantique  : 
«  Et  malgré'  tous  ces  grands  noms ,  il  est,  comme  vous 
voyez,  bien  petit.»  Sans  doute  l'Atlantique  doit  être 
pour  nous  une  mer  immense;  mais  elle  doit  paraître 
bien  petite  à  ceux  qui  l'aperçoivent  de  la  voûte  éthé- 
rée,  puisque  la  terre  n'est,  à  l'égard  du  ciel,  que  l'in- 
dicateur d'une  quantité,  c'est-à-dire  un  point  qu'il 
est  impossible  de  diviser. 

En  appuyant  si  soigneusement  sur  l'exiguïté  de  la 
sphère  terrestre ,  le  premier  Africain  a  pour  but , 
comme  la  suite  nous  le  prouvera ,  de  faire  sentir  à 
son  petit-fils  qu'une  âme  vraiment  grande  doit  peu 
s^occuper d'étendre  sa  réputation,  qui  ne  peut  jamais 
être  que  très -bornée,  vu  le  peu  d'espace  qu'elle  a 
pour  circuler. 


Sko6  GOMMBNTAIIIE 


CHAPITRE  X. 

Bien  que  le  monde  soit  éternel  y  l'homme  ne  peut 
espérer  de  perpétuer,  chez  la  postérité,  sa  glaire 
et  sa  renommée;  car  tout  ce  que  contient  ce 
monde  y  dont  la  durée  naara  pas  de  fin,  est 
soumis  à  des  vicissitudes  de  destruction  et  de 
reproduction. 

«  Et  quand  même  les  races  futures ,  recevant  de 
leurs  aïeux  la  renommée  de  chacun  d'entre  nous,  se- 
raient jalouses  de  la  transmettre  à  la  postérité,  ces 
inondations,  ces  embrasements  de  la  terre,  dont  le 
retour  est  inévitable  à  certaines  époques  marquées , 
ne  permettraient  pas  que  cette  gloire  fût  durable, 
bien  loin  d'être  étemelle.  » 

C'est  de  sa  conscience  que  le  sage  attend  la  récom- 
pense de  ses  belles  actions  ;  l'homme  moins  par&it 
l'attend  de  la  gloire;  et  Scipion,  qui  désire  que  son 
petit -fils  tende  à  la  perfection,  l'engage  à  ne  pas 
ambitionner  d'autre  récompense  que  celle  qu'il  trouve 
en  lui-même,  et  à  dédaigner  la  gloire. 

Comme  elle  a  deux  puissants  attraits,  celui  de 
pouvoir  s'étendre  au  loin  et  celui  de  nous  survivre 
long-temps ,  le  premier  Africain  a  d'abord  mis  sous 
les  yeux  de  TÉmilien  le  tableau  de  notre  globe,  qui 
n'est  qu'un  point  par  rapport  au  ciel ,  et  lui  a  oté  tout 


DU    SONGE   DE   SCIPIOIT.    LIVRE    II.  aoy 

espoir  d'étendre  au  loin  le  bruit  de  sa  renommée,  en 
lui  faisast  observer  que  les  hommes  de  notre  espèce 
n'occupent  qu'une  bien  faible  partie  de  ce  même 
globe  ^  et  que  cette  partie  même  ne  peut  être  entiè- 
rement remplie  de  la  célérité  d'un  nom,  puisque 
celui  dès  Romains  n'avait  pas  encore  franchi  le  Cau- 
case, ni  traversé  les  flots  du  Gange.  Maintenant  il 
va  lui  prouver  que  la  gloire  a  peu  de  durée,  afin  de 
le  convaincre  entièrement  qu'elle  ne  mérite  pas  d'être 
recherdiée.  a  Quelque  circonscrite  que  soit ,  lui  dit- 
il  ^  la  carrière  que  peut  parcourir  la  réputation  du 
sage  et  de  l'homme  vraiment  grand ,  cette  réputation 
ne  sera  pas  étemelle,  ni  même  de  longue  durée,  vu 
que  tout  ce  qui  existe  à  présent  doit  être  anéanti , 
9oit  par  les  embrasements,  soit  par  les  inondations 
de  la  terre.  » 

Maià  ce  passage  de  Cicéron  veut  être  développé , 
parce  qu'il  décide  implicitement  la  question  de  l'éter- 
nité du  monde  qui,  pour  beaucoup  de  personnes,  est 
l'objet  d'un  doute.  Il  n'est  pas  facile,  en  effet,  de 
concevoir  que  cet  univers  n'ait  pas  eu  de  commence- 
ment; et,  s'il  en  fisiut  croire  l'histoire,  l'usage  de  la 
plupart  des  choses,  leur  perfectionnement,  leur  in- 
vention même  est  d'une  date  toute  récente.  Si  l'on 
s'en  rapporte  aux  traditions,  ou  bien  aux  fictions  de 
l'antiquité,  les  premiers  hommes,  grossiers  haUtants 
des  bois,  différaient  peu  des  animaux  féroces.  Leurs 
ali»ents,  ajoute-t-elle,  ne  ressemblaient  pas  aux  nô- 
tres; ils  se  nourrissaient  de  glands  et  de  fruits  sau- 
vages, et  ce  ne  fut  que  bien  tard  qu'ils  cultivèrent  la 


2o8  COMMENTAIRE 

terre.  Elle  nous  ramène  ainsi  à  la  naissance  des 
choses  y  à  celle  de  l'espèce  humaine ,  et  à  la  croyance 
de  Tâge  d'or,  qui  fut  suivi  de  deux  âges  désignés  par 
des  métaux  d'une  pureté  progressivement  décrois* 
santé,  lesquels  âges  firent  place  enfin  aux  temps  si 
dégradés  du  siècle  de  fer.  Mais,  en  laissant  de  coté 
la  fiction,  comment  ne  croirait^on  pas  que  le  monde 
a  commencé,  et  même  depuis  bien  peu  de  temps, 
quand  on  voit  que  les  faits  les  plus  intéressants  des 
annales  grecques  ne  remontent  pas  au-delà  de  deux 
mille  ans?  car,  avant  Ninus  que  plusieurs  historiens 
donnent  pour  père  à  Sémiramis,  l'histoire  ne  relate 
aucun  événement  remarquable.  Si  Ton  admet  que  cet 
univers  a  commencé  avec  les  temps,  et  même  avant 
les  temps,  comme  disent  les  philosophes,  comment 
se  fait -il  qu'il  ait  fallu  une  suite  innombrable  de 
siècles  pour  amener  le  degré  de  civilisation  oii  nous 
sommes  parvenus?  Pourquoi  l'invention  des  carac- 
tères alphabétiques,  qui  nous  transmettent  le  souve- 
nir des  hommes  et  des  choses,  est-elle  si  nouvelle? 
Enfin,  pourquoi  diverses  nations  n'ont -elles  acquis 
que  depuis  peu  des  connaissances  de  première  néces- 
sité ?  Témoin  les  Gaulois  qui  n'ont  connu  la  culture 
de  la  vigne  et  celle  de  l'olivier  que  vers  les  premiers 
siècles  de  Rome,  sans  parler  de  beaucoup  d'autres 
peuples  qui  ne  se  doutent  pas  d'une  foule  de  décou- 
vertes qui  sont  pour  nous  des  jouissances.  Tout  cela 
semble  exclure  l'idée  de  l'éternité  des  choses,  et  pour- 
rait nous  faire  croire  que  la  naissance  du  monde  a 
une  époque  fixe ,  et  que  tous  les  êtres  ont  été  pro- 


DU    SONGE    DE   SCIPION.    LIVRE    II.  2O9 

duits  successivement.  Mais  la  philosophie  nous  ap- 
prend que  ce  monde  a  toujours  été ,  et  que  l'Éternel 
l'a  créé  avant  les  temps.  En  effet,  le  temps  ne  peut 
être  antérieur  à  l'univers,  puisqu'il  se  mesure  par  le 
cours  du  soleil.  Quant  aux  choses  d'ici -bas,  elles 
s'anéantissent  en  grande  partie,  bien  que  l'univers 
soit  indestructible  ;  .puis  elles  rentrent  de  nouveau 
dans  la  vie.  C'est  l'effet  de  l'altemation  des  embra- 
sements et  des  inondations  dont  nous  allons  exposer 
la  cause  nécessaire. 

Selon  les  plus  anciens  physiciens,  le  feu  éther  se 
nourrit  de  vapeurs  ;  ils  nous  assurent  que  si  la  nature 
a  placé,  comme  nous  l'avons  dit  ci- dessus,  l'Océan 
au-dessous  de  la  zone  torride  que  traverse  le  zodia- 
que ,  c'est  afin  que  le  soleil ,  la  lune  et  les  cinq  corps 
errants  qui  parcourent  cette  zone  en  tous  sens,  puis- 
sent tirer  leur  aliment  des  particules  qui  s'élèvent 
du  sein  des  eaux.  Voilà,  disent -ils,  ce  qu'Homère 
donne  à  entendre  aux  sages,  quand  ce  génie  créateur, 
qui  nous  rend  témoins  des  actions  des  dieux  sur  toute 
la  nature ,  feint  que  Jupiter,  invité  à  un  banquet  par 
les  Éthiopiens,  se  rend  dans  l'Océan  avec  les  autres 
dieux,  c'est-à-dire  avec  les  autres  planètes;  ce  qui  ne 
veut  dire  autre  chose  sinon  que  les  astres  se  nour«» 
rissent  de  molécules  aqueuses.  Et  quand  ce  même 
poète  ajoute  que  les  rois  d'Ethiopie  sont  admis  aux 
festins  des  dieux,  il  peint,  par  cette  allégorie,  les 
peuples  de  cette  contrée  de  l'Afrique ,  seuls  habitants 
des  bords  de  l'Océan,  et  dont  la  peau,  brûlée  des 
feux  du  soleil ,  a  une  teinte  presque  noire. 

I.  14 


aïo  commjbntàire 

De  ce  que  la  chalisur  s'entretient  par  rbumidité, 
il  suit  que  le  feu  et  l'eau  éprouvent  alternativement 
un  excès  de  réplétion*  Lorsque  le  feu  eat  parvenu  k 
cet  excès,  l'équilibre  entre  les  deux  éléments  e^t  dé- 
truit. Alors  la  température  trop  élevée  de  l'air  pro- 
duit un  incendie  qui  pénètre  jusqu'aux  entrailles  de 
ta  terre;  mais  bientôt  l'ardeur  dévorante  du  fluide 
igné  se  trouve  ralentie,  et  l'eau  recouvre  insensible- 
ment ses  forces;  car  la  matière  du  feu,  épubée  eu 
grande  partie,  absorbe  peu  de  particules  humides. 
C'est  ainsi  qu'à  son  tour  l'élément  aqueux,  après  une 
longue  suite  de  siècles,  acquiert  un  tel  excédant  qu'il 
est  contraint  d'inonder  la  terre;  et  pendant  cette  crue 
des  eaux ,  le  feu  se  remet  des  pertes  qu'il  a  essujées. 
Otte  alternative  de  suprématie  entre  las  deux  élé- 
ments n'altère  en  rien  le  reste  du  monde ,  mais  dé- 
truit souvent  l'espèee  humaine,  las  arts  et  l'indttstrie, 
qui  renaisaent  lorsque  la  calme  est  rétabli;  car  cette 
dévastation  oausée,  soit  par  les  inondations,  soit  par 
lea  embrasements ,  n'est  jamais  générale.  Ce  qu'il  y 
a  de  certain,  c'est  que  TÉgyple  est  à  l'abri  de  cea 
deux  fléaux  :  Pkton  nous  l'assure  dans  soa  Tif^ée* 
Aussi  cette  contrée  esbelle  la  seule  qui  ait  élevé  d«?6 
monuments  et  recueilli  des  faits  dont  la  date  remonte 
à  plusieurs  myriades  de  siècles.  11  e^t  donc  quelques 
parties  de  la  terre  qui  survivent  au  désastre  commun, 
et  qui  servent  à  renouveler  l'espèce  humaine;  voilà 
comment  il  arrive  que  la  civilisation  ayant  racore  un 
asyle  sur  quelques  portions  du  globe,  il  existe  df» 
hordes  sauvages  qui  ont  perdu  jusqu'à  la  trace  des 


DU    SONGE    DB    SCIPION.    LIVRE    II.  211 

connaissance»  de  leurs  ancêtres.  Insensiblement  leurs 
mœurs  s'adoucissent  ;  elles  se  réunissent  sous  Tempire 
de  la  loi  naturelle  :  l'ignorance  du  mal  et  une  fran** 
chise  grossière  leur  tiennent  lieu  de  vertus.  Cette 
époque  est  pour  elles  le  siècle  d'or.  L'accroissement 
des  arts  et  de  l'industrie  vienl  bientôt  après  donner 
plus  d'activité  à  l'émulation;  mais  ce  sentiment  si 
noble  dans  son  origine  produit  bientôt  l'envîe  qui 
ronge  sourdement  les  cœurs«  Dès  lors  commencent, 
pour  cette  société  naissante^  tous  les  maux  qui  l'affli- 
geront un  jour. 

Telle  est  l'alternative  de  destruction  et  de  repro- 
duction à  laquelle  est  assujetti  le  genre  humain,  san» 
que  la  stabilité  du  monde  en  souffre. 


CHAPITRE  XL 

//  est  plus  d'une  manière  de  supputer  les  années: 
la  grande  année  y  F  année  vraiment  parfaite  ^ 
comprend  quinze  mille  de  nos  années. 

a  Qui  plus  est ,  que  vous  importe  d'être  nommé 
dans  les  discours  des  hommes  qui  naîtront  dans  Ta- 
venir,  lorsque  ceux  qui  vous  ont  précédé  sur  la  terre, 
plus  nombreux  peut-être  que  leurs  deséetldants ,  et 
qui  certainement  valaient  mieux ,  n'ont  jamais  parlé' 
de  vous  ?  Que  dis-je  ?  parmi  ceux  mêmes  qui  peuvent 
répéter  notre  nom ,  il  n'en  est  pas  un  qui  puisse  re- 

14. 


a  I  tl  COMMENTAIRE 

cueillir  le  souveair  d'une  année.  L'année ,  selon  les 
calculs  vulgaires,  se  mesure  sur  le  retour  du  soleil^ 
c'est-à-dire  d'un  seul  astre  ;  mais  il  faut  que  tous  les 
astres  soient  revenus  au  point  d'où  ils  sont  partis  une 
première  fois,  et  qu'ils  aient  ramené,  après  un  long 
temps,  la  même  face  du  ciel,  pour  que  l'année  véri- 
table soit  entièrement  révolue  ;  et  je  n'ose  dire  com- 
bien cette  année  comprend  de  vos  siècles.  Ainsi ,  le 
soleil  disparut  aux  yeux  des  hommes ,  et  sembla  s'é- 
teindre, quand  l'âme  de  Bomulus  entra  dans  nos 
saintes  demeures;  lorsqu'il  s'éclipsera  du  même  coté 
du  ciel  et  au  même  instant,  alors  toutes  les  étoiles^ 
toutes  les  constellations  se  retrouveront  dans  la  même 
position,  alors  seulement  l'année  sera  complète.  Mais 
sachez  que,  d'une  telle  année,  la  vingtième  partie 
n'est  pas  encore  écoulée.  » 

Le  premier  Africain  continue  à  insister  sur  les 
motifs  qui  doivent  détourner  son  petit-fils  d'ambi- 
tionner la  gloire.  Il  vient  de  lui  prouver  que  cette 
gloire ,  resserrée  dans  un  champ  bien  étroit ,  ne  pou- 
vait même  le  parcourir  long-temps  ;  il  lui  démontre 
à  présent  qu'elle  ne  peut  embrasser  la  durée  d'une 
seule  année.  Voici  sur  quoi  est  appuyée  cette  asser- 
tion. 

Il  est  d'autres  années  que  celles  vulgairement  ap- 
pelées de  ce  nom:  le  soleil,  la  lune,  les  planètes  et 
les  autres  astres  ont  aussi  leur  année,  qui  se  compose 
du  temps  q^e  chacune  de  ces  étoiles  emploie  à  reve- 
nir au  même  point  du  ciel  d'où  elle  était  partie.  C'est 
ainsi  que  le  mois  est  une  aimée  lunaire,  parce  que 


DU    SONGE    DE    SCIPIOIT.    LIVRE   II.  2l3 

la  révolution  synodique  de  la  lune  s'achève  dans  cet 
intervalle  de  temps.  Aussi  le  mot  latin  mensis  (mois) 
est-il  dérivé  de  mene^  mot  grec  qui  signifie  lune. 

Cependant  le  soleil  ouvre  la  grande  année, 

dit  Virgile  qui  veut  exprimer  la  différence  de  Tannée 
solaire  à  l'année  lunaire.  On  conçoit  que  le  mot  grand 
n'est  employé  ici  que  comparativement  ;  car  la  révolu- 
tion de  Vénus  et  celle  de  Mercure  est  à  peu  près  de 
la  même  longueur  que  celle  du  soleil  ;  Mars  met  deux 
ans  à  tracer  son  orbite;  Jupiter  douze,  et  Saturne 
trente.  Mais  le  retour  de  ces  corps  errants  à  leur 
point  de  départ  doit  être  suffisamment  connu.  Quant 
à  l'année  dite  du  monde,  et  qu'on  nomme  avec  rai- 
son Tannée  accomplie,  parce  que  sa  période  rétablit 
dans  les  cieux  les  aspects  primitifs  de  tous  les  astres, 
elle  renferme  un  grand  nombre  de  siècles,  ainsi  que 
nous  allons  le  démontrer. 

Toutes  les  constellations,  toutes  les  étoiles  qui 
semblent  attachées  à  la  voûte  céleste  ont  un  mouve- 
ment propre  que  Tœil  humain  ne  peut  apercevoir. 
Non-seulement  elles  sont  chaque  jour  entraînées  avec 
tout  le  ciel ,  mais  elles  se  meuvent  encore  sur  elles- 
mêmes  ;  et  ce  second  mouvement  est  si  lent  que  Tob« 
servateur  le  plus  assidu,  quelque  longue  que  soit 
son  existence,  les  voit  toujours  dans  la  même  situa- 
tion où  il  a  commencé  de  les  voir.  Ce  n'est  donc  que 
lorsque  chacun  de  ces  corps  lumineux  a  retrouvé  sa 
position  pribiitive  et  relative  que  finit  la  révolution 
de  la  grande  année,  en  sorte  que  l'un  quelconque  de 


ai4  COMM£]HTA.litE 

ces  astres  doit  ialors  occuper,  respectivement  aux  au- 
tres, et  en  même  temps  qu'eux,  le  point  du  ciel 
qu'il  occupait  au  commencement  de  cette  même  an- 
née; alors  aussi  les  sept  sphères  errantes  doivent  être 
'  revenues  à  leur  première  place,  et  toutes  ensemble. 
Celte  restitution  parfaite  des  aspects  s'accomplit»  di- 
sent les  physiciens,  en  quinze  mille  ans. 

Ainsi,  de  même  que  Tannée  lunaire  se  compose 
d'un  mois,  Tannée  solaire  de  douzQ  mois,  et  celle 
de  chaque  étoile  errante  du  nombre  de  mois  ou  d'an- 
nées ci-dessus  relatés,  de  même  la  grande  année  se 
compose  de  quinze  mille  années.  On  peut  véritable- 
ment Tappeler  année  accomplie ,  par  la  raison  qu'elle 
ne  se  mesure  point  sur  la  révolution  du  soleil,  c'est- 
à-dire  d'un  seul  astre,  mais  sur  la  coïncidence,  en 
un  même  temps,  de  la  fin  des  huit  révolutions  si- 
dérales, avec  le  point  de  départ  de  chacun  des  astres 
en  particulier.  Cette  grande  année  se  nomme  encore 
Tannée  du  monda,  parce  que  le  monde,  à  propre- 
ment parler,  c'est  le  ciel.  Il  en  est  du  commencement 
de  Tannée  parfaite  comme  de  celui  de  Tannée  so- 
laire, que  Tpn  compte,  soit  à  partir  des  calendes  de 
janvier,  jusqu'aux  mêmes  calendes  de  Tannée  suivante; 
soit  du  jour  qui  suit  ces  calendes ,  jusqu'au  jour  an- 
niversaire; soit  enfin  de  tel  autre  jour  d'un  mois 
quelconque,  jusqu'au  jour  qui  lui  correspond  à  un 
an  de  date  :  chacun  est  libre  de  commencer  où  il  veut 
la  période  de  quinze  mille  ans.  Cicéron  la  fait  com- 
mencer à  Téclipse  de  soleil  qui  arriva  au  moment  de 
la  mort  de  Romulus;  et  quoique  depuis  cette  époque 


DIT    SONGE    DE   SCIPIOIT.    LIVRE    If.  2l5 

l'astre  du  jour  ait  voilé  plusieurs  fois  sa  lumière,  ces 
phénomènes  souvent  répétés  n'ont  pas  complété  la 
restitution  périodique  des  huit  sphères;  elle  ne  sera 
accomplie  que  lorsque  le  soleil,  nous  privant  de  sa 
lumière  dans  la  même  partie  du  ciel  où  il  se  trouvait 
quand  Romulus  cessa  de  vivre  ^  les  autres  planètes , 
ainsi  que  la  sphère  des  fixes ,  offriront  les  mêmes  as- 
pects qu'elles  avaient  alors.  Donc ,  à  dater  du  décès 
de  Romulus ,  il  s'écoulera  quinze  mille  ans  (  tel  est 
le  sentiment  des  physiciens)  avant  que  le  syhdiro- 
nisœe  du  mouvement  des  corps  célestes  les  rappelle 
aux  mêmes  lieux  du  cid  qu'ils  occupaient  dans  cet 
instant. 

On  compte  cinq  cent  soixante- treize  ans  depuis  la 
disparition  du  premier  roi  des  Romains  jusqu'à  l'ar- 
rivée du  second  Scipion  en  Afrique;  car,  entre  la 
fondation  de  Borne  et  le  triomphe  de  i'Émiliea  après 
la  ruine  de  Carthage,  il  existe  un  intervalle  de  six 
cent  aept  ans.  £n  soustrayant  de  ce  nombre  les  trente- 
deux  années  du  règne  de  Romulus,  plus  les  deux 
années  qui  séparent  le  songe  de  Scipion  de  la  fin  de 
la  troisième  guerre  punique,  on  trouvera  un  e^ce 
de  temps  égal  à  cinq  cent  soixaule-treize  ans.  Cicérûn  a 
donc  eu  raison  de  dire  que  la  vingtième  partie  de  l'an* 
née  complète  n'était  pas  encore  écoulée.  Cette  asser- 
tion est  £»eile  à  prouver,  car  il  ne  faut  pas  être  un 
bien  habile  «ailculateur  pour  trouver  la  différence 
qu'il  y  a  entre  cinq  cent  soixante  «^  treize  ans  et  la 
vingtième  partie  d'une  période  de  qu'mze  mille  ans. 


!2 1 6  COMMENTAI  &!£ 


CHAPITRE  XIL 

TJ homme  n*est  pas  corps ^  mais  esprit.  Rien  ne 
meurt  dans  ce  mondes  rien  ne  se  détruit. 

«  Travaillez  en  effet ,  et  sachez  bien  que  vous  n^étes 
pas  mortel,  mais  ce  corps  seulement;  cette  forme 
sensible,  ce  n'est  pas  vous;  l'âme  de  l'homme,  voilà 
l'homme,  et  non  cette  figure  extérièui^ que  l'on  peut 
indiquer  avec  le  doigt.  Sachez  donc  que  vous  êtes 
dieu;  car  celui-là  est  dieu  qui  vit,  qui  sent,  qui  se 
souvient,  qui  prévoit ,  qui  gouverne,  régit  et  meut 
le  corps  confié  à  ses  soins,  comme  le  Dieu  suprême 
gouverne  toutes  choses.  De  même  que  ce  Dieu  éternel 
meut  un  monde  en  partie  corruptible,  de  même  l'âme 
étemelle  meut  un  corps  périssable.  » 

On  ne  peut  assez  admirer  la  sagesse  des  avis  que 
le  premier  Africain  donne  à  son  petit-fîls  par  l'organe 
de  Gicéron.  En  voici  le  précis  depuis  l'instant  de 
l'apparition  de  ce  personnage. 

Publius  commence  d'abord  par  révéler  au  jeune 
Scipion  l'heure  de  sa  mort,  et  la  trahison  de  ses 
proches;  il  a  pour  but  d'engager  FÉmilien  à  faire  peu 
de  cas  de  cette  vie  mortelle  et  d'une  si  courte  durée. 
Puis ,  afin  de  relever  son  courage  que  devait  affaiblir 
une  semblable  prédiction,  il  lui  annonce  que,  pour 
le  sage  et  pour  le  bon  citoyen ,  notre  existence  ici- 
bas  est  la  route  qui  conduit  à  l'immortalité.  Au  mo^ 


BU    SONGE    D£    SCIPION.    LIVRE    II.  aiy 

ment  oii  Tattente  d'une  aussi  haute  récompense  en- 
flamme son  petit-Bis  au  poin|  de  lui  faire  désirer  la 
mort,  celui-ci  voit  arriver  Paulus,  son  père,  qui  em- 
ploie les  raisons  les  plus  propres  à  le  dissuader  de 
hâter  l'instant  de  son  bonheur  par  une  mort  volon- 
taire. Son  âme,  ainsi  modifiée  par  l'espoir  d'une  part, 
et  par  la  résignation  de  l'autre ,  se  trouve  disposée  à 
la  contemplation  des  choses  divines,  vers  lesquelles 
son  aïeul  veut  qu'il  dirige  sa  vue.  S'il  lui  permet  de 
porter  ses  regards  vers  la  terre,  ce  n'est  qu'après 
l'avoir  instruit  sur  la  nature,  le  mouvement  et  l'har- 
monie des  corps  célestes  :  la  jouissance  de  toutes  ces 
merveilles,  lui  dit-il,  est  réservée  à  la  vertu. 

L'Émilien  vient  de  puiser  de  nouvelles  forces  dans 
l'enthousiasme  qu'une  telle  promesse  lui  fait  éprouver; 
c'est  ce  moment  que  choisit  son  grand-père  pour  lui 
inspirer  le  mépris  de  la  gloire,  envisagée  par  le  com- 
mun des  hommes  comme  la  plus  digne  rétribution 
du  mérite,  il  la  lui  montre  resserrée  par  les  lieux , 
bornée  par  les  temps,  à  raison  du  peu  d'espace  qu'elle 
a  à  parcourir  sur  notre  globe,  et  des  catastrophes 
auxquelles  la  terre  est  exposée. 

Ainsi  dépouillé  de  son  enveloppe  mortelle,  et  en 
quelque  sorte  spiritualisé ,  le  jeune  Scipion  est  jugé 
digne  d'être  admis  à  un  important  secret,  celui  de 
se  regarder  comme  une  portion  de  la  Divinité. 

Ceci  nous  conduit  tout  naturellement  à  terminer 
notre  traité  par  le  développement  de  cette  noble  idée , 
que  l'âme  est  non-seulement  immortelle,  mais  même 
qu'elle  est  dieu. 


ai8  COHMENIAIRE 

Le  premier  Africain  qui ,  dégagé  naguère  des  liens 
du  coqis,  avait  été  admis  au  céleste  séjour,  et  qui  se 
disposait  à  dire  à  un  mortel ,  Sachez  donc  que  vous 
êtes  iiieUj  ne  veut  lui  faire  cette  sublime  confidence 
qu'après  s'êti^  assuré  que  ce  mortel  se  connaît  assez 
bien  lui-même  pour  être  convaincu  que  ce  qu'il  y  a 
de  caduc  et  de  périssable  chez  l'homme  ne  fait  point 
partie  de  la  Divinité.  Ici,  l'orateur  romain ,  qui  a  pour 
principe  d'encadrer  les  pensées  les  plus  abstraites 
dans  le  moins  de  mots  qu'il  est  possible,  a  tellement 
usé  de  cette  méthode  que  Plotin,  si  concis  lui-même, 
a  écrit  sur  ce  sujet  un  livre  entier  ayant  pour  titre  : 
Qu'est-ce  que  ranimai?  Qu  est-ce  que  thomme? 
Il  cherche,  dans  cet  ouvrage,  à  remonter  à  la  source 
de  nos  plaisirs,  de  nos  peines,  de  nos  craintes,  de 
nos  désirs,  de  nos  animosifcés  ou  de  nos  ressentiments, 
de  la  pensée  et  de  l'intelligence.  U  examine  si  ces 
diverses  sensations  sont  réfléchies  par  l'âme  seule,  ou 
par  l'âme  agissant  de  concert  avec  le  corps;  puis, 
après  une  longue  dissertation  bien  métaphysique, 
bien  ténébreuse,  et  que  nous  ne  mettrons  pas  sous 
les  yeux  du  lecteur  de  crainte  de  l'ennuyer,  il  termine 
en  disant  que  l'animal  est  un  corps  animé;  mais  ce 
n'est  pas  sans  avoir  discuté  soigneusement  les  bien- 
faits que  r«ime  répand  sur  ce  corps,  et  le  genre  d'as- 
sociation qu'elle  forme  avec  lui.  Ce  philosophe,  qui 
assigne  à  l'animal  toutes  les  passions  énoncées  ci-dessiis, 
ne  voit  dans  l'homme  qu'une  àme.  Il  suit  de  là  que 
l'homme  n'est  pas  ce  qu'annonce  sa  forme  extérieure, 
mais  qu'il  est  réellement  la  substance  à  laquelle  obéit 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    II.  31 9 

cette  forme  extérieure;  aussi  ie  corps  est-il  abattu,  lors- 
qu'au moment  de  la  mort  de  l'animal  la  partie  vivi- 
fiante s'éloigne  de  lui.  Voilà  ce  qui  arrive  à  Tapparence 
mortelle  de  Fhomme;  mais  quant  à  son  âme,  qui  est 
l'homme  effectif,  elle  est  tellement  hors  de  toute  at- 
teinte de  mortalité,  qu'à  l'exemple  du  Dieu  qui  régit 
cet  univers,  elle  régit  le  corps  aussi  long -temps 
qu'elle  l'anime.  C'est  à  quoi  font  allusion  les  physi- 
ciens quand  ils  appellent  le  monde  un  grand  homme, 
et  l'homme  un  petit  monde.  C'est  donc  parce  que 
l'âme  semble  jouir  des  prérogatives  de  la  Divinité  que 
les  philosophes  lui  ont  donné,  comme  l'a  fait  Cicéron, 
le  nom  de  Dieu.  Si  ce  dernier  parle  d'un  monde  en 
partie  corruptible,  c'est  pour  se  conformer  à  l'opi- 
nion du  vulgaire  qui  s'imagine,  en  voyant  un  animal 
étendu  sans  vie,  un  feu  éteint,  une  substance  aqueuse 
réduite  à  siccité,  que  différents  corps  de  la  nature  se 
réduisent  au  néant  ;  mais  la  saine  raison  nous  dit 
que  rien  ne  meurt  dans  ce  monde.  Cette  opinion  était 
celle  de  Cicéron ,  celle  aussi  de  Virgile ,  qui  dit  que  la 
mort  est  un  mot  vide  de  sens. 

En  effet,  la  matière  qui  parait  se  dissoudre  ne  fait 
que  changer  de  formes ,  et  se  résoudre  eu  ceux  des 
éléments  dont  elle  était  le  composé. 

Ce  sujet  est  l'objet  d'une  autre  dissertation  de 
Plotin.  En  traitant  de  la  destruction  des  corps,  il 
affirme  d'abord  que  tout  ce  qui  est  susceptible  d'éva- 
poration,  l'est  aussi  de  réduction  au  néant;  ensuite 
il  se  lait  cette  -objection  :  Pourquoi  donc  les  éléments 
dont  révaporation  est  si  sensible  ne  finissent-ils  pas 


aaO  COMMBIVTAIllE 

par  s'anéantir  ?  Mais  il  répond  bientôt  à  celte  diffi- 
culté et  la  résout  de  la  manière  qui  suit  :  Les  élé- 
ments, bien  qu'effluents,  ne  se  dissolvent  pas,  parce 
que  les  émanations  des  corpuscules  organiques  ne 
s  éloignent  pas  de  leur  centre;  c'est  une  propriété 
des  éléments,  mais  non  des  corps  mixtes  dont  les 
évaporatlons  s'écartent  au  loin. 

11  est  donc  démontré  qu'aucune  partie  du  vaste 
corps  de  l'univers  n'est  soumise  à  la  destruction. 
Ainsi ,  cette  expression  de  monde  en  partie  corrup* 
tible  n'est ,  comme  nous  l'avons  dit ,  qu'une  concession 
faite  à  l'opinion  commune;  et  nous  allons  voir  Cicé* 
ron  finir  son  ouvrage  par  un  argument  irrésistible 
en  faveur  de  l'immortalité  de  l'âme;  cet  argument 
est  fondé  sur  ce  qu'elle  donne  l'impulsion  au  corps. 


CHAPITRE  XIII. 

Des  trois  syllogismes  qu'ont  employés  les  plato^ 
niciens  pour  prouver  V immortalité  de  Vâme. 

«  Un  être  qui  se  meut  toujours  existera  toujours; 
mais  celui  qui  communique  le  mouvement  qu'il  a 
reçu  lui-même  d'un  autre,  doit  cesser  d'exister  quand 
il  cesse  d'être  mû.  L'être  qui  se  meut  spontanément 
est  donc  le  seul  qui  soit  toujours  en  mouvement, 
parce  qu'il  ne  se  manque  jamais  à  lui-même;  qui  plus 
est,  il  est  pour  tout  mobile  source  et  principe  d'im- 


ou    SONGE    DE   SGIPION.    LJVRE    II.  212  1 

pulsion.  Or,  ce  qui  est  principe  n'a  pas  d'origine; 
tout  ce  qui  existe  la  tire  de  lui,  lui  seul  la  trouve 
en  lui-même;  car  s'il  était  engendré,  il  ne  serait  pas 
principe.  N'ayant  pas  d'origine,  il  ne  peut  avoir  de 
fin.  £n  effet,  un  principe  anéanti  ne  pourrait  ni  re- 
naître  d'un  autre  principe ,  ni  en  créer  lui-même  un 
nouveau ,  puisqu'un  principe  n'a  pas  d'antérieur. 

a  Ainsi  le  principe  du  mouvement  réside  dans  l'être 
qui  se  meut  par  lui-même  ;  il  ne  peut  donc  ni  com- 
mencer ni  finir.  Autrement  le  ciel  s'écroulerait,  la  na- 
ture resterait  en  suspens,  et  ne  trouverait  aucune 
force  qui  lui  rendît  l'impulsion  primitive. 

«  Si  donc  il  est  évident  que  Fêtre  qui  se  meut  par 
lui-même  est  éternel,  peut-on  nier  que  cette  faculté 
ne  soit  un  attribut  de  l'âme?  Effectivement,  tout  ce 
qui  reçoit  le  mouvement  d'ailleurs  est  inanimé.  L'être 
animé  seul  trouve  en  lui  son  principe  moteur  :  telle 
est  la  nature  de  l'âme ,  telle  est  sou  énergie  que  si , 
de  tous  les  êtres,  seule  elle  se  meut  sans  cesse  par 
elle-même,  dès  lors  elle  a  toujours  existé,  elle  exis- 
tera toujours.» 

Tout  ce  passage  de  Cicéron  est  extrait  mot  pour 
mot  du  Phédon  de  Platon ,  qui  contient  les  arguments 
les  plus  puissants  en  faveur  de  l'immortalité  de  l'âme. 
Ces  arguments  concluent  en  somme  que  l'âme  est 
immortelle  parce  qu  elle  se  meut  d'elle-même.  Il  con- 
vient ici  de  faire  remarquer  que  le  mot  immortalité 
peut  s'entendre  de  deux  manières  :  une  substance  est 
immortelle  quand,  par  elle-même,  elle  est  hors  des 
atteintes  de  la  mort;  elle  est  immortelle  aussi,  lors- 


2S|t»  COMMENTAIRE 

qu'une  autre  substance  la  met  à  couvert  de  ces  mê- 
mes atteintes.  La  première  de  ces  facultés  appartient 
à  Tâme ,  et  la  seconde  au  monde  :  celle  -  là ,  par  sa 
propre  nature ,  n'a  rien  à  démêler  avec  la  mort  ;  ce- 
lui-ci tient  des  bienfaits  de  l'âme  le  privilège  de  l'im- 
mortalité. Nous  devons  ajouter  que  cette  expression , 
se  mouvoir  sanà  cesse,  a  également  deux  acceptions: 
le  mouvement  est  continuel  chez  l'être  qui ,  depuis 
qu'il  existe,  n'a  pas  cessé  d'être  mû;  il  est  continuel 
chez  l'être  principe  qui  se  meut  de  toute  éternité.  Ce 
dernier  mode  de  mouvement  perpétuel  appartient  à 
l'âme;  Il  était  nécessaire  d'établir  ces  distinctions, 
avant  de  faire  connaître  les  syllogismes  qu'ont  em- 
ployés divers  sectateurs  de  Platon    pour  démontrer 
le  dogme  de  l'immortalité  de  l'âme.  Les  uns  arrivent 
à  leur  but   par  une  série  de  propositions  tellement 
enchaînées,  que  la  conclusion  déduite  des^eux  pre- 
miers membres  du  syllogisme  qui  précède,  devient 
le  premier  membre  du   syllogisme   qui  suit.  Voici 
-  comment  ils  raisonnent:  Tâme  se  meut  d'elle-même; 
tout  ce  qui  se  meut  de  soi-même  se  meut  sans  cesse , 
donc  l'âme  se  meut  sans  cesse.  De  cette  conséquence 
naît  un  second  syllogisme  :  l'âme  se  meut  sans  cesse; 
ce  qui  se  meut  sans  cesse  est  immortel,  donc  l'âme 
est  immortelle.  C'est  ainsi  qu'au  moyen  de  deux  syl- 
logismes, ils  prouvent  deux  choses:  l'une,  que  l'âme 
se  meut  sans  cesse,  c'est  la  conséquence  du  premier 
raisonnement  ;  l'autre  qu'elle  est  immortelle ,  c'est  la 
conséquence  du  second.  D'autres  platoniciens  argu- 
mentent à  l'aide  d'un  triple  syllogisme.  Voici  comment 


un    SONGE    UE    SGIPION.    LIVRE    If.       '       223 

ib  procèdent  :  l'âme  se  meut  par  elle-même;  ce  qui 
se  meut  par  soi-mâme  est  principe  d'impubion ,  donc 
Tâme  est  principe  d'impulsion.  Us  continuent  ainsi  : 
l'âme  est  principe  d'impulsion  ;  ce  qui  est  principe 
d'impulsion  n'a  pas  d'origine,  donc  l'âme  n'a  pas  d'o« 
rigine.  Puis  ib  ajoutent  immédiatement  :  l'âme  n'a  pas 
d'origine;  ce  qui  n'a  pas  d'origine  est  immortel,  donc 
l'âme  est  immortelle.  D'autres  enfin  ne  forment  qu'un 
seul  syllogisme  de  cette  suite  de  propositions  :  l'âme 
se  meut  d'elle-même  ;  ce  qui  se  meut  de  soi-*même  est 
principe  d'impulsion;  un  principe  d'impulsion  n'a 
pas  d'origine;  ce  qui  n'a  pas  d'origine  est  immortel; 
donc  l'âme  est  immortelle. 

CHAPITRE  XIV. 

u4rguments  d*j4ristote  pour  prouver ^  contre  le  sen- 
timent de  Platon  y  que  Vâmc  na  pas  de  mou- 
vement spontané. 

\jà  conclusion  des  différents  raisonnements  relatés 
ci*dessus,  c'est-à-dire  l'immortalité  de  l'âme,  n'a  de 
force  qu'auprès  de  ceux  qui  admettent  la  première 
proposition,  ou  le  mouvement  spontané  de  cette  sub- 
stance; mais  si  ce  principe  n'est  pas  reçu,  toutes  ses 
conséquences  sont  bien  affaiblies.  Il  est  vrai  qu'il  a 
pour  lui  l'assentiment  des  stoïciens;  cependant  Aris- 
tote  est* si  éloigné  de  le  reconnaître,  qu'il  refuse  à 


^24  COMMENT  A.IRK 

râtne ,  nonxseuleinent  le  mouvement  spontané ,  mais 
même  la  propriété  de  se  mouvoir.  Ses  arguments 
pour  prouver  que  rien  ne  se  meut  de  soi-même 
sont  tellement  subtils,  qu'il  en  vient  jusqu'à  con- 
clure que  s'il  est  une  substance  qui  se  meut  d'elle- 
même,  ce  ne  peut  être  l'âme.  Admettons,  dit  ce  phi- 
losophe ,  que  l'âme  est  principe  d'impulsion ,  je  sou- 
tiens qu'un  principe  d'impulsion  est  privé  de  mouve- 
ment. Puis  sa  manière  de  procéder  le  conduit  d'abord 
à  soutenir  qu'il  est,  dans  la  nature,  quelque  chose 
d'immobile,  et  à  démontrer  ensuite  que  ce  quelque 
chose  est  l'âme. 

Voici  comment  il  argumente  :  Tout  ce  qui  existe 
est  immobile  ou  mobile;  ou  bien  une  partie  des  êtres 
se  jneut,  et  l'autre  partie  ne  se  meut  pas.  Si  le  mou- 
vement et  le   repos  existent  conjointement,  tout  ce 
qui  se  meut  doit   nécessairement  se  mouvoir  sans 
cesse,  et  tout  ce  qui  ne  se  meut  pas  doit  toujours 
être  en  repos;  ou  bien  tous  les  êtres  à  la  fois  sont 
tantôt  immobiles,  et  tantôt  en  mouvement.  Exami- 
nons maintenant  laquelle  de  ces  propositions  est  la 
plus  vraisemblable.  Tout  n'est  pas  immobile,  la  vue 
seule  nous  le  garantit,  puisque  nous  apercevons  des 
corps  en  mouvement.  Elle  nous  dit  aussi  que  tout  ne 
se  meut  pas,  puisque  nous  voyons  des  corps  immo- 
biles. Il  est  également  démontré  que  tous  les  êtres  à 
la  fois  ne  sont  pas  tantôt  en  mouvement ,  et  tantôt 
immobiles,  car  il  en  est  qui  se  meuvent  sans  cesse; 
tels  sont  incontestablement  les  corps  célestes.  D*oii 
l'on  doit  conclure,  continue  Aristote ,  qu'il  en  est 


I>U    SONGE    DE   SCIPION.    LIVRE    II.  aaS 

aussi  qui  ne  se  meuvent  jamais.  Quant  à  cette  der- 
nière assertion ,  on  ne  peut  lui  opposer  aucune  ob- 
jection, aucune  réfutation.  Cette  distinction  est  par- 
faitement exacte,  et  ne  contrarie  nullement  les  sen- 
timents des  platoniciens.  Mais  de  ce  que  certains  êtres 
sont  immobiles,  doit -on  en  conclure  que  lame  le 
soit?  Lorsque  les  platoniciens  disent  que  l'âme  se 
meut  d'elle-même,  ils  n'en  infèrent  pas  que  tout  se 
meut;  ils  peignent  seulement  le  mode  de  mouvement 
de  cette  substance  :  ainsi  Fimmobilité  peut  être  le  par- 
tage de  plusieurs  êtres,  sans  que  cela  porte  atteinte 
au  mouvement  spontané  de  l'âme.  Aristote ,  qui  pres- 
sentait cette  difficulté  ^  n'a  pas  plutôt  établi  qu'il  y  a 
des  êtres  immobiles ,  qu'aussitôt  il  veut  ranger  l'âme 
dans  cette  catégorie.  Il  commence  d'abord  par  af- 
firmer que  rien  ne  se  meut  de  soi-même,  et  que  tout 
ce  qui  se  meut  reçoit  une  impulsion  étrangère.  Si 
cela  pouvait  être  vrai ,  il  ne  resterait  aucun  moyen 
de  défense  aux  sectateurs  de  Platon  ;  car  comment 
admettre  que  l'âme  se  meut  d'elle-même ,  si  le  mou- 
vement spontané  n'existe  pas  ? 

Yoici  la  marche  que  suit  Aristote  dans  son  argu- 
mentation :  de  tous  les  êtres  qui  ont  la  facultv^  de  se 
mouvoir,  les  uns  se  meuvent  par  eux«mémes,  les  au- 
tres par  accident.  Ceux-là  se  meuvent  par  accident 
qui,  ne  se  mouvant  pas  par  eux-mêmes,  sont  placés 
sur  un  corps  en  mouvement  :  telle  est  la  charge  d'un 
navire,  tel  est  aussi  le  pilote  en  repos.  Le  mouvement 
par  accident  a  également  lieu  lorsqu'un  tout  se  meut 
partiellement ,  et  que  son  intégrité  reste  en  repos  : 
I.  i5 


aa6  COMMENT  AI  A  E 

je  puis  remuer  le  pied,  la  main,  la  tête,  sans  changer 
de  place.  Une  substance  se  meut  par  elle-même,  quand 
son  mouvement  n'étant  ni  accidentel, ni  partiel,  toutes 
ses  molécules  intégrantes  se  meuvent  à  la  fois  :  tel  est 
le  feu  dont  l'ensemble  tend  à  s'élever.  A  l'égard  des 
êtres  qui  se  meuvent  par  accident,  il  est  incontesta- 
ble que  le  mouvement  leur  vient  d'ailleurs.  Mainte- 
nant je  vais  prouver  qu'il  en  est  ainsi  de  ceux  qui 
semblent  se  mouvoir  par  eux-mêmes. 

Parmi  ces  derniers,  les  uns  ont  en  eux  la  cause  de 
leur  mouvement;  tels  sont  les  animaux,  tels  sont 
les  arbres,  qui  certainement  ne  se  meuvent  pas  d'eux- 
mêmes,  mais  sont  mus  par  une  cause  iii terne;  car 
la  saine  raison  doit  toujours  distinguer  l'être  mû  de 
la  cause  motrice.  Les  autres  reçoivent  visiblement  une 
impulsion  étrangère  :  celle  de  la  force,  ou  celle  de  la 
nature.  Le  trait  parti  de  la  main  qui  l'a  lancé  sem- 
ble se  mouvoir  de  lui-même ,  mais  son  principe  d'im- 
pulsion n'est  autre  que  la  force. 

Si  nous  voyons  quelquefois  la  terre  tendre  vers  le 
haut,  et  le  feu  se  porter  vers  le  bas,  cette  direction 
est  encore  un  efifet  de  la  force;  mais  c'est  la  nature 
qui  contraint  les  corps  graves  à  descendre,  et  les  corps 
légers  à  s'élever.  Ils  n'en  sont  pas  moins,  comme  les 
autres  êtres,  privés  d'un  mouvement  propre;  et  quoi- 
que leur  principe  d'impulsion  ne  nous  soit  pas  coi^^u, 
on  sent  cependant  qu'ils  obéissent  à  je  ne  sais  quelle 
puissance.  En  effet ,  s'ils  étaient  doués  d'un  mouve- 
ment spontané,  leur  immobilité  serait  également 
spontanée.  Ajoutons  qu'au  lieu  de  suivre  toujours  la 


DU    SONGE   DE    SCIPION.    LIVRE    II.  rk2J 

même  direction ,  ils  se  mouvrafent  en  tous  &ens.  Or 
cela  leur  est  impossible ,  puisque  les  corps  légers  sont 
toujours  forces  de  monter,  et  les  corps  graves  tou- 
jours forcés  de  descendre.  Il  est  donc  évident  que 
leur  mouvement  est  subordonné  aux  lois  immuables 
de  la  nécessité. 

C'est  par  ces  arguments  et  4 autres  semblables, 
qu'Âristote  croit  avoir  démontré  qu^  rien  de  ce  qui 
se  ineut  ne  se  meut  de  soi-même.  Mais  les  platoni- 
ciens ont  prouvé,  comme  on  le  verra  bientôt,  que 
ees  raisonnements  sont  plus  captieux  que  solides. 

Voyons  à  présent  de  quelles  assertions  le  rival  de 
Platon  cherche  à  déduire  que  si  certains  êtres  pou- 
vaient se  mouvoir  d'eux-mêmes,  cette  faculté  n'appar- 
tiendrait pas  à  Fâme.  La  première  proposition  qu'il 
avance  à  ce  sujet  4écoule  de  celle  -  ci  qu'il  regarde 
comme  incontestable,  savoir,  que  rien  ne  se  meut 
par  son  mouvement  propre ,  et  voici  comment  il  dé- 
bute :  Puisqu'il  est  certain  que  tout  ce  qui  se  meut 
reçoit  d'abord  son  impulsion ,  il  est  hors  de  doute 
que  le  premier  moteur,  ne  recevant  l'impulsion  que 
de  soi-même  (  sans  quoi  il  ne  serait  pas  premier  mo- 
teur), doit  nécessairement  être  en  repos,  ou  jouir 
d'un  mouvement  spontané;  car  si  le  pioiivement  lui 
était  communiqué,  l'être  qui  le  lui  communiquerait 
serait  lui-même  mu  par  un  autre  être  qui ,  à  son  jtour , 
re^vrait  l'impulsion  d'un  autre,  et  ainsi  de  suite, 
en  sorte  que  la  série  des  forces  motrices  ne  s'arrête- 
rak  jamais.  Si  donc  on  ne  4Sonvient  pas  que  le  pre- 
mier moteur  soit  immc^ile ,  on  doit  dem^irer  d'ac- 


i5. 


!2!28  COMMENTAIRE 

cord  qu'il  se  meut  de  lui-même  :  mais  alors  un  seul 
et  même  être  renferme  un  moteur  et  un   être  mû; 
car  tout  mouvement  exige  le  concours  d'une  force 
motrice,  d'un  levier  et  d'une  substance  mue.  La  sub- 
stance mue  ne  meut  pas;  le  levier  est  mû  et  meut; 
la  force  motrice  meut  et  n'est  pas  mue.  Ainsi  l'être 
intermédiaire  participe  des  deux  extrêmes,  et  ces  deux 
extrêmes  sont  opposés,  puisque  l'un  d'eux  est  mû  et 
ne  meut  point,  tandis  que  l'autre  meut  et  n'est  pas 
mû.  Voilà  ce  qui  nous  a  fait  dire  que  tout  ce  qui  se 
meut  recevant  son  impulsion  d'ailleurs,  si  le  moteur 
est  mû  lui-même ,  il  faut  remonter  indéfiniment  au 
principe  de  son  mouvement,  sans  pouvoir  jamais  le 
trouver.  De  plus,  s'il  était  vrai  qu'un  être  pût  se  mou- 
voir par  lui-même ,  il  faudrait,  de  toute  nécessité,  que , 
chez  cet  être,  le  tout  reçût  l'impulsion  du  tout,  ou 
bien  qu'une  partie  la  reçût  de  l'autre  partie  ;  ou  bien 
encore  que  la  partie  la  reçût  du  tout,  ou  le  tout  de 
la  partie.  Mais  que  cette  impulsion   vienne  du  tout 
ou  de  la  partie,  il   s'ensuivra  toujours  que  cet  être 
n'a  pas  de  mouvement  propre. 

Tous  ces  arguments  d'Aristote  se  réduisent  au  rai- 
sonnement suivant  :  Tout  ce  qui  se  meut  a  uu  mo- 
teur; ainsi  le  premier  moteur  est  immobile,  ou  re- 
çoit lui-même  l'impulsion  d'ailleurs.  Mais ,  dans  cette 
seconde  hypothèse,  il  n'est  plus  principe  d'impulsion, 
et  dès  lors  la  suite  des  forces  impulsives  se  prolonge 
à  l'infini.  Il  faut  donc  s'en  tenir  à  la  première,  et  dire 
que  la  cause  du  mouvement  est  immobile.  Voici  donc 
par  quel  syllogisme  l'antagoniste  de  Platon  réfute  le 


DU    SONGE    Dr  SClPlOn.    LIVRE    II.  iL^g 

sentiment  de  ce  dernier  qui  soutient  que  l'àme  est  le 
principe  du  mouvement  :  (i)  L'âme  est  principe  d'im- 
pulsion ;  le  principe  d'impulsion  ne  se  meut  pas, 
donc  l'âme  ne  se  meut  pas.  Mais  il  ne  s'en  tient  pas 
à  cette  première  objection  si  pressante  contre  le 
mouvement  de  l'âme;  il  oppose  encore  à  son  adver- 
saire des  raisonnements  non  moins  énergiques  (2). 
Une  seule  et  même  chose  ne  peut  être  principe  et 
émanation  :  car,  en  géométrie,  ce  n'est  pas  la  ligne, 
mais  c'est  le  point  qui  est  l'origine  de  la  ligne  ;  en 
arithmétique,  le  principe  des  nombres  n'est  pas  un 
nombre;  qui  plus  est,  toute  cause  productive  est  im- 
productible;  donc  la  cause  du  mouvement  est  sans 
mouvement,  donc  aussi  l'âme  principe  du  mouve- 
ment ne  se  meut  pas.  J'ajoute  (3),  continue  Aristote, 
qu'il  ne  peut  jamais  se  faire  que  les  contraires  se 
trouvent  réunis  en  une  seule  et  même  chose,  en  un 
seul  et  même  temps ,  sur  un  seul  et  même  point.  Or , 
on  sait  que  mouvoir,  c'est  faire  une  action,  et  qu'ê- 
tre mû,  c'est  souffrir  cette  action.  Ainsi  l'être  qui  se 
meut  par  lui-même  se  trouve  au  même  instant^dans 
deux  situations  contraires;  il  fait  une  action ,  et  la  re- 
çoit ,  ce  qui  est  impossible.  Donc  l'âme  ne  peut  se 
mouvoir.  Il  y  a  plus  (4)  î  si  l'essence  de  l'âme  était 
le  mouvement,  cette  substance  ne  serait  jamais  im-^ 

(1)  Preiilière  objection. 
(a)  Deuxième  objectioD. 

(3)  Troisième  objection. 

(4)  Quatrième  objection. 


l3o  OOMMElfTAIBE 

mobile  9  car  nul  être  ne  peut  contrarier  son  essence. 
Jamais  le  feu  ne  sera  froid  ;  jamais  la  neige  ne  sera 
chaude  ;  et  cependant  Tâme  est  quelquefois  en  repos  : 
la  preuve  en  est  que  le  corps  n'est  pas  toujours  en 
mouvement.  Donc  l'essence  de  l'âme  n'est  pas  le 
mouvement,  puisqu'elle  est  susceptible  d'immobilité. 
J'objecte  encore  (i),  poui^uit  Aristote ,  i*'  que  si 
r&me  est  principe  d'impulstoii,  ce  principe  ne  peut 
avoir  d'action  sur  lui-même;  car  une  cause  ne  peut 
s'appliquer  les  effets  qu'elle  produit*  Un  médecin 
rend  la  santé  à  ses  malades;  un  pédotribe  enseigne 
aux  lutteurs  les  moyens  de  se  t*endre  plus  vigoureux.  ; 
mais  ni  l'iin  ni  l'autre  ne  prend  sa  part  des  avantages 
qu'il  procure  (a).  i°  Qu'il  n'existe  pas  de  mouve- 
ments sans  ressort,  c'est  un  principe  de  mécanique. 
Voyons  maintenant  si  l'on  peut  admettre  que  l'âme 
ait  besoin  d'un  ressort  pour  se  mouvoir;  si  cette  pro- 
position n'est  pas  recevable,  il  est  impossible  que 
l'âme  puisse  se  mouvoir  (3).  3^  Que  si  l'âme  se  meut , 
elle  doit,  indépendamment  de  ses  autres  mouvements, 
posséder  celui  de  locomotion ,  et  conséquemment 
son  entrée  au  corps  et  sa  sortie  de  cette  enveloppe 
doivent  se  succéder  fréquemment.  Mais  nous  ne 
voyons  pas  que  cela  puisse  avoir  lieu  ;  donc  elle  ne 
se  meut  pas  (4).  4®  Que  si  l'âme  a  la  propriété  de  se 

(i)  Cinquième  objection. 
(a)  Sixième  objection. 
(3j  Septième  objection. 
(4)  Huitième  objection. 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    II.  a3l 

mouvoir,  son  mouvement  appartient  à  un  genre  quel- 
conque :  cette  substance  se  meut  sur  place  ;  ou  bien 
elle  se  meut  en  se  modifiant,  soit  qu'elle  Vengendi'e 
elle-même,  soit  qu'elle  s'épuise  insensiblement,  soit 
qu'elle  s'accroisse,  soit  qu'elle  se  rapetisse.  Car  voilà 
quels  sont  les  divers  genres  de  mouvement.  Exa- 
minons maintenant  de  quelle  manière. chacun  de  ces 
mouvements  pourrait  avoir  lieu.  En  admettant  que 
l'âme  se  meuve  sur  place,  elle  ne  peut  se  mouvoir 
qu'en  ligne  droite,  ou  en  ligne  circulaire;  mais  il 
n'existe  pas  de  ligne  droite  infinie,  car  l'entendement 
ne  conçoit  pas  de  lignes  sans  extrémités.  Si  donc  elle 
se  meut  en  suivant  une  ligne  dont  la  longueur  est 
bornée,  elle  ne  peut  se  mouvoir  sans  cesse;  car  une 
fois  parvenue  à  l'une  des  extrémités,  elle  est  bien  for- 
cée de  s'arrêter  avant  de  revenir  sur  ses  pas.  Elle  ne 
pept  pas  non  plus  se  mouvoir  en  ligne  circulaire, 
par  la  raison  que  toute  sphère  se  meut  autour  d'un 
point  immobile  que  nous  nommons  centre.  L'âme  ne 
peut  donc  se  mouvoir  de  cette  sorte  sans  avoir  en 
elle  un  point  fixe;  mais  alors,  elle  ne  se  meut  pas 
tout  entière.  Si  ce  point  central  n'est  pas  en  elle , 
il  est  hors  d'elle;  ce  qui  est  aussi  absurde  qu'impossi* 
ble.  Il  suit  de  là  que  cette  substance  ne  se  meut  pas  ' 
sur  place.  Veut-on  qu'elle  se  meuve  en  s'engendrant 
elle-même,  il  en  résultera  qu'elle  est,  et  qu'elle  n'est 
pas  la  même.  Se  meut -elle  en  se  consumant ,  dès  lors 
elle  n'est  plus  immortelle.  Si  elle  s'accroît  ou  se  ra- 
petisse, elle  sera,  dans  un  même  temps,  ou  plus 
grande  ou  plus  petite  qu'elle-même.  C'est  de  cet  amas 


2l3tl  COMMENTAIRE 

de  subtilités  qu'Aristote  déduit  le  syllogisme  qui  suit  : 
Si  l'âme  se  meut ,  son  mouvement  doit  appartenir  à 
un  genre  quelconque.  Mais  on  ne  voit  pas  de  quel 
genre  ce  mouvement  pourrait  être;  donc  elle  ne  se 
meut  pas. 

CHAPITRE  XV. 

jirguments  qu'emploient  les  platoniciens  en  fa- 
veur de  leur  maître  contre  jdristote;  ils  dé- 
montrent  qu'il  existe  une  substance  qui  se 
meut  d'elle-même ,  et  que  cette  substance  n'est 
autre  que  Vâme.  Les  preuves  qu'ils  en  donnent 
détruisent  la  première  objection  d^Aristote. 

Des  arguments  si  subtils,  si  ingénieux,  si  vraisem- 
blables, exigent  que  nous  nous  rangions  du  côté  des 
sectateurs  de  Platon  qui  ont  fait  échouer  le  dessein 
formé  par  Aristote  de  battre  en  ruine  une  définition 
aussi  exacte,  aussi  inattaquable  que  celle  que  leur 
maître  a  donnée  de  Tame.  Cependant ,  comme  la  pas- 
sion ne  m'aveugle  pas  au  point  de  me  faire  accroire 
que  je  puisse ,  avec  d'aussi  faibles  moyens  que  les 
miens,  résister  à  l'un  de  ces  philosophes,  et  prendre 
parti  pour  l'autre,  j'ai  jugé  convenable  de  réunir  en 
masse  les  traités  apologétiques  que  nous  ont  laissés, 
à  Tappui  de  leurs  opinions,  les  hommes  illustres  qui 
se  sont  fait  gloire  de  reconnaître  Platon  pour  leur 


DU    SONGE    DE   SCIPION.    LIVRE    II.  a33 

chef;  et  j'ai  pris  la  liberté  d'exposer  mes  propres 
sentiments  à  la  suite  de  ceux  de  ces  grands  person- 
nages. Munis  de  ces  armes,  nous  allons  réfuter  les 
deux  propositions  qu'Aristote  soutient  vraies:  lune, 
que  rien  ne  se  meut  de  soi-même;  l'autre,  que  s'il 
était  une  substance  qui  eût  un  mouvement  propre , 
ce  ne  serait  pas  l'âme.  Nous  prouverons  clairement 
que  le  mouvement  spontané  existe ,  et  nous  démon- 
trerons qu'il  appartient  à  l'âme. 

Commençons  d'abord  par  nous  mettre  en  garde 
contre  tous  les  sophismes  de  l'adversaire  de  Platon. 
Parce  qu'il  est  parvenu  à  établir  incontestablement 
que  plusieurs  substances  qui  semblent  se  mouvoir 
d'elles  -  mêmes  reçoivent  l'impulsion  d'une  cause  in- 
terne et  latente,  il  regarde  comme  accordé  que  tout 
ce  qui  se  meut ,  bien  qu'il  semble  se  mouvoir  de  soi- 
même,  obéit  cependant  à  un  mouvement  communiqué; 
cela  est  en  partie  vrai ,  mais  la  conséquence  est  fausse. 
Qu'il  y  ait  des  êtres  dont  le  mouvement  propre  ne 
soit  qu'apparent,  c'est  ce  dont  nous  convenons;  mais 
il  ne  suit  pas  de  là  nécessairement  que  tout  ce  qui  se 
meut  de  soi-même ,  soit  mû  d'ailleurs.  Quand  Platon 
dit  que  l'âme  se  meut  d'elle-même,  il  n'entend  pas 
la  mettre  au  nombre  des  êtres  qui  n'ont  qu'une  mobi- 
lité d'emprunt ,  quoiqu'elle  paraisse  tenir  à  leur  es- 
sence ,  telle  que  celle  des  animaux  qui  ont  en  eux 
un  moteur  secret  (ce  moteur  est  l'âme),  ou  telle  que 
celle   des  arbres  soumis  à  l'action   d'une  puissance 
(  c'est  la  nature  )  qui  opère  en  eux  mystérieusement. 
Le  mouvement  que  ce  philosophe  attribue  à  l'âme 


a34  gommektalIRe 

appartient  en  propre  à  cette  substanoe,  et  n'est  pas 
l'efFet  d  une  cause  soit  interne,  soit  externe.  Nous  aU 
Ions  fixer  le  âens  de  cette  proposition. 

Nous  disons  du  feu  qu'il  est  chaud,  nous  disons 
aussi  qu'un  fer  efit  chaud  ;  nous  considérons  la  neige 
comme  un  Corps  froid,  nous  attribuons  également  à 
la  pierre  cette  propriété  de  froideur  ;  nous  qualifions 
le  miel  de  dout,  et  c'est  par  la  même  expression  que 
nous  désignons  la  saveur  du  vin  miellé.  Mais  chacun 
de  ces  mots,  chaleur,  froideur,  douceur,  a  plus  d'une 
acception.  La  chaleur  du  feu  et  celle  d'un  fer  chaud 
ne  nous  offrent  pas  la  même  idée;  car  le  feu,  chaud 
par  lui-même,  ne  doit  pas  sa  chaleur  à  une  autre 
substance,  tandis  que  le  fer  ne  peut  avoir  qu'une 
chaleur  empruntée.  La  froideur  de  la  neige ,  la  dou- 
ceur du  miel  constituent  la  nature  de  ces  corps;  mais 
la  pierre  reçoit  de  la  neige  sa  froideur,  et  le  vin 
miellé  est  redevable  au  miel  de  sa  douceur.  11  en  est 
de  même  des  mots  repos  et  mouvements  :  nous  at- 
tribuons ces  deux  états  aux  êtres  dont  le  mouvement 
ou  le  repos  sont  spontanés,  aussi  bien  qu'à  ceux  qui 
doivent  leur  mobilité  ou  leur  immobilité  à  une  cause 
étrangère.  Mais,  chet  ces  derniers,  ni  le  mouvement, 
ni  le  repos  ne  peuvent  être  perpétuels;  tandis  que 
les  premiers  ne  cessent  de  se  mouvoir,  parce  que, 
chez  eux ,  se  mouvoir  et  exister  n'étant  quWe  seule 
et  même  chose,  ils  ne  peuvent  contrarier  leur  essence. 
Le  fer  peut  donc  perdre  de  sa  chaleur,  mais  le  feu 
ne  cessera  jamais  d'être  chaud;  donc  aussi  l'âme  est 
la  seule  substance  qui  se  meuve  d'elle  -  même  ;  et  si 


DU    SOITGE    i)B    SCmON.    LIVRE    II.  ^35 

les  animaux  et  les  arbres  semblent  jouir  de  cette 
propriété,  ils  n'en  jouissent  qu'en  apparence;  car  ils 
reçoivent  Timpuision  d'une  cause  interne  et  latente, 
qui  est  l'âme  où  la  natufe  :  ils  peuvent  donc  perdre 
une  faculté  qui  ne  fait  pas  partie  d'euk-^mémes.  Il 
n^eti  est  pas  ainsi  du  mouvement  de  l'âme  et  dé  la 
chaleur  du  feu  ;  ces  deux  modes  âont  respectivement 
inhérents  à  ces  deux  substances.  En  effet,  quand  ou 
dit  que  le  feil  est  chaud,  cette  expression  n'offre  pas 
à  l'esprit  deux  idées  distinctes,  celle  d'un  être 
échauffé  et  celle  d'un  être  qui  échauffe ,  mais  l'idée 
siniple  du  fluide  igné.  Cette  manière  de  parler, 
neige  froide  et  miel  doux,  n'emporte  pas  avec  elle 
l'idée  d'un  être  qui  donne  et  d'un  être  qui  reçoit. 
De  même,  lorsque  nous  disons  que  l'âme  se  meut  par 
ellé-'ttiême,  nous  ne  la  considérons  pas  comme  formée 
de  deux  substataces ,  dont  l'une  meut  et  dont  l'autre 
est  mue,  mais  comme  Une  substance  simple  dont 
l'essence  est  le  mouvement;  et  comme  on  a  spécifié 
le  feu,  la  neige,  le  miel ,  par  leurs  qualités  sensibles, 
on  a  aussi  spécifié  l'âme  par  l'appellatioii  d'être  qui 
est  mû  par  soi  -  même  ;  et ,  bien  xfj^être  mû  soit  un 
verbe  passif,  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  en  soit  de  ce 
verbe  comme  de  ceux-ci  :  être  coupé,  être  manié,  qui 
supposent  deux  actions,  l'une  faite  et  l'autre  reçue. 
Être  mû  présente,  il  est  vrai,  utie  idée  complexe, 
lorsqu'il  s'agit  deS  êtres  qui  sont  mus  par  d'autres 
êtres,  mais  jamais  lorsqu'il  est  question  de  l'âme  qui 
ne))eut,  en  aucun  cas,  être  soumise  à  une  action.  Le 
verbe  iarrêter  n'est  pas  au  nombre  des  verbes  pas- 


236  COMMENTAIRE 

sifs,  et  cependant  il  exprime  une  action  soufferte 
quand  on  l'emploie  en  parlant  d'un  corps  forcé  au 
repos  par  un  autre  corps,  comme  dans  cet  exemple: 
Les  piques  s*an*étent  sur  le  sol  dans  lequel  on  les 
a  enfoncées. 

Il  en  est  tout  autrement  du  verbe  être  mu  regardé 
comme  passif,  et  qui  cependant  ne  l'est  pas  quand 
son  sujet  ne  souffre  pas  d'action.  Ce  que  nous  al- 
lons dire  prouve  clairement  que  l'action  reçue  réside 
dans  la  chose  elle-même  et  non  dans  le  verbe  qui 
l'exprime  :  quand  le  feu  tend  à  s'élever,  il  ne  souffre 
pas  d'action;  lorsqu'il  tend  à  descendre,  il  en  reçoit 
une,  parce  qu'il  ne  prend  cette  dernière  direction 
qu'en  cédant  à  la  force  d'un  autre  corps.  Cest  ce- 
pendant un  seul  et  même  verbe  qui  représente  ces 
deux  manières  d'être  si  opposées.  Ainsi,  les  verbes 
être  mû^  être  chaud,  peuvent  être  pris  tous  deux 
soit  activement,  soit  passivement.  Si  je  dis  qu'un 
fer  est  chaud,  qu'un  stylet  est  mû,  j'exprime  une  ac- 
tion soufferte  et  non  pas  une  action  faite  par  ces  deux 
êtres;  mais  quand  je  dis  que  le  feu  est  chaud,  que 
l'âme  est  mue,  je  ne  puis  concevoir  ces  deux  sub- 
stances comme  soumises  à  une  action,  puisque  le 
mouvement  est  l'essence  de  l'âme,  comme  la  chaleur 
est  l'essence  du  feu. 

Aristote  emploie  ici  une  subtilité  captieuse  pour 
avoir  une  occasion  d'accuser  Platon,  et  de  lui  sou- 
tenir qu'il  fait  de  l'âme  une  substance  tout  à  la  fois 
active  et  passive  ;  ce  dernier  avait  dit  :  a  L'être  qui 
se  meut  spontanément  est  donc  le  seul  qui   puisse 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    II.  aSy 

toujours  être  mû,  parce  qu'il  ne  se  manque  jamais 
à    lui-même.  »  Sur  quoi   le  premier  se  récrie  :  «  Une 
substance  ne  peut  en  même  temps  être  mue  et  se 
mouvoir    spontanément.  »  Mais  ce  n'est  là    qu'une 
chicane  de  mots,   et  ce  ne   peut  être  sérieusement 
qu'un   aussi   grand  homme    use  de   pareilles  argu- 
ties ;  car  quel  est  celui  qui  ne  sent  pas  que  se  mou- 
voir n'est  pas  une  action  double  ?  Dira-t-on  que  se 
punir  soi-même  exige  le  concours  de  deux  personnes, 
l'une    qui  punit,  l'autre  qui  est   punie?  Se  perdre, 
s'envelopper,   s'affranchir,  sont  dans   le  même  cas. 
Cette  manière  de  s'énoncer  ne  fait  entendre  autre 
chose  sinon  que  celui  qui  se  punit,  qui  se  perd,  qui 
s'enveloppe,  qui  s'affranchit,  agit  sur  lui-même  sans 
la   coopération   d'une  autre  personne.  Il  en  est  de 
même  de  cette  expression  se  mouvoir  spontanément. 
Elle  exclut  l'idée  d'un  moteur  étranger  ;  et  c'est  pour 
éloigner  cette  idée  de  l'esprit  du  lecteur  que  Platon  a 
fait  précéder  notre  dernière  citation  de  ces  mots  :  v Un 
être  qui  se  meut  toujours,  existera  toujours;   mais 
celui  qui   communique  le  mouvement  qu'il  a   reçu 
lui-même  d'un  autre,  doit  cesser  d'exister  quand  il 
cesse  d'être  mû.  » 

Pouvait-il  s'exprimer  d'une  manière  plus  claire ,  et 
démontrer  plus  expressément  que  ce  qui  se  meut  de 
soi-même  n'est  pas  soumis  à  une  impulsion  étran- 
gère, qu'en  disant  que  si  lame  est  éternelle,  c'est 
parce  qu'elle  n'a  d'autre  moteur  qu'elle-même?  Donc, 
se  mouvoir  soi-même  n'offre  qu'un  seul  sens ,  celui 
de  n'être  mû  par  aucune  autre  substance.  Et  qu'on 


a38  COMMEITTAIBE 

lia  croie  pas  qu'un  seul  et  même  être  puisse  être  mo- 
teur et  être  mû;  car  une  substance  ne  se  meut  d'elle- 
même  que  parce  qu'elle  peut  se  passer  de  moteur.  11 
est  donc  incontestable  que  certains  êtres  peuvent  se 
mouvoir  sans  être  mus;  donc  aussi  cette  faculté  peut 
appartenir  à  l'âme;  et  pour  qu'elle  jouisse  d'un  mou- 
vement spontané ,  il  n'est  pas  nécessaire  qu  elle  soit 
formée  de  deux  êtres,  Fun  actif,  et  l'autre  passif,  ni 
que,  chez  elle,  le  tout  reçoive  rimpulsion  du  tout  ou 
d'une  partie  du  tout,  comme  le  veut  Aristote  ;  il  suffit, 
pour  qu'elle  se  meuve  d'elle-même  qu'elle  n'ait  pas 
de  moteur.  Quant  à  cette  distinction  qu'il  établit  entre 
lei  mouvements ,  lorsqu'il  dit  que  comme  il  y  a  des 
êtres  qui  sont  mus  et  ne  meuvent  point,  de  même 
il  en  est  qui  meuvent  et  ne  sont  pas  mus,  elle  est 
plus  subtile  que  facile  à  démontrer;  car  il  est  évident 
que  tout  ce  qui  est  mû,  meut  :  le  gouvernail meut 
le  navire,  et  le  navire  meut  l'air  environnant  et  l'onde 
qu'il  sillonne.  Est-il  un  corps  qui  reçoive  le  mouve- 
ment sans  le  communiquer?  Cette  première  assertion 
que  ce  qui  est  mû  ne  meut  pas  est  donc  détruite; 
et  elle  entraine  dans  sa  chute  cette  seconde,  que  ce 
qui  meut  n'est  pas  mû.  Il  vaut  infiniment  mieux  s'en 
tenir  à  la  distinction  de  Platon ,  telle  qu'on  la  trouve 
dans  son  dixième  livre  des  lois  :  Tout  être  en  mou- 
vement sa  meut ,  et  en  meut  d'autres ,  ou  bien  il  est 
mû ,  et  en  meut  d'autres.  Le  premier  cas  .est  celui  de 
l'âme,  et  le  second  celui  de  tous  les  corps  de  la  na- 
ture; il  y  a  donc  analogie  et  dissemblance  entre  ces 
deux  sortes  de  mouvement.  Us  ont  cela  de  commun 


DU    SONGE    DE    SCIPIOIf.    LIVRE    II.  23c) 

que  tous  deux  donnent  aux  autres  Timpulsion,  et  leur 
différence  consiste  en  ce  que  le  premier  existe  par 
lui-même,  et  que  le  second  existe  par  communication. 

De  cet  assemblage  d'opinions  émanées  du  génie 
fécond  des  platoniciens,  il  résulte  qu'il  n'est  pas  vrai 
que  tout  ce  qui  se  meut  n'ait  qu'un  mouvement  em- 
prunté. Nous  ne  dirons  donc  pas,  pour  éviter  la  dif 
ficulté  de  recourir  à  un  autre  moteur,  que  le  prin- 
cipe d'impulsion  est  immobile,  car  nous  venons  de 
prouver  qu'il  se  meut  de  lui-même;  et  dès  lors,  ce 
syllogisme  d'Aristote,  résumé  de  diverses  prémisses, 
et  d'une  complication  de  distinctions,  n'a  plus  de 
force.  «  L'âme  est  le  principe  du  mouvement  ;  le  prin- 
cipe du  mouvement  ne  se  meut  pas,  donc  l'âme  ne  se 
meut  pas.  » 

Puisqu'il  est  incontestable  que  quelque  chose  se 
meut  de  soi-même ,  démontrons  que  ce  quelque  chose 
est  l'âme.  Cette  démonstration  sera  d'autant  plus  ai- 
sée ,  que  nous  tirerons  nos  arguments  d'assertions 
irréfragables.  L'homme  reçoit  le  mouvement  de  l'âme, 
ou  du  corps ,  ou  bien  de  l'agrégat  de  ces  deux  êtres. 
Si  nous  discutons  ces  trois  causes  supposées  du  mou- 
vement ,  nous  trouverons  que  les  deux  dernières  ne 
sont  pas  admissibles,  et  nous  serons  forcés  de  con- 
clure que  l'âme  est  le  seul  moteur  de  l'homme.  Par- 
lons d'abord  du  corps  :  une  masse  inanimée  n'a  pas 
de  mouvement  propre;  cette  proposition  peut  se  pas- 
ser de  démonstration,  car  l'immobilité  ne  peut  en- 
gendrer le  mouvement;  donc  ce  n'est  pas  le  corps 
qui  donne  l'impulsion  à  l'homme.  Voyons  à  présent 


!l4o  COMMFNTA.IRE 

si  l'agrégat  de  l'âine  et  du  corps  est  doué  du  mouve- 
ment spontané  ;  mais  c'est  chose  impossible ,  car  le 
corps  ne  peut  être  mû  si  Tàme  ne  se  meut  point. 
Deux  êtres  en  repos  ne  peuvent  produire  le  mouve- 
ment; l'amertume  ne  naît  point  de  la  mixtion  de  deux 
substances  douces ,  ni  la  douceur  de  deux  substances 
amères  :  un  froid  dont  l'intensité  est  doublée  ne  peut 
procurer  la  chaleur;  et  cette  dernière,  en  doublant 
son  degré  de  force,  ne  peut  occasionner  le  froid;  car 
toute  qualité  sensible,  ajoutée  une  fois  à  elle-même, 
ne  peut  qu'augmenter  ;  mais  de  l'amalgame  de  deux 
substances  dont  les  propriétés  sont  semblables,  jamais 
il  ne  peut  naître  un  mixte  ayant  des  propriétés  con- 
traires; donc  le  mouvement  ne  peut  naître  de  l'a- 
grégat de  deux  êtres  privés  de  mouvement ,  donc  cet 
agrégat  ne  peut  donner  le  mouvement  à  l'homme. 

Des  propositions  précédentes  qui  sont  incontesta- 
bles, nous  allons  former  un  syllogisme  qu'il  est  im- 
possible de  réfuter  :  Tout  être  animé  est  mû;  il  Test, 
soit  par  l'âme ,  soit  par  le  corps ,  soit  enfin  par  l'a- 
grégat de  l'âme  et  du  corps.  Mais  les  deux  dernières 
suppositions  ne  peuvent  être  admises ,  donc  l'âme  est 
le  seul  moteur  de  l'être  animé.  Il  suit  de  là  que  l'âme 
est  principe  d'impulsion;  mais  le  principe  d'impul- 
sion se  meut  de  lui-même ,  ainsi  que  nous  l'avons  dé- 
montré plus  haut.  Il  est  donc  de  toute  certitude  que 
l'ume  se  meut  d'elle-même. 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    H.  a/\l 


CHAPITRE  XVI. 

Nouveaux  arguments  des  platoniciens  contre  les 

autres  objections  fVAristote. 

Âristote,  qui  ne  se  tient  pas  pour  battu  ,  fait  ici  de 
nouvelles  objections  relatives  au  principe  d^inipulsion. 
Nous  les  avons  exposées  ci-dessus  dans  l'ordre  qui  les 
lie,  en  voici  maintenant  le  résumé.  Un  seul  et  même 
être ,  dit-il ,  ne  peut  être  principe  et  émanation  ;  donc 
l'âme  y  principe  du  mouvement,  n'est  pas  mue.  Car 
alors  le  principe  et  ses  conséquences  seraient  une 
seule  et  même  chose;  ou,  ce  qui  revient  au  même 9 
le  mouvement  dériverait  du  mouvement. 

La  réponse  à  cette  objection  est  facile  et  pérem- 
ptoire.  Nous  convenons  qu'il  peut  exister  une  diffé- 
rence entre  le  principe  et  ses  conséquences,  mais  cette 
différence  ne  va  jamais  jusqu'au  contraste ,  ou  jus- 
qu'à l'opposition  qu'on  remarque  entre  le  repos  et  le 
mouvement.  Car  si  le  principe  du  blanc  était  le  noir, 
si  le  principe  de  l'humidité  était  la  sécheresse,  le  bien 
naîtrait  du  mal ,  et  la  douceur  de  l'amertume.  Mais 
il  n'en  est  pas  ainsi,  parce  qu'il  n'est  pas  dans  lana- 
turc  des  choses  que  le  principe  et  ses  conséquences 
soient  entièrement  opposés.  Il  peut  arriver  cepen- 
dant qu'il  y  ait  entre  eux  une  différence  telle  qu(* 
doit  l'offrir  une  source  et  ses  dérivations  ;  ressem- 
I.  16 


^/^^  *  COMMENTAIRE 

l)lancc  si  analogue  à  celle  qui  se  trouve  entre  le  mou- 
vement inhérent  à  l'ame,  et  celui  qu'elle  transmet  à 
tous  les  corps  de  Tunivers.  Aussi  Platon  désigne-t-il 
le  premier  de  ces  mouvements  par  le  nom  de  spon- 
tané, et  le  second,  il  l'appelle  purement  et  simple- 
ment mouvement.  D'après  cette  distinction ,  on  peut 
juger  de  la  diversité  de  ces  deux  mouvements,  dont 
Tun  est  cause,  et  l'autre  effet  d'impulsion.  Il  est  donc 
évident  qu'un  principe  et  ses  conséquences  ne  peuvent 
différer  au  point  d'être  directement  opposés,  et  que, 
dans  le  cas  dont  il  s'agit,  la  différence  n'est  pas  très* 
grande.  Ainsi  se  trouve  anéantie  cette  conséquence 
si  adroitement  déduite  par  Aristote ,  que  la  cause  du 
mouvement  est  sans  mouvement. 

Passons  à  sa  troisième  objection  :  Les  contraires , 
dit-il ,  ne  peuvent  se  rencontrer  à  la  fois  dans  un  seul 
et  même  être.  Or ,  mouvoir  et  être  mû ,  sont  deux 
choses  contraires;  donc  l'âme  ne  peut  se  mouvoir, 
car  alors  cette  substance  serait  en  même  temps  mue 
et  motrice.  Mais  nous  avons  pulvérisé  ce  syllogisme, 
en  démontrant  plus  haut  que  le  mouvement  de  l'âme 
ne  peut  offrir  l'idée  d'une  action  faite  et  d'une  action 
reçue,  puisque  se  mouvoir  de  soi-même  n'est  autre 
chose  qu'être  mû  sans  le  secours  d'un  moteur.  C'est 
donc  ici  une  unité  d  action  qui  n^  peut  admettre  les 
contraires  ;  car  il  ne  s'agit  pas  d'un  être  agissant  sur 
un  autre  être,  mais  d'une  substance  dont  l'essence 
est  le  mouvement. 

Cette  assertion  de  Platon  offre  à  son  antagoniste 
l'occasion  d'élever  une  quatrième  objection  :  Si  l'es- 


DU    SONGE    DE    SCIPIOPT.    LIVRE    II.  ^43 

sence  de  l'âme  est  le  mouvement,  poursuit  Âristote, 
pourquoi  donc  s'arrête-t-clle  de  temps  en  temps  ?  Le 
feu  dont  Tessence  est  la  chaleur  ne  la  perd  jamais  ; 
la  neige  ,  essentiellement  froide,  ne  cesse  jamais  de 
Têlre,  donc  Tâme  devrait  toujours  être  en  mouve- 
ment. Mais  dans  quelle  circonstance  suppose-t-il  que 
Tâme  est  immobile?  Nous  allons  bientôt   le  savoir. 
Si  le  mouvement  de  l'âme  ,  dit  ce  philosophe,  en- 
traîne celui   du  corps,  nécessairement  le  repos  du 
corps  force  l'âme  à  être  immobile.  Il  se  présente  sur- 
le-champ  un  double  moyen  de  défense  contre  un  tel 
sophisme.  D'abord ,  le  corps  peut  être  en  mouvement 
sans  qu'on  doive  en  conclure  que  l'âme  se  meut;  il 
peut  aussi  sembler  conserver  la  plus  parfaite  immo- 
bilité, sans  que  la  pensée,  l'ouïe,  l'odorat  et  les  au- 
tres sensations  cessent  d'être  en  action.  Pendant  le 
sommeil  même,  nous  songeons,  nous  respirons;  or 
toutes  ces  opérations  n'auraient  pas  lieu  si  l'âme  était 
immobile.   Ajoutons  qu'on  ne  peut  pas  dire  que  le 
corps  est  en  repos,  lors  même  qu'il  ne  parait  pas  se 
mouvoir.  L'accroissement  des  membres,  et  sans  par- 
ler de  cet  accroissement  qui  n'a  qu'une  époque,  le^ 
mouvement  alternatif  de  contraction  et  de  dilatation 
du  cœur,  la  conversion  des  substances  alimentaires  en 
un  suc  distribué  par  le  canal  thorachique  à  la  masse 
du  sang,  et  la  circulation  des  humeurs,  attestent  suf- 
fisamment l'agitation  perpétuelle  de  cette  substance. 
Ainsi  l'âme  et  le  corps  se  meuvent  sans  cesse  :  la  pre- 
mière, parce  qu'il  lui  est  donné  de  se  mouvoir  par 
elle-même  de  toute  éternité;  et  le  second,  parce  que 

16. 


2^44  COMMENTAIRfi 

depuis  qu'il  existe,  il  n'a  pas  cessé  de  recevoir  rim* 
pulsion  de  la  cause  motrice. 

Aristote  trouve  ici  la  matière  de  sa  cinquième  ob- 
jection. «Si  l'âme,  dit-il,  est  le  principe  d'impulsion 
des  autres  êtres ,  elle  ne  peut  se  donner  h  elle-même 
l'impulsion;  car  une  cause  ne  peut  s^appliquer  les 
effets  qu'elle  produit.  »  Il  me  serait  aisé  de  démontrer 
que  la  causalité  de  plusieurs  substances  s'étend  non- 
seulement  sur  ces  mêmes  substances,  mais  encore 
sur  d'autres  qu'elles.  Quoi  qu'il  en  soit ,  je  veux  bien 
lui  accorder  ce  point ,  pour  que  l'on  ne  croie  pas  que 
je  prends  plaisir  à  détruire  toutes  ses  assertions  :  cette 
concession  ne  nuira  pas  à  notre  démonstration  du 
mouvement  de  l'âme. 

Nous  avons  dit  que  cette  substance  est  principe  et 
cause  du  mouvement:  parlons  du  principe,  nous  re- 
viendrons bientôt  sur  la  cause. 

Il  est  évident  que  tout  principe  est  inhérent  à  l'être 
dont  il  est  le  principe  ;  donc  tout  ce  qui ,  dans  une 
substance,  dérive  de  son  principe,  doit  se  trouver 
dans  ce  principe:  c'est  ainsi  que  le  principe  de  la 
chaleur  ne  peut  pas  n'êti^  point  chaud.  Dira-t-on 
que  le  feu  qui  communique  sa  chaleur  à  d'autres 
corps  n'est  pas  chaud? «Mais  le  feu,  dit  Aristote,  ne 
s'échauffe  pas  lui-même,  puisque  toutes  ses  molécules 
sont  naturellement  chaudes.  »  Cesi  ici  où  je  l'atteit- 
dais  :  car  ce  qu'il  dit  du  feu  s'applique  à  l'âme,  chez  la- 
quelle le  moteur  et  la  substance  mue  sont  si  étroitement 
unis  que  tous  deux  sont  confondus  dans  son  mouve- 
ment. Mais  en  voilà  assez  sur  le  principe.  Quant  h  la 


1)U    SOKGE    DE    SCIPION.    LIVRE    II.  ^45 

cause,  comme  nous  avons  accordé  de  plein  gré  qu^au- 
cun  être  ne  peut  s'appliquer  à  lui-même  les  effets 
qu'il  produit  sur  les  autres  êtres ,  nous  conviendrons 
volontiers  que  l'âme,  cause  du  mouvement  de  tout 
ce  qui  existe,  ne  peut  être,  pour  elle-même,  prin- 
cipe d'impulsion,  et  nous  nous  contenterons  de  dire 
qu'elle  fait  mouvoir  tout  ce  qui,  sans  elle,  serait 
immobile.  Nous  ajouterons  qu'elle  ne  peut  se  donner 
à  elle-même  le  mouvement ,  mais  qu'elle  le  tient  de 
son  essence.  Cela  suffira  pour  paralyser  la  sixième 
objection  d'Aristote. 

On  pourrait  peut-être  lui  accorder  qu'il  n'est  pas 
de  mouvement  sans  ressort ,  lorsque  le  moteur  et  le 
corps  mis  en  mouvement  sont  deux  êtres  différents; 
mais  vouloir  qu'il  en  soit  ainsi  relativement  à  ïlkme 
dont  l'essence  est  le  mouvement,  c'est  une  bien  mau- 
vaise plaisanterie.  Si  le  feu,  que  meut  une  cause 
interne,  n'a  pas  besoin  de  ressort  pour  prendre  une 
direction  ascendante,  à  plus  forte  raison  l'âme,  es* 
sentiellement  mobile,  peut-elle  s'en  passer. 

Nous  allons  voir  que ,  dans  ses  dernières  objec- 
tions, cet  illustre  philosophe,  d'une  gravité  si  remar* 
quable  dans  ses  autres  écrits,  a  recours  à  des  finesses 
peu  dignes  de  lui.  a  Si  l'âme  se  meut,  dit-il,  elle  doit, 
indépendamment  de  ses  autres  mouvements,  posséder 
celui  de  locomotion;  elle  doit,  successivement  et  fré- 
quemment ,  entrer  au  corps  et  en  sortir  :  mais  cela 
u'a  pas  lieu,  donc  elle  ne  se  meut  pas.  Le  premier 
venu  lui  répondra  sans  hésiter,  qu'il  est  des  coq)s 
doués  de  mouvement  qui  cependant  ne  changent  pas 


246  COMMENTAIRE 

de  place.  Ou  lui  opposerait  encore  fort  à  propos  l'un 
de  ses  arguments,  en  lui  adressant  la  question  sui* 
vante  :  Ne  dites- vous  pas  que  les  arbres  se  meuvent? 
Il  en  conviendrait,  je  pense;  et  alors  on  le  battrait 
avec  ses  propres  armes. 

Si  les  arbres  se  meuvent,  il  est  clair  que,  nonob- 
stant leurs  autres  mouvements,  ils  doivent  avoir,  ainsi 
que  vous  le  dites,  la  faculté  de  changer  de  plaœ; 
cependant  elle  leur  est  refusée  :  donc  les  arbres  ne  se 
meuvent  pas.  A  quoi  Ton  ajouterait,  pour  donner  à 
ce  syllogisme  le  ton  de  gravité  convenable  :  Mais  ils 
se  meuvent  :  donc  tout  ce  qui  se  meut  ne  change  pas 
de  place.  Et  de  là  résulterait  cette  conclusion  judi- 
cieuse :  S'il  est  démontré  qui3  les  arbres  se  meuvent 
d'un  mouvement  qui  leur  est  propre,  pouvons-nous 
refuser  à  l'âme  la  propriété  de  se  mouvoir  d'un  mou- 
vement conforme  à  son  essence?  cette  réplique,  et 
d'autres  encore,  ne  manqueraient  pas  de  force,  lors 
même  que  le  mouvement  ne  serait  pas  l'essence  de 
1  ame.  En  effet,  puisqu'elle  anime  le  corps  en  s'unis- 
sant  avec  lui ,  et  puisqu'elle  l'abandonne  à  une  épo- 
que préfixe,  on  ne  peut  lui  refuser  la  faculté  de  lo- 
comobilité.  Il  est  vrai  que  ce  mouvement  d'entrée  et 
de  sortie  est  souvent  irrégulier,  parce  qu'il  n'a  lieu 
qu'en  vertu  des  décrets  mystérieux  et  raisonnes  de  la 
nature,  qui,  pour  enchaîner  la  vie  au  sein  de  l'être 
animé,  inspire  à  l'âme  un  tel  amour  pour  le  corps 
qu'elle  se  plaît  dans  les  liens  qui  la  retiennent,  et 
qu'elle  ne  voit  presque  toujours  arriver  qu'avec  peine 
le  moment  de  quitter  sa  station. 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    II.  247 

Nous  venons  de  répondre ,  je  crois ,  d'une  manière 
péremptoire  à  la  septième  objection;  passons  aux 
dernières  questions  qu'accumule  Aristote  afin  de  nous 
embarrasser.  «  Si  l'âme  se  meut ,  continue-t-il ,  ce 
mouvement  appartient  h  un  mode  quelconque  :  si  elle 
se  meut  sur  place,  elle  ne  peut  se  mouvoir  qu'en  ligne 
droite  ou  en  ligne  circulaire.  Se  meut-elle  en  s'engen- 
drant  elle-même,  ou  bien  en  s'épuisant  insensible- 
ment? S'accroît-elle  ou  diminue-t-elle  ?  Qu'on  nous 
dise  s'il  est  pour  elle  quelque  autre  manière  de  se 
mouvoir.  Mais  tout  cet  amas  indigeste  de  questions 
découle  d'un  seul  et  même  argument  captieux  dont 
Aristote  a  tiré  de  fausses  conséquences.  11  part  du 
principe  qu'il  n'y  a  pas  de  mouvement  spontané,  et 
veut  trouver  dans  l'âme  ce  que  lui  offrent  toutes  les 
autres  substances,  l'être  mû  et  l'être  moteur;  comme 
s'il  pouvait  y  avoir  en  elle  une  différence  entre  ce  qui 
meut  et  ce  qui  est  mû.  Mais ,  me  dira-t-on ,  si  cette 
distinction  n'existe  pas ,  de  quelle  espèce  est  ce  mou- 
vement de  l'âme  et  comment  le  comprendre?  Ma  ré- 
ponse à  cette  question  est  de  renvoyer  les  curieux, 
soit  à  Platon ,  soit  à  Cicéron.  Je  dirai  plus  :  c'est  qu'elle 
est  la  source  et  le  principe  de  tout  mouvement ,  et 
l'on  concevra  sans  peine  la  valeur  de  cette  qualifica- 
tion de  principe  du  mouvement  attribuée  à  l'âme,  si 
on  la  conçoit  comme  un  être  invisible  se  mouvant 
sans  moteur,  et  dont  l'impulsion  sur  lui-même  et  sur 
tous  les  autres  êtres  n'a  ni  commencement  ni  fin.  De 
tous  les  objets  sensibles,  le  seul  qu'on  puisse  lui  com- 
parer est  une  source  d'eau  vive  dont  les  fleuves  et  les 


248  COMMENTAIRE 

lacs  tirent  leur  origine,  bien  qu'elle-même  semble 
n'en  avoir  aucune  ;  car  si  elle  en  avait  une ,  elle  ne 
serait  pas  source:  et  bien  qu'il  ne  soit  pas  toujours 
aisé  de  la  découvrir,  elle  n'en  donne  pas  moins  nais- 
sance, soit  au  Nil,  soit  à  TÉridan,  soit  à  l'Ister,  soit 
au  Tanaïs.  Lorsqu'en  admirant  la  rapidité  du  cours 
de  ces  fleuves  et  la  masse  de  leurs  eaux,  on  se  de- 
mande d'où  elles  sortent,  la  pensée  remonte  vers  les 
lieux  oii  elles  ont  pris  naissance,  et  qui  sont  l'origine 
du  mouvement  que  l'on  a  sous  les  yeux.  De  même, 
lorsqu'en  observant  le  mouvement  des  corps,  soit  di- 
vins ,  soit  terrestres ,  vous  voulez  remonter  à  son  au- 
teur, que  votre  entendement  arrive  jusqu'à  l'âme,  qui 
sait  nous  faire  mouvoir  sans  le  ministère  du  corps.  C'est 
ce  qu'attestent  nos  peines,  nos  plaisirs,  nos  craintes  et 
nos  espérances  ;  car  son  mouvement  consiste  dans  la 
distinction  du  bien  et  du  mal ,  dans  l'amour  de  la 
vertu  ,  dans  un  penchant  violent  pour  le  vice  :  et  de 
là  découlent  toutes  les  passions.  C'est  elle  qui  fait 
mouvoir  chez  nous  l'irascibilité ,  et  cette  ardeur  que 
nous  montrons  à  nous  armer  les  uns  contre  les  autres, 
d'où  dérive  insensiblement  cette  fureur  inquiète  des 
combats.  C'est  elle  encore  qui  nous  inspire  les  ar- 
dents désirs  et  les  affections  véhémentes  :  mouvements 
salutaires  quand  la  raison  les  gouverne,  mais  qui 
nous  entraînent  avec  eux  dans  l'abîme,  s'ils  ne  la 
prennent  pas  pour  guide.  Tels  sont  les  mouvements 
de  l'âme  qu'elle  exécute  quelquefois  sans  le  ministère 
du  corps,  et  quelquefois  aussi  de  concert  avec  lui.  Si 
maintenant  on  veut  connaître  ceux  de  l'âme  univer- 


DU   S05GE   DE    SGIPION.    LIVRE   II.  a/^g 

selle,  que  Ton  jette  les  yeux  sur  le  mouvement  rapide 
du  ciel  et  sur  la  circulation  impétueuse  des  sphères 
planétaires  placées  au-dessous  de  lui,  sur  le  lever, 
sur  le  coucher  du  soleil ,  sur  le  cours  et  le  retour  des 
autres  astres,  mouvements  qui  sont  tous  produits  par 
l'activité  de  Fâme  du  monde.  S'il  pouvait  donc  être 
permis  à  quelqu'un  de  regarder  comme  immobile  celle 
qui  met  tout  en  mouvement,  ce  ne  serait  pas  à  un 
aussi  puissant  génie  qu  Âristote ,  mais  à  celui  qui  ne 
se  rend  ni  à  la  puissance  de  la  nature,  ni  à  l'évidence 
des  raisonnements. 


CHAPITRE  XVII. 

Les  conseils  du  premier  Africain  à  son  petite  fils 
ont  eu  également  pour  objet  les  vertus  contem- 
platives et  les  vertus  actives.  Cicéron ,  dans  le 
Songe  de  Scipion,  na  négligé  aucune  des  trois 
parties  de  la  philosophie. 

Après  avoir  appris  et  démontré  à  l'Émilien  que 
l'âme  se  meut,  son  aïeul  lui  enjoint  d'exercer  la  sienne, 
et  lui  en  indique  les  moyens. 

«Exercez  la  vôtre,  Scipion,  à  des  actions  nobles 
et  grandes;  à  celles  surtout  qui  ont  pour  objet  le  salut 
de  la  patrie  :  ainsi  occupée,  son  retour  sera  plus  facile 
vers  le  lieu  de  son  origine.  Elle  y  réussira  d'autant 
plus  vite,  si,  dès  le  temps  présent,  où  elle  est  encore 


a5o  COMMENTAIRE 

renfermée  dans  ia  prison  du  corps,  elle  eu  sort  par 
la  contemplation  des  êtres  supérieurs  au  monde  visi- 
ble, et  s'arrache  à  la  matière.  Quant  à  ceux  qui  se 
sont  rendus  esclaves  des  plaisirs  du  corps ,  et  qui ,  h 
la  voix  des  passions,  fidèles  ministres  de  la  volupté, 
ont  violé  les  lois  sacrées  de  la  religion  et  des  sociétés, 
leurs  âmes,  une  fois  sorties  du  corps,  roulent  dans 
la  matière  grossière  des  régions  terrestres ,  et  ne  re- 
viennent ici  qu'après  une  expiation  de  plusieurs  siè- 
cles. » 

Nous  avons  dit  plus  haut  qu'il  y  a  des  vertus  con- 
templatives et  des  vertus  politiques;  que  les  pi^emières 
conviennent  aux  philosophes,  et  les  secondes  aux 
chefs  des  nations  ;  et  que ,  par  les  unes  comme  par 
les  autres,  on  peut  arriver  au  bonheur.  Ces  deux 
genres  de  vertus  sont  quelquefois  le  partage  de  deux 
sujets  différents;  quelquefois  aussi  elles  se  trouvent 
réunies  dans  un  seul  homme  assez  favorisé  par  la  na- 
ture et  par  l'éducation  pour  pouvoir  les  pratiquer 
tous  deux.  Tel  citoyen  peut  être  étranger  aux  scien- 
ces, et  cependant  réunir  les  talents  d^un  bon  admi- 
nistrateur, la  prudence,  la  justice,  la  force  et  la  tem- 
pérance; et,  bien  qu'il  ne  joigne  pas  à  la  pratique 
des  vertus  actives  celle  des  vertus  contemplatives ,  il 
n'en  sera  pas  moins  admis  au  séjour  de  l'immortalité. 
Tel  autre,  né  avec  l'amour  du  repos  et  peu  d'apti- 
tude aux  affaires ,  se  sentira  porté  par  son  heu- 
reux naturel  vers  les  choses  d'en-haut,  et,  négligeant 
les  affaires  temporelles  pour  s'occuper  des  spiri- 
tuelles ,  dirigera  les  moyens  que  lui  fouruit  la  science 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE    If.  aSf 

vers  l'étude  de  la  Divinité:  celui-là  aussi  se  fraiera 
une  route  au  ciel  par  ses  vertus  spéculatives.  Cepen- 
dant  il  n'est  pas  rare  de  voir  une  même  personne 
posséder  à  un  haut  degré  Tart  d'agir  et  celui  de  phi^ 
losopher.  Notre  Romulus  doit  être  placé  parmi  ceux 
dont  les  vertus  furent  seulement  actives  :  sa  vie  ne 
fut  qu'un  continuel  exercice  de  ces  vertus.  Nous  met- 
trons dans  la  seconde  classe  Pythagore,  qui,  peu  fait 
pour  agir,  se  renferma  dans  l'étude  et  l'enseignement 
des  choses  divines  et  de  la  morale;  nous  placerons 
dans  la  troisième,  celle  des  vertus  mixtes,  Lycurgue 
et  Solon  chez  les  Grecs,  Numa  chez  les  Romains, 
ainsi  que  les  deux  Gâtons,  et  beaucoup  d'autres  for- 
tement imbus  des  principes  de  la  philosophie,  et  en 
même  temps  solides  appuis  de  l'état  ;  car  il  n'en  a 
pas  été  de  Rome  comme  de  la  Grèce  qui  a  fourni  un 
si  grand  nombre  de  sages  contemplatifs.  Notre  Sci'^ 
pion,  que  son  aïeul  se  charge  d'endoctriner,  réunis- 
sant les  deux  genres  de  vertus,  doit,  en  conséquence, 
recevoir  des  avis  sur  les  moyens  de  perfectionner  l'un 
et  l'autre  genre;  et,  comme  dans  ce  moment  il  porte 
les  armes  pour  le  service  de  son  pays,  les  premières 
vertus  qu'on  lui  inculque  sont  les  vertus  politiques. 
«  Exercez  surtout  votre  âme  aux  actions  qui  ont  pour 
objet  le  salut  de  la  patrie  :  ainsi  occupée,  son  retour 
sera  plus  facile  vers  le  lieu  de  son  origine.»  Vien- 
nent ensuite  les  principes  philosophiques ,  parce  que 
Scipion  est  également  recommandable  comme  lettré 
et  comme  guerrier,  a  Elle  y  réussira  d^autant  plus 
vite ,  si  dès  le  temps  présent ,  où  elle  est  encore  ren- 


tkS'l  COMMENTAIRE 

fermée  dans  sa  prison  du  corps,  elle  en  sort  par  la 
contemplation  des  êtres  supérieurs  au  monde  visible, 
et  s'arrache  à  la  matière.  »  Yoilà  l'espèce  de  mori 
que  doit  rechercher  celui  qui  est  imbu  des  leçons  de 
la  sagesse;  et  c'est  ainsi  qu'il  parvient  à  dédaigner, 
autant  que  le  permet  la  nature,  son  enveloppe  msor- 
telle  qui  lui  semble  un  fardeau  étranger.  Une  fois  que 
le  premier  Africain  a  mis  sous  les  yeux  de  son  petit- 
fils  les  récompenses  qui  attendent  l'homme  de  bien , 
il  le  trouve  favorablement  disposé  à  aspirer  aux  ver- 
tus du  plus  haut  genre. 

Mais  comme  un  code,  de  lois  qui  oublierait  de 
prescrire  des  châtiments  pour  les  coupables  serait 
imparfait,  Cicéron  termine  son  traité  par  l'expositioa 
des  peines  infligées  à  ceux  qui  ne  se  sont  pas  bien 
conduits.  C'est  un  sujet  sur  lequel  s'est  beaucoup  plus 
étendu  le  personnage  que  met  en  avant  Platon.  Le  ré- 
vélateur Her  assure  que  pendant  des  milliers  d'années 
les  âmes  des  coupables  éprouveront  les  mêmes  peines  , 
et  qu'après  s'être  purifiées  pendant  un  long  séjour 
dans  le  Tartare ,  il  leur  sera  permis  de  retourner  à  la 
source  de  leur  origine ,  c'est-à-dire  au  ciel.  Il  est  en 
effet  de  toute  nécessité  que  l'âme  rejoigne  les  Fieux. 
qui  l'ont  vue  naître.  Mais  celles  qui  habitent  le  corps 
comme  un  lieu  de  passage  ne  tardent  pas  à  revoir 
leur  patrie;  tandis  que  celles  qui  le  regardent  comme 
leur  véritable  demeure,  et  s'abandonnent  aux  char- 
mes qu'il  leur  offre ,  sont  d'autant  plus  de  temps  à 
remonter  aux  cieux,  qu'elles  ont  eu  plus  de  peine  à 
quitter  la  terre.  Mais  terminons  cette  dissertation  suc 


DU    SONGE    DE    SCIPION.    LIVRE   II.  a53 

le  Songe  de  Scipion  par  le  morceau  suivant  qui  ne 
sera  pas  déplacé. 

La  philosophie  a  trois  parties,  la  morale,  la  phy- 
sique et  la  métaphysique.  La  première  a  pour  but 
d'épurer  parfaitement  nos  mœurs,  la  seconde  s'oc- 
cupe de  recherches  sur  les  corps  d'une  nature  supé- 
rieure, et  la  troisième  a  pour  objet  les  êtres  immaté- 
riels qui  ne  tombent  que  sous  l'entendement.  Cicéron 
les  emploie  toutes  trois.  Que  sont,  en  efTet,  ces  con- 
seils d'aimer  la  vertu ,  la  patrie ,  et  de  mépriser  la 
gloire,  sinon  des  préceptes  de  philosophie  morale? 
Quand  Scipion  parle  des  sphères,  de  la  grandeur, 
nouvelle  pour  l'Emilien,  des  astres  qu'il  a  sous  les 
yeux,  du  soleil,  prince  des  flambeaux  célestes,  des 
cercles  du  ciel ,  des  zones  de  la  terre ,  et  de  la  place 
qu'y  occupe  l'Océan  ;  quand  il  découvre  à  son  petit- 
fils  le  secret  de  l'harmonie  de  l'empyrée,  n'est-ce  pas 
là  de  la  haute  physique?  £t  lorsqu'il  traite  du  mou- 
vement et  de  l'immortalité  de  l'âme  qui  n'a  rien  de 
matériel ,  et  dont  l'essence ,  qui  n'est  pas  du  domaine 
des  sens,  ne  peut  être  comprise  que  par  l'entende- 
ment ,  ne  plane-t-il  pas  dans  les  hauteurs  de  la  mé- 
taphysique ?  Convenons  donc  que  rien  n'est  plus  par- 
fait que  cet  ouvrage,  qui  renferme  tous  les  éléments 
de  la  philosophie. 


FIN    DU    COMMENTAIRE    DU    SONGE    DE    SCIPION. 


SATURNALES. 


SATURNALES. 


LIVRE  PREMIER. 


£iUSTATHE,  mon  cher  fils,  de  tous  les  liens  qu'a 
tissus  la  nature  pour  unir  les  hommes  entre  eux ,  le 
plus  fort  est  celui  de  la  tendresse  que  nous  inspirent 
ceux  qui  nous  doivent  le  jour;  et  la  preuve  de  l'in- 
térêt que  cette  même  nature  attache  à  ce  que  les 
parents  s^occupent  du  soin  d'élever  et  d'instruire  leurs 
eniants,  c'est  qu'il  n'est  pas  de  satis&ction  plus  vive 
que.  celle  dont  ils  jouissent  quand  le  succès  couronne 
leurs  peines,  ni  de  chagrins  plus  amers  que  ceux 
qu'ils  ressentent  quand  ils  les  ont  prises  en  pure 
perte;  aussi  me  suis-je  particulièrement  occupé  de 
votre  éducation.  Pour  la  perfectionner  par  les  moyens 
les  plus  prompts,  je  ne  me  repose  pas  uniquement, 
tant  j'ai  hâte  d'arriver  à  mon  but,  sur  le  genre 
d'études  qui  fait  l'objet  de  votre  constante  applica- 
tion ,  je  veux  encore  y  contribuer  pour  ma  part ,  en 
vous  offrant  un  choix  de  lectures  composé  de  tout 
I.  17 


2  58  SATURNALES. 

ce  que  j'ai  extrait ,  soit  avant ,  soit  depuis  votre  nais- 
sance, des  différents  ouvrages  que  nous  ont  laissés 
les  Grecs  et  les  Romains  :  ce  sera  pour  vous  un  ré- 
pertoire de  connaissances  utiles,  une  sorte  de  dépôt 
littéraire  dans  lequel  il  vous  sera  facile  de  trouver 
au  besoin,  soit  des  morceaux  historiques  exhumés 
de  livres  ignorés  du  vulgaire,  soit  des  dits  et  faits 
mémorables. 

Je  n'ai  pas  fait  un  amas  indigeste  de  tant  de  pas- 
sages qui  méritent  d'être  conservés;  mais  j'ai  (bnné 
de  toutes  ces  pièces  disparates,  relativement  à  leurs 
auteurs,  ainsi  qu'aux  époques  auxquelles  elles  appar- 
tiennent ,,  et  que  j'avais  rassemblées  sans  ordre  pour 
le  soulagement  de  ma  mémoire,  j'ai  formé,  dis -je, 
un  corps  d'ouvrage  dont  tous  les  membres  sont  as- 
sortis. J'espère  que  vous  ne  me  blâmerez  pas  d'avoir 
conservé  dans  mes  divers  emprunts  les  expressions 
mêmes  des  auteurs  qui  me  les  ont  fournis;  car  ici  mon 
intention  n'est  pas  de  faire  preuve  d'éloquence,  mais 
de  vous  offrir  un  recueil  de  choses  mémorables;  et 
vous  devez  être  satisfait  si  vous  reconnaissez  le  cachet 
de  l'antiquité,  soit  que  je  m'exprime  clairement  dans 
le  style  qui  m'est  propre,  soit  que  je  rapporte  textuel- 
lement celui  des  anciens  écrivains ,  selon  que  je  racon- 
terai ou  que  je  traduirai.  Nous  devons,  en  quelque 
sorte ,  imiter  les  abeilles  qui ,  s'écartant  çà  et  là  pour 
pomper  le  nectaire  des  fleurs,  disposent  ensuite  par 
rayons  le  butin  qu'elles  ont  fait,  et  composent,  de 
cette  diversité  de  sucs  élaborés  dans  leur  estomac, 
un  suc  d'une  saveur  unique.  Comme  elles,  je  veux 


LivBE  r.  a  59 

mettre  en  ordre  les  matériaux  de  toute  espèce  que 
j'ai  amassés.  La  rédaction  leur  donnera  plus  de  va- 
leur; car,  au  moyen   de  Tordre,  l'esprit  conserve 
mieux  ce  quon  lui  confie;  c'est  un  ferment  qui,  agis- 
sant sur  la  totalité  des  connaissances ,  forme  un  tout 
homogène  d'une  foule  de  morceaux  détachés  et  de 
nature  diverse.  Si  parfois  on  reconnaît  le  terroir  qui 
les  a  produits,  je  veux  qu'on  s'aperçoive  aussi  qu'ils' 
en  ont  perdu  le  goût.  Telle  est  la  marche  que  suit 
en   nous  la  nature  sans  notre  intervention  :  aussi 
long-temps  que  le  bol  alimentaire  conserve  ses  qua- 
lités et  sa  solidité^  il  fatigue  l'estomac;  mais  aussitôt 
que  sa  dissolution  est  opérée ,  il  passe  dans  la  masse 
du  sang,  et  entretient  les  forces  vitales.  Qu'il  en  soit 
ainsi  pour  la  nourriture  de  l'esprit;  soumettons  à 
l'appareil  de  la  digestion  les  aliments  que  nous  lui 
confions ,  de  crainte  qu'ils  ne  lui  nuisent.  Sans  cette 
préparation,  ils  pourraient  arriver  jusqu'à   la  mé- 
moire, mais  non  parvenir  à  l'entendement.  Il  faut, 
de  leur  assemblage,  faire  une  seule  pâte  nutritive, 
de  même  que  tel  nombre  se  compose  des  unités  de 
plusieurs  autres.  Noire  esprit  doit  cacher  les  rouages 
de  son  mécanisme,  et   n'en    montrer   que   le  jeu. 
Voyez  les  parfumeurs  :  leur  premier  soin  est  de  faire 
en  sorte  qu'aucune  odeur  ne  domine  dans  leurs  pré- 
parations; c'est  ainsi  que,  du  mélange  de  plusieurs 
essences,  ils  parviennent  à  en  composer  une  seule. 
Un  chœur  ne  se  forme-t-il  pas  de  plusieurs  voix? 
Toutes  cependant  semblent  n'en  faire  qu'une  ;  au  ton 
aigu  se  joint  le  ton  grave,  tous  deux  s'unissent  au 

17- 


260  SkTVKSkhES. 

médium.  Iol  voix  des  hommes  se  marie  à  celle  des 
femmes,  et  la  flûte  forme  raccompagnement;  aucune 
de  ces  voix  n'est  distincte,  l'ensemble  seul  arrive  à 
l'oreille ,  et  de  la  dissonance  naît  l'harmonie.  Tel  je 
veux  que  soit  cet  ouvrage;  il  renferme  beaucoup  de 
connaissances  usuelles,  beaucoup  de  préceptes,  quan- 
tité d'exemples  puisés  dans  une  longue  suite  de  siècles^ 
et  tous  tendant  au  même  but.  Si  vous  ne  craignez 
pas  de  revenir  sur  ce  que  vous  savez  déjà,  et  si  vous 
ne  dédaignez  pas  d'apprendre  ce  que  vous  ignorez, 
vous  trouverez  une  inBnité  de  passages  qui  sont  ou 
agréables  à  lire,  ou  propres  à  enrichir  la  mémoire, 
ou  faits  pour  orner  l'esprit  ;  car  je  crois  n'avoir  rien 
inséré  dans  ce  recueil  qui  ne  mérite  d'être  connu, 
et  qu'il  ne  soit  aisé  d'entendre.  Tout,  dans  cette  col- 
lection, doit  contribuer  à  rendre  votre  esprit  plus 
vigoureux,  votre  mémoire  plus  sûre,  votre  style  plus 
animé,  et  votre  langage  plus  pur;  si  toutefois  l'idiome 
latin  n'a  pas  dédaigné  de  se  prêter  aux  vœux  d'un 
étranger.  S'il  arrive  donc  que  quelqu'un  ait  le  loisir 
et  la  volonté  de  parcourir  cet  ouvrage ,  je  réclame 
son  indulgence  dans  le  cas  où  mon  style  n'aurait  pas 
cette  élégance  à  laquelle  on  reconnaît  l'écrivain  né 
romain. 

Mais  quelle  maladresse  à  moi  d'encourir  le  re- 
proche si  spirituel  que  fit  un  jour  M.  Caton  à  A.  Al- 
binus,  qui  fut  consul  avec  L.  Lucullus,  et  qui  écrivit 
en  grec  l'histoire  romaine  !  Voici  comme  il  débute  : 
«J'espère,  dit -il,  qu'on  aura  de  l'indulgence  pour 
cet  ouvrage,  et  qu'on  n'exigera  pas  d'un  étranger 


LIVRE    I.  a6l 

ratticisme  et  la  pureté  d'un  écrivain  national.  Je 
suis  Romain,  né  dans  le  Latium;  le  tour  de  notre 
langue  est  très  -  différent  de  celui  de  la  langue 
grecque;  je  demande  donc  grâce  pour  les  fautes 
qui  auraient  pu  m'échapper  dans  la  composition.  » 
M.  Caton  ayant  lu  cette  espèce  de  préface,  dit  à 
Fauteur:  En  vérité,  vous  êtes  plaisant,  mon  cher  Au- 
lus ,  d'aimer  mieux  demander  pardon  que  de  ne  pas 
faire  de  fautes  ;  car  nous  n'avons  coutume  de  deman- 
der excuse  que  lorsque  l'imprudence  ou  la  force  nous 
ont  fait  faillir.  Or,  dites-moi  ce  qui  vous  oblige  à 
vous  mettre  dans  le  cas  de  demander  pardon  avant 
de  vous  être  rendu  coupable. 

Blaintenant  faisons  connaître  le  plan  de  cet  ou- 
vrage dans  une  espèce  d'avant-propos. 

CHAPITRE  I. 

Plan  de  tout  l'ouvrage. 

La  première  noblesse  de  Rome  et  plusieurs  savants 
se  réunissent  pendant  les  Saturnales  chez  Yettius 
Praetextatus ,  et  le  temps  qu'exige  la  solennité ,  des 
fêtes,  ils  le  consacrent  à  des  entretiens  dignes  d'une 
telle  société  :  une  politesse  exquise  préside  aux  repas 
qu'ils  se  donnent  réciproquement,  et  ils  ne  se  quittent 
que  quand  la  nuit  les  invite  au  repos.  Des  discus- 
sions graves  occupent  la  plus  grande  partie  de  ces 


262  SATURNALES. 

jours  de  fériés  terminés  par  un  souper  qu'égaient 
des  propos  de  table,  en  sorte  que  la  journée  entière 
se  passe  en  conversations  savantes  ou  enjouées;  mais 
ce  souper  a  d'autant  plus  de  charmes  que  l'enjoué- 
ment  l'emporte  sur  la  gravité.  Je  suis  en  cela  non- 
seulement  l'exemple  des  divers  écrivains  qui  ont  dé- 
crit des  banquets,  mais  encore  celui  de  Platon  qui, 
dans  le  sien ,  ne  nous  offre  pas  des  convives  agitant 
des  questions  sérieuses ,  mais  peignant  des  situations 
variées  oii  l'amour  joue  un  rôle  galant  et  gai  ;  on  y 
voit  figurer  Socrate  qui  ne  cherche  pas,  selon  sa 
coutume,  à  enlacer  son  adversaire  dans  des  filets  qui 
se  resserrent  de  plus  en  plus,  mais  qui  paraît  plutôt 
vouloir  éviter  le  combat,  et  donner  à  son  antago- 
niste le  moyen  de  lui  échapper  des  mains.  Les 
grâces,  en  effet,  ainsi  que  la  décence  doivent,  dans 
un  repas,  présider  à  la  conversation.  Celle  du  matin 
sera  plus  forte  en  raisonnements,  et  telle  qu'elle  doit 
être  entre  d'illustres  et  doctes  personnages.  Aussi 
long-temps  que  vivront  les  écrits  des  Romains,  l'an- 
tiquité nous  présentera  les  Lelius,  les  Cotta,  les  Sci- 
pions  dissertant  sur  des  sujets  du  plus  haut  intérêt; 
accordons  la  même  prérogative  aux  Praetextatus , 
aux  Flavius,  aux  Albinus,  aux  Symmaques  et  aux 
Eustathes,  qui  ne  le  cèdent  aux  premiers  ni  pour 
l'éclat  du  rang ,  ni  pour  la  vertu.  J'espère  qu'on  ne 
m'objectera  pas  que  j'introduis  dans  cette  société  un 
ou  deux  membres  beaucoup  trop  jeunes  pour  y  figu- 
rer du  vivant  de  Praetextatus,  car  les  dialogues  de 
Platon  autorisent  cette  liberté.  Il  n'est  pas  sûr,  en 


LIVRE    I.  a63 

efS^t,  que  Socrate,  dans  son  enfance,  ait  pu  voir  le 
vieillard  Parménion,  et,  cependant  il  les  met  aux 
prises  sur  des  matières  ardues.  Une  dissertation  entre 
Socr^tte  et.  Timée  qu'on  sait  n'avoir  pas  été  contem- 
porain^, lui.  a  fourni  son  sublime  dialogue:  c'est  à 
l'époque  du  second  voyage  de  Protagoras  à  Athènes 
qu'il  nous  montra  ce  rhéteur  disputant  avec  Paralus 
et  Xantippe ,  tous  deux  fils  de  Périclès ,  et  que  l'af- 
freuse perte  de  l'Attique  avait  enlevés  long-temps 
auparavant.  Taî  donc  pu ,  d'après  l'exemple  de  Platon , 
ne  pas  soumettre  au  calcul  l'âge  de  ceiix  que  je  mets 
en  scène  :  cependant  pour  qu'on  puisse  plus  aisément 
distinguer  les  différents  interlocuteurs,  je  suppose 
que  Postuqiianus,  sur  l'invitation  de  Decius ,  rend 
compte  à  ce  dernier  des  conversations  qui  ont  eu 
lieii,  et  lui  fait  connaître  les  personnes  qui  y  ont  pris 
part.  Mais  n'abusons  pas  plus  long-temps  de  l'impa- 
tience du  lecteur,  et  mettons  Decius  et  Postumianus 
à  même  de  lui  £iire  connaître  la  naissance  et  la  suite 
de  c^  entretiens. 


CHAPITRE  IL 

Du  début  et  de,  F  enchaînement  de  ces  conversations 

de  table. 

Dkçius.  lies  fériés  qui  ont  lieu  pendant  plusieurs 
jours  du  mois  consacré  à  Janus,  m'offrent ,  docte  Pos- 


2l64  SATURIVALES. 

tumianus,  une  occasion  bien  favorable  de  vous  voir 
et  de  m'entretenir  avec  vous.  En  effet,  durant  la 
plus  grande  partie  du  reste  de  Tannée  où  le  barreau 
est  ouvert,  tous  vos  moments  sont  employés  soit  à 
défendre  vos  clients,  soit  à  étudier  leurs  causes  cbez 
vous.  Maintenant,  si  vous  en  avez  le  loisir,  car  les 
fêtes  ne  sont  pas  pour  vous  des  jours  futilement  em- 
ployés, vous  m'obligerez  beaucoup  de  répondre  aux 
questions  que  je  viens  vous  faire,  et  qui,  je'  cîx>is,  ne 
vous  déplairont  pas.  D'abord,  j'ai  à  vous  demander 
si  vous  avez  assisté  à  ce  banquet  qu'une  politesse  mu- 
tuelle a  prolongé  pendant  plusieurs  jours,  et  si  vous 
avez  assisté  à  ces  réunions  que  vous  citez  avec  tant 
de  complaisance,  et  dont  vous  faites  un  si  grand 
éloge.  Mon  père  m'en  aurait  sans  doute  parlé  s'il 
n'eût  pas  quitté  Rome,  aussitôt  après  la  séparation 
des  convives,  pour  séjourner  à  Naples.  Je  me  suis 
trouvé  dernièrement  chez  des  personnes  qui  sont 
émerveillées  de  votre  mémoire  assez  fortement  orga« 
nisée,  pour  se  retracer  toutes  les  matières  traitées 
pendant  la  durée  des  fêtes,  et  l'ordre  dans  lequel 
elles  l'ont  été. 

m 

PosTUMiAWUs.  Quoique  jeune  encore,  mon  cher  De- 
cius,  vous  avez  pu  juger  par  vous-même,  et  Albinus 
votre  père  vous  aura  dit  que  j'ai  toujours  cru  n'avoir 
rien  de  mieux  à  faire,  pour  employer  utilement  le 
temps,  que  de  rechercher  la  société  des  personnes 
aussi  instruites  que  vous,  lorsque  les  affaires  litigieuses 
me   laissent  quelque  repos.  Il   n'est  pas,  pour  un 


LIVRE  I.  a65 

bon  esprit,  de  délassement  plus  utile  et  plus  conve- 
nable qu'une  conversation  où  régnent  la  liberté  et  l'in- 
struction ,  et  dans  laquelle  la  politesse  assaisonne  les 
demandes  ainsi  que  les  réponses.  Mais  de  quel  ban- 
quet parlez- vous?  c'est  sans  doute  de  celui  pour  le- 
quel se  rassemblèrent  chez  Y.  Prœtextatus  les  nobles 
les  plus  instruits,  ainsi  que  d'autres  savants,  et  qui, 
rendu  ensuite  par  chacun  des  invités,  eut  d'autant 
plus  de  charmes  qu'il  offrit  plus  de  variétés.  Decius. 
C'est  positivement  de  celui-là  que  je  parle,  et  sur 
lequel  je  suis  venu  vous  demander  des  détails;  car 
vous  en  étiez,  si  j'en  juge  par  l'amitié  qui  vous  lie  à 
chacun  des  convives. 

—  Certes ,  j'aurais  désiré  en  augmenter  le  nombre  ; 
et  ma  présence,  je  crois,  ne  leur  eût  pas  été  désa- 
gréable; mais  j'avais  précisément  à  m'ocx^uper,  pen- 
dant ces  jours-là ,  des  causes  de  plusieurs  personnes 
que  j'aime:  je  déclinai  donc  l'invitation  ,  en  donnant 
pour  raison  qu'un  travail  qui  exigeait  une  attention 
réfléchie ,  ne  s'accordait  pas  avec  les  plaisirs  de  la 
table;  et  je  priai  qu'on  voulût  bien  choisir  à  ma 
place  quelqu'un  qui  fut  parfaitement  libre  de  toute 
occupation  sérieuse.  Ma  demande  fîit  agréée,  et  Prae- 
textatus  fit  inviter  le  rhéteur  Eusèbe ,  bien  supérieur, 
par  son  éloquence  et  son  érudition  ,  à  tous  les  Grecs 
de  notre  âge ,  et  possédant  de  plus  la  littérature  du 
Latium. 

—  Qui  donc  alors  vous  a  fait  connaître  ces  entre- 
tiens dans  lesquels  la  grâce  et  J'urbanité  ont  dicté  des 


a66  SATUIUTALES. 

règles  de  conduite  appuyées  de  nombreux  exemples , 
et  qui  sont  le  fruit  de  Tinstruction  la  plus  fécojade 
et  la  plus  variée? 

—  Le  jour  du  solstice ,  oi^  le  lendemain  des  Satur- 
nales qui  virent  doiiner  ces  repas,  j'étais  cfasez  moi, 
Tesprit  satisfait  et  dégagé  de  tou^e  affaire  contentieu^e, 
lorsque  je  vis.  entrer  £usèbe  accompa^^é  de  quel- 
quesf-uns  de  ses  disciples  :  De  toutes  les  faveurs  que 
vous  m'avez  faites,  mon  cher  Postumianus,  me  dit-il 
en  souriant,  la  plus  grande  est  celle  de  m'avoir  offert 
l'occasion  d'accepter,  à  votre  refus,  l'invitation  de 
Prœtextatus.  Sans  doute  que,  d'acoord.avec  vous,  la 
fortune ,  instruite  de  la  bienveillance  dont  vous 
m'honorez,  vous  a  offert  le  moyen  de  m'obliger. 
Désire2>vous,  lui  dis-je,  acquitter  cette  dette  que 
vous  reconnaissez  d'une  manière  si  franche  et  si 
gracieuse?  daignez  charmer;  le  loisir  dpnt  je  jouis  si. 
narement  en  me  faisant,  en.  qqelqu^  sorte,  assister,, 
à; mon. tour,  à  ces  repas  que  vpqs  avez  pai;tagé$.  Vo- 
lontiers, me  répondit-il;  je  ne  vous  pçtrlerai  ni,  des 
mets  ni  des  vins  servis  abondan^pient ,  quoique,  sans 
profusion;  mais  je  vous  rappoi:teri|i  aussi  exactement 
que  je  le  pourrai  tout  ce  qui  s'est  dil; ,  soil;  à  table , 
SMi  surtout  hors  de  table ,  pendant  la  du^ée  des  fêtes. 
£n  coouftant  ces  conversai^ions,  je  croyais  participer 
au  bonheuff  du  sage  dont  parle  la  philosophie»  Avienus 
m'avait  mis  au  fait  de  ce  qui  avait  été  dit  la  veille  du 
jour  où  je  vÎBS  n'asseoir  parmi  les  convives  ;  j'^i  tout 
écrit  pour  ne  rien  oublier;  mais  si  vous  désirez  m'eu- 
tendre,  ne  croyez  pas  que  je  puisse,  en  un  seul  jour. 


LIYBE    I.  267 

VOUS  répéter  un  entretien  qui  eti  a  duré  plusieinrs. 

—  Avez- vous  su  de  lui  quels  sujets  fîtrent  agi- 
tés, ce  qui  y  donna  lieu,  et  quels  furent  les  inter- 
locuteurs? Je  vous  écoute  avec  la  plus  vive  attention. 

—  La  veille  des  Saturnales,  nie  dit  Eusèbe,  le  jour 
commençait  à  baisser  lorsque  V.  Pratextatus  reçut 
les  personnes  qui  avaient  désiré  se  réunir  chez  lui: 
d'abord  parurent  Aurèle  Symmaque  et  Caecina  Albi^ 
nus,  étroitement  unis  par  les  rapports  de  l'âge,  du 
caractère  et' des  goûts.  Ils  étaient' survis  de  Servius, 
récemment  admis  au  nombre  des  grammairiens  en- 
seignants, et  cachant  son  étonnant  savoir  sous  une 
aimable  modestie.  Il  s'avançait  les  yeux  baissés,  et 
paraissait  vouloir  échapper  aux  regards.  D'aussi  loin 
qu'il  les  aperçut,  Praetextatus  vint  au-devant  d'eux  , 
les  salua  affectueusement,  puis  se  retournant  vers 
Furius  Albinus  qu'accompagnait  Avienus,  Me  per- 
mettrez-vous,  lui  dit -il,  de  faire  connaître  aux  ci- 
toyens illustres  qui  arrivent  si  à  propos,  et  qu'on 
pourrait  à  bon  droit  nommer  les  lumières  de  notre 
cité,  de  leur  £aiire  connaître,  dis-je ,  le  sujet  que  nous 
commencions  à  traiter?  Sans  contredit,  répondit  Al- 
binus :  est-il  pour  nous,  comme  pour  eux,  d'entretiens 
plus  agréables  que  ceux  qui  ont  pour  objet  de  sa- 
vantes discussions  ?  Dès  qu'on  fiit  assis ,  j'ignore  en- 
core, dit  Cécina,  ce  dont  il  est  question;  mais  je 
ne  doute  pas  que  ce  ne  soit  un  sujet  intéressant, 
puisqu'il  feisait  la  matière  de  votre  conversation ,  et 
que  vous  désirez  nous  en  faire  part.  Il  est  bon  que 
vous  sachiez,  reprit  Praetèxtatus,  que  demain  étant^le 


a68  SATURITALES. 

premier  jour  des  Saturnales,  nous  agitions  la  ques- 
tion de  savoir  à  quel  instant  précis  commencent  ces 
fêtes,  c*est-à-dire  à  quel  instant  commence  précisé- 
ment le  lendemain  d'un  jour  quelconque.  Nous  avions 
déjà  effleuré  cette  discussion;  mais  votre  immense 
érudition,  trop  connue  pour  que  votre  modestie 
puisse  s'en  défendre,  me  Êiit  désirer  que  vous  nous 
fassiez  connaître  tout  ce  que  vous  savez  à  cet  égard. 

CHAPITRE  III. 

Du  commencement  et  de  la  dwision  du  jour  civil. 

Engagé ,  dit  alors  Cécina ,  à  traiter  un  pareil  sujet 
par  des  savants  nourris  de  la  lecture  des  anciens ,  il 
me  semble  superflu  de  rappeler  des  choses  que  vous 
ne  pouvez  avoir  oubliées.  Cependant ,  pour  que  vous 
n'imaginiez  pas  que  l'honneur  que  vous  me  faites  me 
soit  à  diarge,  je  vais  résumer  en  peu  de  mots  ce  que 
ma  mémoire  peu  fidèle  me  fournira  à  ce  sujet.  Voyant 
^lors  que  chacun  attendait  en  silence  qu'il  commen- 
çât, il  débuta  ainsi  :  M.  Yarron,  dans  son  livre  des 
Choses  humaines,  parlant  de  la  division  des  jours  « 
dit  :  «c  Tous  les  enfants  qui  naissent  dans  l'espace  des 
vingt -quatre  heures  qui  séparent  la  moitié  d'une 
nuit  d'avec  la  moitié  de  la  suivante ,  sont  censés  être 
nés  le  même  jour.  »  Ce  passage  fait  voir  que  Varron 
fixe  la  division  des  jours  de  manière  à  ce  que  Tenfant 


LIVRE  I.  a69 

né  après  le  coucher  du  soleil ,  mais  avant  minuit , 
compte  son  jour  natal  de  celui  qui  a  précédé  la  huit; 
tandis  que  celui  qui  est  né  pendant  les  six  dernières 
heures  de  la  nuit ,  ne  doit  dater  sa  naissance  que  du 
jour  qui  succède  à  cette  nuit.  Il  ajoute  dans  le  même 
livre  que  les  Athéniens  comptaient  autrement  ;  chez 
eux ,  l'intervalle  d'un  soir  à  l'autre  donnait  la  durée 
du  jour.  Le  calcul  babylonien  était  encore  différent  ; 
ce  peuple  appelait  un  jour  l'espace  compris  entre  le 
lever  du  soleil  et  son  retour.  Les  Ombriens  comptaient 
un  jour  d'un  midi  à  l'autre.  Cette  manière  de  compter 
est  absurde,  continue  le  même  écrivain;  car  celui  qui 
en   Ombrie  commence  à  voir  la  lumière  aux  calen- 
des, et  à  la  sixième  heure  du  jour,  serait  né  moitié 
dans  les  calendes  et  moitié  dans  le  jour  qui  les  suit. 
Quant  à  l'usage  des  Romains ,  rapporté  par  Varron , 
de  compter  les  jours  du  milieu  d'une  nuit  à  celui  de 
la  nuit  suivante,  il  est  confirmé  par  beaucoup  de 
preuves.  Ils  avaient  des  sacrifices  de  jour  et  de  nuit; 
les  sacrifices  diurnes  avaient  lieu  depuis  le  point  du 
jour  jusqu'à  minuit;  les  sacrifices  nocturnes  étaient 
ceux  qui  commençaient  à  minuit.  Les  cérémonies  et 
les  rites  de  l'aruspication  confirment  cette  vérité;  car, 
lorsque  les  magistrats  députés  à  cet  office  doivent  le 
remplir  dans  un  seul  jour,  et  qu'il  est  question  de  dé- 
libérer sur  leurs  observations ,  ils  les  commencent  au 
milieu  de  la  nuit,  et  les  continuent  après  le  lever  du 
soleil.  Ils  disent  alors  qu'ils  ont  observé  et  prononcé 
dans  la  même  journée.  Nouvelle  preuve  :  les  tribuns 
du   peuple  qui ,  pour  aucune  raison ,  ne  peuvent 


270  SATURNALES. 

s'abseoter  de  la  ville  un  jour  entier ,  sont  censés  n'a- 
•  voir  point  violé  cette  loi,  lorsque,  sortis  après  mi- 
nuit, ils  rentrent  avant  le  milieu  de  la  nuit  suivante; 
il  sufiBt  absolument  qu'ils  soient  dans  quelque  quar- 
tier de  Rome  avant  la  sixième  heure  de  la  nuit.  J'ai 
lu  quelque  part  que  le  jurisconsulte  Q.  Mucius  avait 
coutume  de  dire  que  les  lois  n'adjugeaient  pas  à  un 
citoyen  la  possession  d'une  femme  qui ,  pour  cause 
de  mariage ,  aurait  demeuré  avec  cet  homme  depuis 
les  calendes  de  janvier,  et  qui  l'aurait  quitté  avant 
le  quatre  des  calendes  du  même  mois  de  l'année  sui- 
vante; car^  disait-il,  elle  ne  peut,  dans  ce  cas,  s'être 
absentée  trois  nuits  de  la  maison  de  cet  homme;  ce 
que  la  loi  des  douze  tables  requiert  pour  valider  son 
usurpation  f  puisque  dans  la  dernière  nuit  qu'on  la 
suppose  absente,  il  y  a  six  heures  qui  appartiennent 
à  l'année  suivante  qui  commence  aux  calendes.  Vir- 
gile a  aussi  traité  ce  sujet ,  non  pas  formellement , 
mais  de  la  manière  qui  convient  à  un  poète ,  sous  des 
termes  cachés  et  allégoriques,  et  faisant  allusion  aux 
mœurs  du  premier  âge. 

Mais  déjà  la  nait  touche  au  milieu  de  son  cours, 
Des  chevaux  du  soleil  j'ai  ressenti  l'haleine. 

Ces  vers  ne  disent-ils  pas  implicitement  que,  chez  les 
Romains,  le  jour  civil  commence  avec  la  septième 
heure  de  nuit  ?  Dans  son  sixième  chant ,  le  même 
poète  nous  indique  aussi  le  moment  où  commence  la 
nuit.  Après  avoir  dit  : 

Pendant  cet  entretien,  le  soleil  achevait 
La  seconde  moitié  de  sa  vaste  carrière , 


LIVRE  I.  ayi 

II  ajoute  bientôt  après  : 

Prince ,  la  Duit  arrive ,  et  vos  regrets  stériles 
Consument  un  temps  cher  en  larmes  inutiles. 

Tant  il  montre  d'exaetitude  dans  la  description  du 
commencement  de  la  nuit  et  du  jour  confonnément 
à  la  division  civile.  Voici  quelle  est  cette  division.  Le 
temps  qui  suit  immédiatement  minuit  se  nomme  le 
déclin  du  milieu  de  la  nuit  Vient  ensuite  le  galiici*' 
rtium  (  chant  du  coq.),  puis  le  conticinium  (silence 
universel).  Ce  temps  où  le  coq  cesse  de  chanter  est 
celui  où  le  sommeil  est  le  plus  cahne;  il  est  suivi  du 
point  du  jour.  C'est  alors  que  la  lumière  commence 
à  percer  les  ténèbres  ;  bientôt  le  jour  paraît  dans 
toute  sa  dârté.  On  appelle  matin  cet  instant  de  la 
journée.  Ce  nom  lui  a  été  donné  parce  qu'alors  le 
soleil  nous  apporte  la  lumière  des  régions  inférieu- 
res,  séjour  des  mânes,  ou,  ce  qui  me  paraît  plus 
vraisemblable,  comme  nn  présage  de  bon  augure« 
Car  à  Lanuvium  le  mot  mane  (  matin  )  est  pris  dans 
le  même  sens  que  le  mot  honum  (  bon  )  ;  et  le  même 
mot,  précédé  de  <m,  est  pris  chez  nous  dans  le  sens 
inverse  ;  nous  disons  immanis  belbia  (  une  bête 
féroce  ) ,  immcaie  facinus  (  un  crime  atroce  ).  Après 
le  matin,  vient  le  midi  ou  lé  milieu  du  jour  auquel 
succède  la  chute  du  jour;  puis  enfin  sa  dernière  par- 
tie, ou  la  disparition  du  soleil  nommée' dans  la  loi 
des  douze  tables  suprema  tempestas  (  derniers  in- 
stants du  jour);  solis  occasus  suprema  tempestas 
esta.  Cette  période  est  suivie  du  soir  appelé  par  les 


ayo  sATijaWALES. 

s'absenter  de  la  ville  un  jour  entier,  sont  censwnî 
voir  point  violé  cette  loi ,  lorsque,  sortis  apiw  m^ 
nuit,  ils  rentreDt  avant  le  milieu  de  Ja  nuit  suivaniK 
il  suffit  absolument  qu'ils  soient  dans  quelque  qm 
ticr  de  Rome  avant  la  sixième  heure  de  h  nuit-  ^'i 
lu  quelque  part  que  le  jurisconsulte  Q.  Muâui  awl  I 
coutume  de  dire  que  les  lois  n'adjugeaient  pas  ai« 
citoyen  la  possession  d'une  femme  qui ,  pour  caiK 
de  mariage ,  aurait  demeuré  avec  cet  homme  depuis 
les  calendes  de  janvier,  et  qui  l'aurait  quitté  anoi 
le  quatre  des  calendes  du  même  mois  de  l'auiiée  soi- 
vaBte;car,  disait-il,  elle  ne  peut,  dans  ce  cas,  s'êw 
absentée  trois  nuits  de  la  maison  de  cet  bomnie;  ce 
que  la  loi  des  douze  tables  requiert  pour  valider  son 
usurpation ,  puisque  dans  la  dernière  nuit  q"'""  '^ 
suppose  absente,  il  y  a  six  beures  qui  apparUennent 
à  l'année  suivante  qui  commence  aux  calendes.  Vir- 
gile a  aussi  traité  ce  sujet,  non  pas   formeilement, 
mais  de  la  manière  qui  convient  à  un  poète,  sous  de* 
termes  cachés  et  allégoriques,  et  faisant  allusion  aux 
mœurs  du  premier  âge. 

Mai»  déjà  la  nuîi  touche  au  milieu  de  son  cours, 
Des  chevaux  du  soleil  j'ai  ressenti  Vhaléae. 
Ces  vers  ne  disent-ils  pas  implicitement  que,  chez  les 
Romains,  le  jour  civil  commence  avec  la  «pnèflie 
heure  de  nuit?   Dans  son  sixième  chant,  le  même 
PO^  nous  indique  aussi  le  moment  oîi  commence  Ja 
nuit.  Après  av^;.  j:.  . 
Pendat 


ils: 
)..L 

lia' 


•■'v 


Il  ajoute  bientôt  après  : 

Prince ,  la  nuit  arrirc,  et 
CoDsament  im 


Tant  il  montre  d*< 

commencement  de  b 

à  la  division  civile-  Y 

temps  qui  suit 

déclin  du  milien  de  h 

miiiTi  (  chant  da  co^   . 

universel).  Ce  tcniis  « 

celui  où  le  sommeil  est 

point  du  jour.  Ccst  alan  me  ^ 

à  percer  les  ténèbres  :  lienn  jt  j»    -^^  ,jr;*-    :.«•. 

toute  sa  clarté.  Oa  aneiLé:  anna  •«r.  agMiB  à*- 

journée.   Ce  nom  lui  »  «fi*  o»^  jan^  *;  »,:^   ^ 

soleil  nous  apporte 

res,  séjour  àesmàmn^  «.  te  n;.   «r 

vraisemblable , 

Car  à  Lanuviom  le 

le  même  sens  que  le 

mot,  précédé  de  mi, 

inverse  ;  nous 

féroce  ) ,  

le  matin,  vient  le  mu&  w  ^  ^tm^  «.. 

succède  b  dmte 

tîe,  ou  b  diipafisjMft  i^ 

des  douze  taUm 

stants  du  j 
esta.  Cette 


a  7^1  SATURTCALES. 

Latins  vesper^  mot  emprunté  au  grec  foircpa  (étoile 
du  soir)  :  c'est  de  là  que  l'Italie  a  reçu  le  nom  dlles- 
périe,  parce  qu'elle  est  située  au  couchant  de  la  Grèce. 
Au  soir  succèdent  trois  autres  mesures  de  la  journée 
nommées  prima  fax,  nox  concubia,  nox  intem- 
pesta  ;  c'est-à-dire  l'heure  où  l'on  allume  les  flam- 
beaux, celle  du  coucher ,  et  l'heure  indue,  ou  qui 
n'est  pas  employée  au  travail.  Telle  est,  chez  les  Ro- 
mains, la  division  du  jour  civil.  D'où  il  suit  que 
lorsque  la  nuit  prochaine  aura  parcouru  la  moitié  de 
isa  course ,  les  Saturnales  commenceront,  puisque  cet 
instant  sera  pour  nous  la  naissance  du  jour  de  de- 
main. 

CHAPITRE  IV. 

Les  expressions  saturnaliorum ,  noctu  futura ,  et 

die  crastini  sont  latines. 

Pendant  que  la  société  félicitait  Albinus  sur  sa  mé- 
moire qui  semblait  être  le  répertoire  de  l'antiquité, 
Prœtextatus  s'étant  aperçu  qu'Avienus  parlait  bas  à 
Furius ,  Pourquoi ,  lui  dit-il ,  serions  -  nous  privés , 
mon  ami,  des  communications  que  vous  faites  au  seul 
Furius?  Caecina,  répondit  Avienus,  est  pour  moi  une 
autorité  ;  et  je  sais  qu'un  aussi  docte  personnage  ne 
peut  errer.  Cependant  mes  oreilles  ont  été  étonnées 
de  la  nouveauté  de  ces  expressions  :  noctu  fiUiira , 


LIVRE    I.  273 

die  crasUni  (nuit  prochaine  et  lendemain  ),  qu'il  em- 
ploie au  lieu  de  dire,  <)'après  les  règles,  noctefuturà, 
die  crasiino  ;  car  noclu  n'est  pas  un  nom ,  mais  un 
adverbe;  ovjutard  étant  un  nom,  ne  peut  s'accorder 
avec  un  adverbe.  Noctu  et  nocte  sont  dans  le  même 
rapport  que  diu  et  die.  J'ajoute  que  die  et  cmstini 
ne  sont  pas  au  même  cas,  et  que  cette  condition  est 
nécessaire  pour  l'union  de  deux  noms:  je  demanderai 
ensuite  s'il  est  mieux  de  dire  Saturnaliorum  que  Sa^ 
tumalium.  Comme  Csecina  souriait  et  ne  répondait 
pas,  Symmaque  demanda  à  Servius  quelle  était  son 
opinion  à  cet  égard.  Je  sais,  dit  ce  dernier,  que  dans 
une  société  dont  les  membres  sont  également  recom- 
mandables  par  l'éclat  de  la  naissance  et  par  celui  des 
talents,  je  devrais  me  contenter  d'apprendre,  et  non 
me  mêler  d'enseigner.  Je  me  rendrai  cependant  à  l'in- 
vitation quî  m'est  &ite,'  et  je  dirai  d'abord  du  mot 
ScUumaliorum y  puis  des  autres  expressions,  que 
cette  manière  de  parler,  loin  d'être  nouvelle,  est  pui- 
sée dans  l'antiquité.  Celui  qui  dit  Satumaiiutn  parle 
d'après  les  règles;  car  dans  tous  les  noms  terminés 
en  bus  au  datif  pluriel ,  le  génitif  pluriel  n'a  jamais 
une  syllabe  de  plus  que  le  datif,  mais  il  peut  en  avoir 
le  même  nombre  comme  monilibus  ^  monilium;  se* 
dilibusy  sedilium:  ou  bien  une  de  moins,  comme 
carminibusy  carminum;  luminibus,  luininum;  par 
con^c{\xerï\.  ^  Saturrudibus  y  Satumaiiutn  qui  est  plus 
régulier  que  Saturnaliorum,  Mais  ceux  qui  emploient 
cette  dernière  manière  de  parler  ont  pour  eux  l'au- 
torité de  plusieurs  grands  écrivains.  Dans  son  troi- 
I.  18 


i  374  SATURNALFS. 

sième  li^re ,  Sallu$te  se  sert  du  mot 
et  Masorius,  dans  le  second  de  ses  Fastes ,  s'eiiprinie 
ainsi  c  f^inaliorum  dies  Joui  sacer  est  y  etc.  (le  jour 
tjue-commeiicent  les  vendanges  est  consacré  à  Jupiter 
et  ûon  pas  à  Vénus,  quoi  c}u'en  disent  quelques  per- 
sonnes). Je  puis  même  emprunter  le  témoignage  des 
grammairiens;  car  Yerrius  Flaccus,  dans  son  opus- 
cule intitulé  Saturne,  dit,  Saturnaliomm  dies  y  etc. 
(  les  Grecs  célèbrent  aussi  les  Saturnales)  ;  et  daas  un 
autre  passage  du  même  ouvrage,  de  constiiuiione 
Saturnaliorum^  etc.  (je  crois  m'étre  dairement  expli- 
qué relativement  à  l'institution  des  Saturnales).  Dans 
le  traité  de  Julius  Modestus  sur  led  fériés,  on  trouve 
ces  mots  ^feriœ  Satufrèaliorum  (  les  fériés  des  Satur- 
nales); puis  ceux-ci,  Agonediorum repertorem^  etc. 
(Autias  regarde  Numa  comme  l'inventeur  des  Ago- 
nales).  Mais,  me  direz- vous  ^  pourrait -on  justîBer 
de  seraUables  expressions?  Très- aisément,  vous  ré- 
pondrai-je;  et  comtne  les  discussions  analogiques 
sont  du  ressort  des  grammairiens ,  je  vais  essayer  de 
découvrir  le  motif  qui  a  pu  déterminer  les  anciens  à 
sortir  de  la  règle  en  disant  Saturnaliomm  au  lieu  de 
Saturnalium.  D'abord,  je  pense  qu'ils  ont  voulu  dif- 
férencier ces  noms  neutres  de  fêtes ,  et  qui  n'ont  pas 
de  singulier,  des  noms  neutres  ayant  les  deux  nom- 
bres. En  effets  Compiialiaf  Bacchanalia^  AgonaUay 
Vinalia ,  etc. ,  sont  privés  de  singulier  ;  et  lorsqu'on 
les  «esq^toie  à  ce  nombre,  ils  n'ont  plus  la  même  si- 
gnification, à  moins  qu'on  n'y  ajoute  le  moi /estum 
(  fifile)  oonne  Bacckanaley  Agonate  (Jestum  )  (  la 


LIVAS   I.  1^5 

fête  del  Bacchaaales ,  des  Agosales  ) ,  en  sorte  qae  ccb 
mots  9  àe  positifs  qu'ils  ataieni,  deriennent  adjectîfe, 
ou  bien  épithètes ,  comme  disent  les  Grecs.  No»  an^ 
cétres  ont  doac  eu  pour  but,  en  faisant  ces  change» 
ments  dans  la  déclinaison  des  génitife pluriels  neutres, 
de  specùfier  le^  noms  des  fêtes  solennelles ,  radiant 
bien  que  plusieurs  noms  qui  sont  terminés  en  bus  an 
datif,  ont  leur  génitif  en  mm,  comme  domibuSjdo^ 
morum;  duoèus,  duorum;  ambobus^  amborum, 
G  est  ainsi  que  viridiay  considéré  comme  adjectif,  a 
son  génitif  en  ium  ;  viridia  prata,  viridium  prato^ 
mm.  Mais  si  nous  voulons  exprimer  la  verdure  d'un 
lieu  quelconque,  viridia  devient  positif,  et  nous  di- 

*  sons  \formosa faciès  viridiorum  (  l'aspect  charmant 
de  la  verdure  ).  Les  anciens  se  sont  tellement  mis  \. 
Taise  à  cet  égard ,  qu'Âsinius  Pollion  emploie  fré- 
quemment le  mot  vectigaliarum ,  parce  que  vecHgtd 
(  impôt  )  est  aussi  usité  que  vectigalia.  Nous  trou* 
v<ms  aussi  4Znciliorum  employé  comme  génitif  plurid 
ê^ancile  (boudier  ).  Voyons  donc  si  cette  terminai^a 
que  nous  venons  de  dire  être  affectée  aux  noms  des 
jours  de  fêtes ,  n'est  pas  plutôt  un  effet  du  goût  des 
anciens  pour  la  variété  des  expressions  ;  ce  qvii  le 
prouverait ,  c'est-  que ,  outre  ces  noms  de  fêtes  dont 
la  désinence  «st  en  orum,  nous  venons  de  trouver  les 
mots  viridieram ,  vectigaliùrum ,  ancilioruNt.  Il  y 
a  plus,  «est  que  l'antiquité  nous  offre  aussi  les  noms 
de  fêtes  dédioés  d'après  la  règle.  Varron  assure  que 

Jèralium  diefn  (jour  consacré  à  la  mémoÎTe  des 
mort^î  )  dérive  A&ferendis  in  sepulcra  epulis  (port^ 

18, 


Zk'jS  SATURNALES. 

à  manger  dans  les  tombeaux  )  ;  il  ne  dit  pas/èrialia- 
rum.  Dans  un  autre  endroit,  il  se  sert  du  raoljlora- 
lium ,  et  non  Afà  florcdiorum ,  parce  qu'il  fi'agit  de  la 
fête  àîite  florale  (  de  Flore  ) ,  et  non  pas  de  ludiflora- 
les  (les  jeux  floraux).  Dans  le  second  livre  de  ses 
Fastes ,  Masurius  nous  apprend  que  UberaUum  dies 
(fête  de  Bacchus),  est  appelée  par  les  pontifes  ago-- 
nium  fnartiale  {jeux  en  l'honneur  de  Mars).  On 
trouve  dans  le  mâme  livre  eam  noctem,  etc.,  qui  est 
lucariwn  (cette  nuit  et  le  jour  suivant,  on  célèbre 
la  fête  du  bois  sacré),  au  lieu  delucariorum.  Plu- 
sieurs auteurs  ont  dit  aussi  liberalium  au  lieu  de  H- 
beraliorum.  Nous  en  conclurons:  que  nos  ancêtres 
eu  ont  ainsi  usé  pour  varier  leurs  expressions;  on 
trouve  chez  eux  exanimos  et  exanimes  (  privés  de 
vie  );  inermos  et  inermes  (  désarmés  )  ;  hilaros  et  A/- 
lares  (gais).  Il  est  donc  démontré  qu'on  peut  dire 
Saiumalium  et  Saiurnaliorum.  Le  premier  de  ces 
mots  a  pour  lui  la  règle  unie  à  l'autorité  ;  le  second 
n'est  appuyé  que  sur  des  autorités,  mais  elles  sont 
nombreuses. 

Passons  maintenant  aux  autres  mots  que  notre  cher 
Avienus  regarde  comme  nouveaux,  et  dont  l'usage  est 
appuyé  sur  le  témoignage  de  l'antiquité;  citons  En* 
nius,  s'il  est  "permis  d'en  appeler  à  lui  dansée  siècle 
si  poli.  Voici  un  passage  dans  lequel  il  fait  entrer 
noctu  concubia  (milieu  de  la  nuit.)  Qua  Galli/ur^ 
tim  noctu  summa  arcis  adortimœnia  concubia^  etc. 
(les  Gaulois  ayant,  à  la  dérobée,  attaqué,  vers  mi- 
nuit ,  les  hauteurs  de  la  citadelle ,  tombent  tout  à  coup 


LIVRE    I.  1^7 

sur  les  sentinelles)  :  remarquons  en  outre  qu'il  dit 
qua  noctu.  Ce  passage  se  trouve  dans  le  septième  H* 
vre  de  ses  Annales  ,  et  dans  le  troisième ,  le  même 
mot  noctu  se  fait  voir  encore  dans  ce  vers ,  ijua  noctu 
/Uo ,  etc.  (  cette  nuit  le  sort  de  TÉtrurie  ne  tiendra 
qu*à  un  fil  ).  On  trouve  également  chez  Claudius  Qua- 
drigarius,^^/2a/£<^  autem  de  noctu  y  etc.  (il  était  nuit 
quand  le  sénat  s'assembla ,  et  il  ne  se  sépara  que  bien 
avant  dans  la  nuit  ).  Disons  une  chose  qui  ne  sera 
pas  déplacée  ici  ;  c'est  que  les  décem virs ,  dans  lés  lois 
des  douze  tables,  ont  employé  le  mot  nox ^  ce  qui 
est  cxxitre  l'usage  du  temps,  au  lieu  du  mot  noctu: 
sei nox fwrtum  factum y  etc.  (si  un  vol  est  fait  de 
nuit,  si  quelqu'un  tue  le  voleur,  qu'il  soit  tué  léga- 
lement). Il  convient  d'observer  encore  que  les  décem- 
virs  ont  dit  im  pour  eum  accusatif  de  is.  Quant  à 
die  crastini  (le  lendemain),  le  docte  Caecina  a  pour  lui 
l'exemple  des  anciens  qui  tantôt  disaient  die  quinti, 
et  tantôt  die  quinte  (le  cinquième  jour)  en  faisant 
un  adverbe  de  ces  deux  mots  réunis  ;  la  preuve  en  est 
que  la  seconde  syllabe  de  die  est  longue  quand  ce  mot 
est  isolé ,  et  qu'ici  elle  est  brève.  Nos  ancêtres  termi- 
naient indifféremment,  soit  par  e,  soit  par  /,  les 
mots  finissant  par  l'une  ou  l'autre  de  ces  lettres^  Ils 
disaient  également  prœfiseine  et  pra^eini  (  soit  dît 
sans  vanité), /?roc/iVe  eï proclivi  (qui  va  en  pente). 
Je  me  rappelle  à  ce  sujet  un  vers  de  Pomponianus 
dans  son  atellane  intitulée  M^via  :  Dies  hic  sextus 
cum  nihil  egij  die  quarte  moriar  famé  (  voici  le 
«ijxième  jour  que  je  ne  fais  rien  ;  dans  quatre  jours  je 


ajS  SATUIUVALES. 

aérai  mort  de  £siini).  On  disait  aussi  die  prisiine  pour 
die  pristino  (  la  veille  )  ;  maintenant ,  nous  disons 
pridie  par  transposition  y  ce  qui  équivaut  à  pristino 
die.  Je  conviens  qu'on  trouve  chez  les  anciens  die 
quarto^  mais  seulement  au  passé,  et  non  pas  au  futur. 
On  voit  dans  les  mimiambes  de  Cn.  Mattius,  homme 
prodigieusement  savant,  que  notre  médius  quaràis 
(  il  y  a  quatre  jours  )  devient  cl^ez  lui  die  quarto. 
JNuper  die  quarto^  etc.  (  il  y  a  quatre  jours,  autant 
qu'il  m'en  souvient,  il  a  cassé  le  seul  vase  destiné  à 
Teau  que  j'avais  à  la  maison  ).  Peut-être  devrait-oQ 
dire  die  quarto  en  parlant  d'un  temps  écoulé,  et  die 
quarii  en  parlant  d'un  temps  à  venir.  Je  ne  termine* 
rai  pas  sans  rapporter,  à  l'appui  de  die  crastirUy 
ce  passage  que  j'ai  lu  dans  le  second  livre  des  Histoi- 
res deCelius  :  «Si  vismihi,  etc.,  die  quintiRomœ^  etc. 
(  si  vous  voulez  me  confier  la  cavalerie ,  et  me  suivre 
avec  le  reste  de  l'armée,  dans  cinq  jours,  je  vous  £ûs 
souper  au  Capitole).  Gelius  que  vous  citez ,  dit  Sym* 
maque  à  Servius ,  a  trouvé  ce  trait  d'histoire  ainsi  que 
l'expression  die  qidnti  dans  le  traité  des  Origines  de 
Gaton  qui  s'exprime  ainsi  :  Igiiur  dictatorent  Car^ 
thaginiensium  j  etc. ,  die  quinti  in  Capiiolio,  etc.  (le 
géna*al  de  la  cavalerie  dit  au  dictateur  des  Cartha- 
ginois :  Envoyez-moi  à  Rome  avec  la  cavalerie ,  et  dans 
cinq  jours  votre  souper  sera  prêt  au  Capitole  ). 

Ce  qui  pourra  servir  à  confirmer  encore,  dit  alors 
Pnstextatus  ,que  telle  était  la  manière  de  parler  jadis, 
clest  l'ancienne  formule  dont  se  sert  lé  préteur  pour 
indiquer  les  fi^ries  compi taies  :  Die  nonipopolo  ro- 


LivEE  I.  a  79 

fnanOy  etc.  (  le  neuvième  jour  le  peuple  romain  celé* 
bi^ra  les  Ckimpitales.  Toute  affaire  doit  être  alor»  sus* 
pendue). 


CHAPITRE  V. 

Des  mots  vieillis  ci  hors  d*usage.  Vexpressiom 
mille  verbqrum  est  correcte  et  latine. 

Âvienus  s'adressant  alors  à  Servius  :  «  Curius,  lui 
dit-il,  et   Fabricius,  ainsi   que    Coruaoanius,   qui 
vivaient  dans  un  siècle  bien  antérieur  au   nôtre,  et 
les  Horaces,  oes  trois  illustres  jumeaux  nés  long** 
temps  avant  eux ,  parlaiei^t  nettement  et  intelligible- 
ment à  leurs  concitoyens.  Ils  n'employaient  le  lan- 
gage ni  des  Arunciens ,  ni  des  Sicaniens ,  ni  des  Pé^ 
lasges  qui  les  premiers,  dit -on,  ont  habité  l'Italie^ 
mais  ils  se  servaient  de  celui  de  leur  siècle;  et  vous, 
nomme  si  vous   conversiez   avec  la  mène   du  vieil 
ÉVandre,  vous  employez  des  expressions  depuis  long- 
temps tombées  en  désuétude.  Qui  plus  est ,  vous  en- 
couragez d'illustres  personnages ,  qui  font  de  la  lec- 
ture leur  délassement  habituel ,  à  charger  leur  mé- 
moire de  tout  ce  fatras.  Cest,  dites -vous,  parce  que 
cette  antiquité  a  pour  vous  des  charmas ,  et  que  vous 
aimez  ses  mœurs  pures ,  graves  et  simples.  Soit  : 
adoptons  ses  mœurs  antiques ,  mais  parlonsMa  langue 
de  notrtt  siècle.  Quant  à  moi,  j'ai  gravé  profondé- 


38o  SATURKALES. 

ment  dans  mon  esprit  le  conseil  que  donne ,  dans  le 
premier  livre  de  ses  Analogies,  C.  César,  ce  génie 
si  brillant  et  si  sage.  «Fuyez,  disait-il,  une  expres- 
sion surannée  et  inusitée  comme  on  fuit  à  Taspect 
d'un  écueih  »  Il  est  mille  de  ces  mots  (mille  verbo- 
rum  est)  qui,  employés  fréquemment  par  nos  ancê- 
tres, ont  été  mis  au  rebut  par  leurs  descendants.  Ten 
pourrais  citer  une  foule,  si  la  nuit  qui  s^approche 
n^était  l'annonce  du  départ.  «Un  instant,  je  vous 
prie ,  dit  Pnrtextatus  avec  cette  dignité  qui  ne  l'a- 
bandonnait jamais,  ne  manquons  pas  au  respect  que 
nous  devons  à  l'antiquité  mère  des  arts,  et  que  vous 
chérissez  d'autant  plus,  Avienus,  que  vous. afiectez 
un  sentiment  contraire;  car,  lorsque  vous  dites,  mille 
verborum  est  (il  est  mille  de  ces  mots),  n'est-ce 
pas  là  une  locution  antique?  Cicéron  a  dit,  il  est 
vrai,  dans  son  oraison  pour  Milon,  ante  fundum, 
Clodiiy  etc. ,  mille  hominum  versahatur^  etc.  (  il 
se  trouvait  alors  à  la  maison  de  campagne  de  Clo- 
dius  au  moins  mille  ouvriers  robustes,  à  cause  des 
folles  construcTtions  qu'il  y  faisait  élever);  il  n'a  pas 
dit  versabantur  qu'on  trouve  dans  les  copies  peu 
soignées;  et  dans  sa  sixième  Philippique,  quis  un- 
quam,  etc.,  qui  mille  nummûm  (qui  donc,  dans 
cette  rue  de  Janus,  voudrait  prêter  à  Antoine  mille 
sesterces)?  Dans  le  dix-septième  livre  des  Choses  hu- 
maines, écrit  par  Varron ,  contemporain  de  Cicéron, 
on  lit  aussi ,  plus  mille  et  centum  annorum  est  (  il 
y  a  plus  de  onze  cents  ans).  Mais  ils  n'ont  pu  par- 
ler ainsi  qu'appuyés  de  l'autorité  des  écrivains  leurs 


LIVRE    I.  a8l 

prédécesseurs,  et  Quadrigarius ,  avant  eux,  avait  dit, 
dans,  le  troisième  livre  de  ses  Annales ,  ibi  occiditur 
mille  hominum  (là  forent  tués  mille  hommes).  On 
trouve,  dans  le  troisième  livre  des  satires  de  Lucilius, 
ad portam  mille ^  etc.  (de  là  à  la- porte  on  compte 
un  mille,  et  de  la  porte  à  Saleme  six  milles).  Dans 
Un  autre  endroit,  c'est  dans  le  quinzième  livre,  il 
décline  mille,  hune  milli pussûm  y  etc.  (si  un  che- 
val campanien  a  trois  mille  pas  d  avance,  aucun  autre 
coursier  ne  le  suivra  à  une  moindre  distance,  et  l'in- 
tervalle sera  gardé). 

Dans  son  neuvième,  on  lit,  tu  miUinummum,  etc. 
(avec  mille  sesterces,  tu  peux  en  gagner  cent  mille). 
Milli  passûm  est  ici  pour  mille  passibus,  et  miUe 
nummûm  pour  mille  nummis.  Il  fait,  comme  on 
voit,  un  nom  positif  de  mille ^  ayant  un  singulier,  un 
ablatif  et  un  pluriel  qui  est  miUia.  Mille  ne  repré* 
sente  pas  ici  les  ckilia  des  Grecs,  mais  leur  chîliade; 
et  comme  on  dit  une  chiliade ,  deux  chiliades ,  etc. , 
de  même  nos  ancêtres  disaient  avec  beaucoup  de  jus- 
tesse, et  par  analogie,  unum  milieu  duo  millia  (un 
mille,  deux  milles,  etc.  ).  Youdriez-vous  donc,  Avie- 
nus,  priver  dur  droit  de  suffrage ,  dans  les  comices  du 
langage ,  de  doctes  écrivains  que  Cicéron  et  Yarron 
se  sont  fait  gloire  d'imiter,  et  en  agir  avec  eux  comme 
en  agit  la  loi  à  l'égard  des  vieillards  âgés  de  soixante 
ans  ? 

Ce  sujet  nous  mènerait  plus  loin,  si  l'heure  ne  nous 
forçait ,  vous  et  moi ,  de  nous  séparer  à  notre  grand 
regret;  mais  désirea-vous  employer  la  journée  de  de- 


aS*  SATURHALES. 

main,  depuis  le  matin  jusqu'à  l'heure  da  souper,  à 
des  entretiens  de  la  nature  de  celui-ci,  au  Heu  de  b 
passer,  suivant  Fusage,  à  jouer  aux  dames  ou  aux 
échecs?  et  même,  pendant  notre  repas  qui  ne  sera 
point  une  orgie ,  nous  nous  occuperons  de  questidbs 
intéressantes,  et  nous  nous  communiquerons  mutuel- 
leroent  le  fruit  de  nos  lectures;  c'est  ainsi  que  le  loinr 
des  fériés  nous  offrira  la  plus  intéressante  des  occu- 
pations. Nous  donnerons  de  cette  manière  à  notre 
esprit,  non  pas  du  relâche,  car,  comme  le  dit  Muso- 
nius,  ce  relâche  est  pour  lui  une  perte  réelle,  et  nous 
l'égaierons  par  des  conversations  agréables  et  dé- 
centes. Si  vous  pafisez  comme  moi,  vous  ferez,  en 
vous  rassemblant  id,  le  plus  grand  plaisir  à  mes 
dieux  pénates.  Quiconque  se  croit  digne  de  cette 
réunion,  dit  alors  Symmaque,  ne  peut  en  récuser  ni 
les  membres,  ni  le  chef  qui  la  préside;  mais,  pour 
qu'elle  soit  parfaite ,  je  suis  d'avis  que  nous  devons 
y  inviter,  ainsi  qu'au  repas,  Flavien,  qui,  supérieur 
même  à  son  père  par  ses  talents  et  ses  grâces  exté- 
rieures, joint  à  ces  avantages  une  élégance  et  une 
pureté  de  mœurs  que  relève  encore  sa  profonde  éru» 
dition.  Nous  engagerons  aussi  Postumianus,  qui  ho- 
nore le  barreau  par  l'emploi  qu'il  fait  de  ses  talents; 
ainsi   qu'Ëustathe,  si  versé  dans  tous  les  genres  de 
philosophie,  et  qui  s'est   rendu   propre    le   mérite 
des  trois  philosophes  que  nos  ancêtres  se  sont  glo- 
rifiés d'avoir  vus  :  je  parle  de  ceux  que  les  Athéniens 
députèrent  au  sénat  romain  pour  demander  la  re- 
mise de  l'amende  de  cinq  cents  talents  à  laquelle  ils 


LIVEB  1.  283 

avaient  été  condamnés  pour  le  pillage  de  la  ville  d'O- 
rope.   Cétaîent  Cariiéade  l'académicien ,  Diogène  le 
stoïcien ,  et  Critolaûs  le  péripatéticien ,  qui ,  chacun 
en  particulier,  déployèrent  leur  éloquence  en  pré- 
sence d'un  peuple  nombreux ,  et  dans  les  quartiers  de 
Rome  les  plus  fréquentés.  Celle  de  Caméade  était, 
dit-on  ,  neryeuse  et  entraînante;  celle  de  Critolaûs 
graci<nise  et  facile  ;  celle  de  Diogène  simple  et  sévère. 
Mais  quand  ils  furent  introduits  au  sénat,  il  fallut  que 
le  sénateur  Cecilius  leur  servit  ^interprète.  Quant  à 
notre  Ëustathe  qui ,  s'étant  approprié  les  principes 
des  diverses  sectes,  s'est  attaché  à  ceux  qui  lui  offrent 
le  plus  de  probabilité,  et  possède  à  lui  seul  les  divers 
genres  de  l'éloquence  grecque,  il  est  tellement  riche 
de  son  propre  fonds,  qu'il  se  sert  à  lui-même  d'inter- 
prèle  avec  une  aisance  qui  ne  permet  pas  de  distin-* 
guer  laquelle  des  deux  langues  a  pour  lui  plus  de 
charmes  et  de  fiidlité.  Chacun  applaudit  au  goût  que 
montra  Symmaque  dans  ce  choix.  Cette  affaire  réglée, 
la  société  prit  congé  de  Prœtextatus  ;  et  chacun  des 
membnes ,  après  les  adieux  respectifs ,  s'en  retourna 
chez  soi. 


!l84  SATURITALES. 


CHAPITRE  VI. 

Origine  et  us€ige  de  la  prétexte.  Comment  de  ce 
mot  Von  fit  un  nom  propre  y  et  de  Vétymologie 
de  plusieurs  autres  noms. 

Le  lendemain  de  bon  matin,  chacun  se  rendit  chez 
Praetextatus ,  ainsi  qu'on  en  était  convenu  la  veille. 
Lorsqu'il  eut  reçu  les  arrivants  dans  sa  bibliothèque, 
«  Voici,  leur  dit-il,  un  beau  jour  pour  moi;  déjà  je 
vous  possède,  et  j'ai  la  certitude  que  nous  aurons 
bientôt  les  nouveaux  membres  de  notre  société.  Pos- 
tumianus  seul  a  cru  devoir  nous  préférer  la  rédaction^ 
de  ses  plaidoyers,  et  j'ai  fait  inviter,  à  son  refus, 
Ëusèbe,  rhéteur  distingué  par  son  savoir  et  ce  charme 
d'élocution  qui  appartient  aux  Grecs.  Je  les  ai  enga- 
gés à  se  livrer  à  nous  au  lever  du  soleil ,  puisque  au- 
jourd'hui toute  fonction  publique  est  interdite;  car 
certainement  personne  n'endossera ,  dans  ce  jour,  soit 
la  toge  ou  la  trabée,  soit  le  paludamentum  ou  la  pré- 
texte {prœtextatus  videtur  nulliis  ).  »  A  ces  mots , 
Avienus  l'interrompant,  selon  sa  coutume,  «Puisque 
votre  nom ,  lui  dit-il ,  qui  ne  m'est  pas  moins  cher, 
qu'il  l'est  à  l'état,  se  trouve,  mon  cher  Praetextatus, 
parmi  ceux  des  divers  costumes  que  vous  venez  de 
citer,  cela  me  donne  l'idée  de  vous  faire  une  ques- 
tion que  je  crois  intéressante;  je  voudrais  vous  de- 


LIVRE    I.  !l85 

mander  pourquoi  de  ces  quatre  sortes  d'habillements, 
le  dernier  est  le  seul  dont  l'antiquité  ait  dérivé  un 
nom  propre ,  et  quelle  est  l'origine  de  ce  nom  ?»  A  vie- 
nus  en  était  là  quand  on  vit  entrer  Flavien  et  Eus- 
tathe,  couple  uni  d'une  étroite  amitié.  Eusèbe  les 
suivait  de  près. 

Leur  arrivée  augmenta  la  satisfaction  de  la  cx>m- 
pagnie,  et  lorsque  les  politesses  d'usage  furent  termi- 
nées, ils  s'informèrent  du  sujet  de  la  conversation. 
«  Vous  venez  fort  à  propos  pour_moi ,  leur  dit  Prae- 
textatus ,  car  j'ai  grand  besoin  d'appui  ;  Avienus  fait 
une  enquête  sur  mon  nom,  et  veut  connaître  son 
origine ,  comme  s'il  était  chargé  d'en  vérifier  l'ex- 
traction. Parce  que  personne  ne  se  nomme  Togatus, 
ou  Trabeatus,  ou  Paludatus,  il  veut  qu'on  lui  expli- 
que pourquoi  Praetextatiis  est  employé  comme  nom 
propre.  Or,  d'après  cette  sentence  d'un  des  sept  s^ges 
de  la  Grèce,  et  qu'on  lit  sur  le  frontispice  du«temple 
de  Delphes,  Connais-toi  toi-même  y  quelle  connais- 
sance pourrait-on  supposer  que  j'aie  de  moi,  si  de- 
vant maintenant  rendre  raison  de  mon  nom ,  j'igno- 
rais quelle  est  sa  source  et  la  circonstance  qui  le  fit 
naître  ? 

Tullus  Hostilius,  fils  d'Hostus  et  troisième  roi  de 
Rome,  ayant  vaincu  les  Étrusques,  fut  le  premier 
qui  introduisit  la  chaise  curule,  les  licteurs,  la  tuni- 
que brodée  et  la  robe  prétexte ,  qui  étaient  les  insi- 
gnes des  magistrats  étrusques.  Ce  dernier  vêtement 
n'était  pas  alors  à  l'usage  des  enfants  ;  il  était ,  ainsi 
que  les  trob  autres  dont  il  a  été  dernièrement  ques- 


a86  sATnRirA.i«£s. 

tîon^  affbctié  aux  dignitaires  de  l'état;  mais  plas  tard, 
Tanfuin  Tancien ,  nommé  aussi  Lucuraon ,  fils  d'im 
«xilé  de  Corinthe  appelé  Démarate^,  et  qui  fut  le  dn- 
quîème  roi  de  Rome  depuis  Romuius ,  ou  le  troisième 
depuis  Hostilius,  triompha  des  Sabins,  et  dans  le 
combat  (jui  lui  mérita  le  triomphe ,  soji  fils  ayant  ter- 
rassé un  ennemi ,  Tarquin  fit  son  éloge  dans  une  ha- 
rangue adressée  aux  soldats,  et  le  décora  de  la  bulle 
d'or  et  de  la  prétexte.  C'était  donner  à  œt  en&nt, 
d'une  «râleur  au-dessus  de  son  âge ,  le  prix  de  Thon- 
neur  et  le  vêtement  de  l^SL^e  mûr;  car  la  prétexte 
était  la  robe  des  magistrats,  let  la  bulle  dW  était  la 
décoration  des  triomphateurs.  Cette  bulle  renfermait 
un  talisman  regardé  comme  un  puissant  préservatif 
contre  Tenvie.  De  là  est  venu  l'usage  de  néserver, 
pour  les  seuls  enfants  des  nobles,  la  buUe  et  la  pré* 
texte,  «comme  une  sorte  d'augure  et  de  garantie  qu'un 
jour  ils  auront  le  courage  de  celui  qui,  le  premier, 
en  Int  décor-é  dans  son  jeune  âge.  D'autres  pensent 
qtle  ce  même  Tarquia  l'ancien,  s'oocupant  à  régler 
rétat  des  citoyens  avec  toute  la  prévoyance  d'un 
prince  habile ,  prit  particulièrement  en  considération 
le  costume  de  la  jeune  noblesse,  et  voulut  que  les 
patriciens  dont  les  pères  avaient  rempli  une  charge 
eurule  portassent  la  bulle  d'or  et  la  tunique  brodée; 
il  accorda  seulement  aux  autres  la  prétexte,  en  limi- 
tant ce  privilège  à  ceux  dont  les  pères  auraient  servi 
dans  la  cavalerie  le  temps  exi^  par  la  loi;  mais  ^elle 
fttt  interdite  aux  afifranehis ,  et  à  plus  fixte  raison 
aux  étrangers  que  les  liens  du  sang  n'umssaÂent  pas 


LIYRl    I.  987 

aux  Romains.  Cependant,  par  la  suite,  les  fils  d'af- 
franchis obtinrent  aussi  le  drpit  de  porter  la  pretente; 
Taugure  M.  Lelius  nous  fait  connaître  le  motif  de 
cette  concession.  Il  rapporte  que,  pendant  la  seooade 
guerre  punique,  les  duumvirs  furent  chargés,  en 
vertu  d'une  décision  du  sénat,  de  consulter  les  litres 
sibyllins  sur  divers  prodiges;  la  consultation  fiiite,  ils 
déclarèrent  qu'il  fallait  se  rendre  en  procession  au 
Capitole,  et  dresser  un  lectisteme  du  produit  d'une 
collecte  à  laquelle  contribueraient  aussi  les  femmes 
d'affranchis  autorisées  à  porter  la  robe  longue.  I^es 
prières  ordonnées  eurait  donc  lieu,  et  les  hymnes 
furent  chantés  par  des  en&nts  de  l'un  et  l'autre  sexe, 
nés  de  parents  libres  ou  affranchis,  mais  ayant  en- 
core leurs  pères  et  leurs  mères.  C'est  depuis  cette 
époque  que  les  fils  d'affranchis ,  nés  en  légitime  ma- 
riage, ont  le  droit  de  porter  la  prétexte  et  la  courroie 
au  lieu  de  la  butte  d'or. 

Verrius  Flaccus  dit  que  Foracle,  consulté  par  les 
Romains  afftigés  d'une  épidémie,  avait  répondu  qu'ils 
.étaient  punis  parce  que  les  dieux  étaient  vus  de  haut 
en  bas;  que  cette  réponse,  qui  semblait  inintelligible, 
inquiétait  tous  les  esprits ,  et  qu'un  joiu*  où  l'on  ce-* 
lébrait  dans  le  cirque  les  }eux  ptébéiens,  il  arriva 
qu'un  enfas2t  ayant  regardé  la  pompe  religieuse  de 
r^ttdroit  le  plus  élevé  de  la  maison  de  son  père,  lui 
avait  rapporté  l'ordre  dans  lequel  étaient  rangés,  au 
fond  dift  coffre  placé  sur  un  char,  les  objets  servant 
au  culte  secnet  ;  que  le  père  ayant  dénoncé  ce  fait  au 
sénat,  il  avait  été  décidé  que  désormais  toutes  'les 


3  88  SATURNALES. 

vues  des  maisons  situées  dans  les  rues  où  passait  le 
cortège  seraient  fermées,  et  que  l'épidémie  ayant  alors 
cessé,  l'enfant  à  qui  Ton  devait  la  solution  de  la  ré* 
ponse  du  dieu  avait  été  autorisé  à  porter  la  pré* 
texte. 

Les  personnes  versées  dans  l'antiquité  rapportent 
que,  pendant  l'enlèvement  des  Sabines,  une  femme 
nommée  Hersilie,  qu'on  n'avait  pu  séparer  de  sa  fille, 
avait  été  enlevée  avec  elle  ;  que  Komulus  l'ayant  don- 
née en  mariage  à  un  vaillant  homme  nommé  Hostus , 
qui ,  du  territoire  des  Latins ,  s'était  enfui  dans  l'asile 
ouvert  par  ce  roi ,  elle  avait  été  la  première  des  Sa- 
bines  qui  eût  rendu  père  son  nouveau  mari,  et  que 
ce  premier-né  sur  un  territoire  ennemi  (primas  pro- 
creatus  in  hoslico  )  avait  reçu  de  sa  mère  le  nom 
d'Hostus  Hostilius ,  et  avait  été  décoré  par  Romulus 
de  la  bulle  d'or  et  de  la  prétexte  ;  car  ce  roi  s'était 
engagé ,  dit-on ,  pour  consoler  les  Sabines ,  à  accorder 
une  éclatante  prérogative  au  fils  de  celle  de  ces 
femmes  qui  la  première  accoucherait  d'un  citoyen 
romain. 

D'autres  croient  que  l'on  accorda  aux  enfants  de 
condition  libre  le  droit  de  porter  sur  la  poitrine  un 
ornement  en  forme  de  cœui*,  afin  qu'en  le  regardant 
ils  s'entretinssent  dans  l'idée  qu'on  n'est  vraiment 
homme  que  par  le  cœur,  et  qu'on  y  ajouta  la  prétexte 
pour  que  la  bande  de  pourpre  les  avertît  de  ne  point 
perdre  cette  pudeur  ornement  de  l'enfant  bien  né. 

Nous  venons  de  faire  connaître  l'origine  de  la  pré- 
texte, ainsi  que  les  causes  présumées  qui  en  ont  fiiit 


LIVRE    I.  289 

la  robe  de  Tenfance;  mainteuant  nous  allons  dire  en 
peu  de  mots  comment  du  nom  de  ce  vêtement  l'on 
fît  un  nom  d'homme. 

Autrefois  à  Rome  les  sénateurs  avaient  coutume 
d^entrer  au  sénat  avec  ceux  de  leurs  enfants  qui 
étaient  revêtus  de  la  robe  de  l'adolescence.  Lorsqu'on 
avait  délibéré  sur  une  matière  importante ,  et  que  la 
décision  en  avait  été  remise  au  jour  suivant,  il  était 
expressément  défendu  d'en  parler  avant  qu'elle  eût 
été  décrétée.  Un  jour  que  le  jeune  Papirius  avait  ac- 
compagné son  père  au  sénat,  sa  mère  le  prend  en 
particulier  :  Mon  fils ,  lui  dit-elle ,  sur  quel  objet  les 
pères  conscrits  ont-ils  délibéré  ?  Je  ne  puis ,  repartit 
le  jeune  homme ,  enfreindre  la  défense  qui  me  lie  la 
langue.  Cette  réponse  enflamme  la  curiosité  de  la 
dame  qui  revient  à  la  charge ,  et  le  silence  que  con- 
tinue de  garder  son  fils  ne  contribue  qu'à  rendre  ses 
instances  plus  vives  et  plus  pressantes.  Alors  Papî* 
rius  semble  céder,  et  se  tire  d'embarras  par  une  ruse 
fort  plaisante  :  Voici  tout  le  secret ,  lui  dit-il  ;  le  sénat 
a  délibéré  lequel  était  le  plus  utile  et  le  plus  con- 
forme aux  intérêts  de  la  république  qu'une  femme 
fut  mariée  à  deux  hommes,  ou  qu'un  homme  épou- 
sât deux  femmes.  A  ces  mots ,  la  mère  interdite  sort 
en  tremblant  de  sa  maison,  et  court  chez  les  dames 
de  sa  connaissance  leur  apprendre  cette  npuvelle.  Le 
lendemain,  une  troupe  de  femmes  éplorées  entrent 
en  tumulte  au  -sénat,  se  jettent  en  pleurant  aux  pieds 
des  sénateurs.  Plutôt  mille  fois,  s'écrient-elles,  être 
unies  à  deux  hommes  que  de  voir  un  homme  se  par- 
I.  19 


390  SATURNALES. 

tager  entre  deux  femmes.  Les  sénateurs  étonnés  ne 
comprenaient  rien  à  ce  vacarme,  et  moins  encore  à 
la  prière  de  ces  femmes  :  c'était  un  prodige  dont  ils 
s'alarmaient  qu'une  requête  aussi  immorale  de  la  part 
d'un  sexe  naturellement  retenu.  IjC  jeune  homme  les 
tira  d'inquiétude,  et  s'avançant  au  milieu  de  la  salle, 
il  raconta  ce  qu'il  avait  eu  à  souffrir  des  instances  de 
sa  mère,  et  la  manière  dont  il  les  avait  éludées*  Le 
sénat  admira  la  présence  d'esprit  du  jeune  citoyen, 
et  touché  de  sa  fidélité  à  garder  un  secret ,  il  or- 
donna que  désormais,  de  tous  les  adolescents,  Papi- 
rius  Seul  pourrait  entrer  au  lieu  de  l'assemblée  des 
pères,  et  le  surnom  de  Prstextatus  fut  la  récompense 
dont  la  république  honora  cette  prudence  singulière, 
dans  un  âge  si  tendre ,  de  savoir  parler  et  se  taire  à 
propos.  Ce  surnom  est  devenu  par  la  suite  le  nom  de 
notre  famille.  Telle  est  aussi  l'origine  du  nom  des 
Scipions,qui  leur  vient  de  ce  qu'un  Cornélius  qui  gui- 
dait les  pas  de  son  père  aveugle,  et  de  même  nom 
que  lui,  fut  surnommé  Scipio  (bâton  j,  et  ce  surnom 
devint  le  nom  de  ses  descendants.  J'ajoute,  Avieous, 
que  le  nom  de  votre  ami  Messala  lui  vient  du  sur- 
nom donné  à  son  ancêtre  Valerius  Maximus,  qui  le 
reçut  lorsqu'il  eut  prit  Messana ,  l'une  des  principales 
villes  de  la  Sicile.  Au  reste ,  il  n'est  pas  étoimant  que 
des  surnoms  soient  devenus  des  noms ,  puisque  sou- 
vent ils  dérivent  des  noms  propres;  c'est  ainsi  que 
d'Emilius  on  a  fait  Emilianus,  et  de  Servilius  Ser- 
vilianus,  etc.  «Messala  et  Scipion,  dit  alors  Ëusèbe, 
ont  dû  ces  surnoms ,  le  premier  à  son  courage ,  et 


LIVRE    I.  2191 

le  second  à  sa  piété  Oliaie.  Mais  d'où  viennent  aux 
Scropha  et  aux  Asina,  familles  distinguées,  ces  noms 
plus  injurieux  qu'honorables?  —  Ni  Thonneur,  ni  l'in- 
jure ,  répondit  Praetextatus ,  n'ont  influé  sur  ces  noms 
dus  au  pur  hasard.  Le  surnom  d'Âsina  donné  aux 
Cornélius  leur  fut  transmis  par  le  chef  de  leur  race 
qui,  ayant  acheté  un  fonds  de  terre  ou  marié  sa  fille, 
conduisit  sur  la  place  publique  une  ânesse  (asina  ) 
chargée  d'argent  pour  représenter  les  garants  qu'exi- 
geait la  loi.  Quant  à  celui  de  Scropha  (  truie  )^  voici 
comment  il  fut  donnée  à  un  Trebellius.  Ce  citoyen 
étant  à  sa  maison  des  champs  avec  sa  femme,  ses 
enfants  et  ses  esclaves ,  ces  derniers  saisirent  et  tue* 
rent  la  truie  d'un  voisin  qui  s'était  écartée  du  logis 
de  son  maître.  Celui-ci ,  pour  s'assurer  que  l'animal 
ne  sera  pas  emmené  au^dehors ,  fait  entourer  de  sur« 
veillants  la  maison  de  Trebellius ,  et  le  somme  de  lui 
rendre  sa  truie.  Trebellius,  prévenu  par  son  fermier^ 
après  avoir  caché  le  corps  sous  la  garniture  du  lit 
qu'occupait  sa  femme ,  permit  au  voisin  de  faire  ses 
recherches;  et  lorsqu'on  fut  arrivé  à  la  chambre  à 
coucher,  Je  juré,  dit- il  en  montrant  le  lit,  que  je 
n'ai ,  dans  ma  maison ,  d'autre  truie  que  celle  qui  est 
étendue  là.  C'est  ce  facétieux  serment  qui  valut  à 
Trebellius  le  surnom  de  Scropha*  » 


19* 


^9^  SATURNALES. 

CHAPITRE  VIL 

De  V origine  et  de  V ancienneté  des  Saturnales; 
puis  y  en  passant  y  de  quelques  autres  sujets. 

On  en  était  là,  lorsque  le  serviteur  chargé  d'ad- 
mettre les  personnes  qui  venaient  saluer  le  maître  de 
la  maison  annonça  la  visite  d'Evangelus  et  celle  de 
Dysarius,  qui  passait  alors  pour  le  premier  médecin 
de  Rome.  La  figure  refrognée  de  plusieurs  des  mem- 
bres de  la  société  annonça  que  cette  visite  d'£van- 
gelus  allait  troubler  les  doux  loisirs  de  cette  paisible 
réunion.  C'était,  en  effet,  un  railleur  amer,  sans  re- 
tenue, toujours  prêt  à  quereller,  et  s'inquiétant  peu 
des  inimitiés  que  lui  attiraient  les  propos  offensants 
qu'il  tenait  indistinctement  sur  ses  amis  et  sur  ses  en- 
nemis; mais  Praetextatus,  d'un  caractère  indulgent  et 
facile,  envoya  au-devant  d'eux  pour  qu'on  les  intro- 
duisit. Us  étaient  accompagnés  dllorus ,  qui  arrivait 
au  moment  où  ils  entraient.  Ce  dernier,  non  moins 
remarquable  par  sa  force  physique  que  par  celle  de 
ses  facultés  intellectuelles ,  après  de  nombreuses  pal- 
mes remportées  au  pugilat,  s'était  tourné  vers  l'étude 
de  la  philosophie,  et^  sectateur  d'Antisthène,  de 
Cratès  et  de  Diogène,  on  le  citait  parmi  les  cyniques, 
a  Serait-ce  le  hasard ,  Prsetextatus ,  dit  Evangelus  en 


LIVRE    I.  293 

apercevant  le  nombre  de  ceux  qui  se  levaient  à  son 
arrivée ,  qui  a  rassemblé  chez  vous  uuè  si  nombreuse 
société  ?  ou  cette  réunion  aurait-elle  pour  but  d'agi- 
ter, loin  des  témoins,  des  questions  d'une  haute  im- 
portance? Si  cela  est,  comme  je  le  crois,  je  préfère 
m'en  aller  que  de  m'immiscer  à  des  secrets  que  je 
ine  garderais  bien  de  vouloir  pénétrer  lors  même  que 
j'en  aurais  l'occasion.  »  Cette  impertinente  apostrophe 
ne  laissa  pas  d'émouvoir  Praetextatus,  malgré  toute  sa 
patience  et  son  calme  philosophique.  «  Si  vous  con- 
naissiez la  loyauté  de  ces  personnages  et  la  mienne , 
lui  répondit -il,  vous  ne  penseriez  pas  qu'il  puisse 
exister  entre  nous  un  secret  tel  qu'il  ne  puisse  être 
communiqué,  soit  à  vous,  soit  au  commun  des  hom- 
mes ;  car  ni  mes  amis ,  ni  moi ,  n'ignorons  ce  précepte 
sacré  de  la  philosophei  :  «  Parlez  aux  dieux  comme  si 
les  hommes  vous  entendaient,  et  aux  hommes  comme 
si  vous  étiez  entendu  des  dieux.  »  La  première  partie 
de  cet  axiome  ordonne  de  ne  jamais  adresser  aux 
dieux  des  vœux  que  nous  rougirions  de  faire  con- 
naître à  nos  semblables.  Voulant  témoigner  notre  res- 
pect pour  les  fériés,  et  cependant  éviter  l'ennui  acca- 
blant qu'elles  amènent,  en  rendant  utiles  nos  loisirs, 
nous  avons  jugé  à  propos  de  nous  réunir,  et  d'em- 
ployer la  journée  entière  à  des  conversations  instruc- 
tives où  chacun  paierait  de  sa  personne;  car,  a  s'il 
est  permis ,  pendant  les  fêtes  solennelles ,  de  rafraî- 
chir ses  prés  et  de  baigner  ses  brebis  dans  une  eau 
salutaire,  »  n'est-ce  pas  se  montrer  religieux  que  d'af- 
fecter spécialement  à  l'étude  des  lettres  les  jours  con- 


294  SATURNALES. 

sacrés  par  la  religion  ?  £t  puisqu'un  dieu  semble  vous 
avoir  adressé  ici,  veuillez,  si  cela  vous  convient ,  passer 
avec  nous  la  journée ,  et  prendre  part  à  nos  entre- 
tiens et  à  notre  banquet;  je  vous  réponds  du  con- 
sentement de  toutes  les  personnes  que  vous  voyez.  — 
Prendre  part,  reprit  Evangelus,  à  des  entretiens  sans 
être  attendu,  je  ne  vois  rien  là  d'inconvenant  ;  mais 
fondre ,  en  quelque  sorte ,  sur  un  repas  préparé  pour 
d'autres ,  voilà  ce  qu'Homère  blâme  de  la  part  même 
d'un  frère  :  et  voyez  s'il  n'y  aurait  pas  de  présomption 
de  votre  part  à  recevoir  trois  Ménélas  au  lieu  d'un 
seul  qu'admit  à  sa  table  un  grand  roi.»  Alors  les  amis 
de  Praetextatus,  s'unissant  à  lui,  prièrent  et  pressè- 
rent d'une  manière  flatteuse  les  nouveaux  arrivés,  et 
particulièrement  Evangelus  ,  de  partager  avec  eux  le 
sort  de  la  journée.  «  Il  n'est  aucun  de  vous,  dit  alors 
celui-ci  flatté  de  cet  empressement  unanime,  qui  ne 
connaisse  ce  livre  faisant  partie  des  satires  Ménippées 
de  Varron,  et  portant  pour  titre.  Vous  ne  savez  ce 
que  le  soir  vous  prépare.  L'auteur  dit  que  le  nombre 
des  personnes  invitées  doit  égaler  celui  des  Grâces , 
et  ne  pas  excéder  celui  des  Muses.  Or,  je  vois  que 
le  vôtre  est  le  même  que  celui  des  savantes  sœurs, 
car  je  ne  compte  pas  le  roi  du  festin.  Pourquoi  vou- 
loir outrepasser  un  nombre  aussi  parfait?  -*-  Eh  bien  ! 
lui  dit  Praatextatus ,  nous  devrons  à  l'avantage  que 
nous  procure  votre  présence  celui  d'unir  le  nombre 
des  Muses  à  celui  des  Grâces,  qui  doivent  être  les 
bien-venues  à  la  fête  du  premier  de  tous  les  dieux.  » 
Lorsqu'on  eut  pris  place,  Horus  s'adressant  à  Avie- 


LIVRK   1.  ugS 

nus  quil  connaissait  plus  particulièrement,  «  Les 
rites,  lui  dit«il ,  que  vous  observez  dans  le  culte  rendu 
à  Saturne ,  que  vous  dites  être  le  premier  des  dieux, 
diffèrent  de  ceux  de  la  religieuse  Egypte,  qui  n^a 
admis  à  son  hommage  secret  ni  Saturne,  ni  Sérapis, 
qu'après  la  mort  d'Alexandre -le -Grand.  Forces,  à 
cette  époque,  de  plier  sous  le  joug  tyrannique  des 
Ptolémées ,  les  Egyptiens  reçurent  ces  dieux ,  et  leur 
rendirent  les  mêmes  honneurs  que  les  habitants  d'A- 
lexandrie ,  qui  avaient  pour  eux  une  vénération  peu 
commune;  mais  leur  obéissance  n'alla  pas  jusqu'à 
amalgamer  les  deux  cultes.  Comme  il  ne  leur  était 
pas  permis  d'ensanglanter  les  autels  de  leurs  divinités, 
qui  ne  voulaient  pour  tout  hommage  que  de  l'encens 
et  des  prières ,  et  que  les  nouveaux  venus  exigeaient 
qu'on  leur  immolât  des  victimes ,  on  éleva  à  ces  der- 
niers, hors  de  l'enceinte  des  villes,  des  temples  dans 
lesquels  on  fit  ruisseler  en  leur  honneur  le  sang  des 
animaux ,  qui  jamais  ne  souilla  le  pavé  des  autels  de 
l'intérieur  êes  cités.  Je  sais  que  les  Romains  ne  sont 
point  partisans  du  culte  de  Sérapis,  et  que,  chez  vous , 
Saturne  est  celui  de  tous  les  dieux  qui  a  de  plus  fer- 
vents adorateurs  :  veuillez,  si  rien  ne  s'y  oppose,  me 
donner  quelque  instruction  à  ce  sujet.  »  Avienus ,  qui 
désirait  que  Prsetextatus  satisfit  à  la  demande  d'Ho- 
rus,  tf  Quoique  toutes  les  personnes  ici  présentes,  lui 
dit-il ,  soient  également  instruites,  cependant  Vettius, 
en  sa  qualité  d'initié  au  culte  secret  des  dieux,  peut 
seul  vous  instruire  de  l'origine  de  celui  qu'on  rend  h 
Saturne ,  et  des  motifs  des  solennités  de  sa  fête.  »  Mal- 


1196  SATURITALES. 

gré  le  désir  qu'avait  Prœtextatus  qu'un  autre  se  char- 
geât de  ce  soin ,  il  se  rendit  aux  instances  qu'on  lui 
fit,  et  chacun  gardant  le  silence,  il  commença  en 
ces  termes  : 

Je  vous  dirai,  sur  l'origine  des  Saturnales,  non 
ce  qui  concerne  la  nature  secrète  de  la  divinité,  mais 
ce  qu'en  rapporte  l'histoire  altérée  par  la  fable,  ou 
ce  que  la  physique  a  jugé  à  propos  d'en  apprendre 
au  vulgaire.  Quant  aux  motifs  secrets  de  ce  culte,  et 
qui  découlent  de  la  source  la  plus  pure  de  la  vérité, 
nous  devons  les  taire  même  en  célébrant  les  mystères, 
et  tout  adepte  est  tenu  d'observer,  à  cet  égard,  le 
plus  profond  silence.  Ce  que  je  vais  dire  est  tout  ce 
je  puis  apprendre  à  notre  ami  Horus. 

Janus  régna  sur  ce  pays  que  maintenant  on  ap- 
pelle l'Italie;  et,  d'après  Hygin  qui  a  suivi  Protar- 
chus  Trallianus ,  par  suite  du  partage  que  fit  Janus 
de  son  autorité  avec  un  nommé  Camèse,  comme  lui 
né  dans  cette  contrée,  ce  territoire  fut  nommé  Ca- 
mesène ,  et  la  ville  prit  le  nom  de  Janicule.  Dans  la 
suite,  le^  pouvoir  resta  au  seul  Janus,  qui  avait,  dit- 
on,  deux  visages,  en  sorte  qu'il  voyait  devant  et  der- 
rière lui  :  c'est  sans  doute  une  allégorie  par  laquelle 
il  faut  entendre  que  la  perspicacité  et  la  prudence  de 
ce  roi  lui  faisaient  envisager  en  même  temps  et  le 
passé  et  l'avenir.  Cet  attribut  est  aussi  celui  d'Ante- 
vorta  et  de  Postvorta  que  les  Romains  honorent 
comme  compagnes  de  la  providence.  Janus  donc  ayant 
accueilli  favorablement  Saturne  qui  venait  d'arriver 
en  Italie  sur  un  vaisseau ,  apprit  de  lui  l'art  de  cul- 


IJVAE    I.  297 

tiver    la  terre,  et  d'en  obtenir,  au  lieu  d'aliments 
grossiers ,  des  produits  savoureux  et  jusqu'alors  in- 
conntis.   £n  reconnaissance  de  ce  bienfait,  le  roi 
l'admit  au  partage  de  la  souveraineté.  Ce  fut  aussi 
Janus  qui,  le  premier,  fît  frapper  de  la  monnaie  de 
cuivre,  et  qui,  dans  cette  occasion,  rendit  hommage 
à  Saturne  ;  car  ayant  fait  graver  d'un  coté  sa  propre 
efBgie,  il  voulut  que  l'autre  côté  portât  l'empreinte 
du  vaisseau  de  Saturne,  afin  que  le  nom  de  ceUii*ci 
parvint  aussi  à  la  postérité;  et  ce  qui  prouve  que 
cette  empreinte  fut  celle  de  la  première  monnaie, 
c'est  le  jeu  de  hasard  dans  lequel  les  enfants  jettent 
en  l'air  une  pièce  de  cuivre  en  s'écriant.  Tête  ou 
navire.  On  convient  aussi  que  l'union  régna  con- 
stamment entre  les  deux  souverains,  qui  bâtirent  en 
commun  deux  villes  voisines;  et  cette  assertion  est 
confirmée  non-seulement  par  le  vers  de  Virgile, 

L'une  est  Janiculum,  et  l'autre  Satumie, 

mais  aussi  parce  que  la  postérité  leur  a  dédié  deux 
mois  qui  se  suivent ,  décembre  à  Saturne ,  et  janvier 
à  Janus.  Saturne  ayant  tout  à  coup  disparu,  Janus 
s'occupa  des  moyens  d'accroître  la  vénération  due  à 
son  nom  ;  il  voulut  d'abord  que  tout  le  territoire  qui 
lui  obéissait  prît  le  nom  de  Satumie  ;  ensuite  il  lui 
éleva  un  autel ,  et  institua  en  son  honneur  des  fêtes 
qu'il  nomma  Saturnales.  Cette  époque  est  antérieure 
de  bien  des  siècles  à  la  fondation  de  Rome;  ce  fut 
au  bienfaiteur  de  l'humanité  que  Janus  décerna  ce 
culte  religieux,  ainsi  que  la  statue  année  d'une  faux. 


298  SATURNALES. 

emblème  de  la  moisson.  On  attribue  à  Saturne  Tin- 
vention  de  la  greffe  et  de  la  taille  des  arbres  fruitiers , 
et  toutes  les  pratiques  d'agriculture  de  ce  genre. 
Quand  les  Cyrénéens  sacrifient  à  ce  dieu,  à  qui  ils 
reconnaissent  devoir  le  miel  et  la  culture  des  fruits, 
ils  se  couronnent  de  feuilles  nouvelles  du  figuier ,  et 
s'envoient  réciproquement  des  gâteaux.  Les  Romains 
l'honorent  aussi  sous  le  nom  de  Stercutus  (  de  stercus, 
fumier),  parce  qu'il  trouva  le  premier  la  méthode 
de  fertiliser  les  terres  avec  le  fumier.  Le  siècle  qui 
le  vit  régner  fut  le  siècle  par  excellence;  non^seule- 
ment  la  terre  était  prodigue  de  ses  richesses,  mais  la 
liberté  n'offrait  pas  encore  de  contraste  avec  Tescla- 
vage;  la  preuve  en  est  que,  pendant  les  fêtes  con- 
sacrées à  Saturne,  tout  est  permis  aux  esdaves. 

L'on, donne  encore  aux  Saturnales  une  autre  ori- 
gine. Hercule,  disent  les  uns,  avait  abandonné  en 
Italie  plusieurs  des  siens  pour  les  punir  de  ce  que 
ses  troupeaux  avaient  été  mal  gardés;  il  les  y  avait 
laissés,  disent  les  autres,  pour  mettre  son  autel  et 
son  temple  à  l'abri  des  incursions  des  brigands;  mais, 
assaillis  par  ces  derniers ,  les  soldats  d'Hercule  se  re- 
tirèrent sur  une  haute  colline  consacrée  à  Saturne, 
d'où  ils  prirent  le  nom  de  Saturniens.  Se  croyant 
redevables  de  leur  salut  au  nom  dû  dieu  et  à  la  véné> 
ration  qu'on  lui  portait,  ils  instituèrent  les  Satur- 
nales, afin  qu'une  fête  en  l'honnenr  de  leiur  protec- 
teur augmentât  la  crainte  respectueuse  qu'il  inspirait 
aux  peuplades  agrestes  d'alentour. 

Je  ne  tairai  pas  non  plus  cette  autre  origine  assi- 


gaée  aux  Saturnak^ ,  et  rapportée  par  Yarron.  Les 
Pélasges,  dit-il ,  chassés  de  leurs  foyers ,  parcoururent 
divers  pays,  et  se  répoirent  enfin  presque  tous  à 
Dpdone:  là,  ils  consultèrent  1  oracle  sur  la  contrée 
que  le  sort  leur  destinait  ;  voici  ce  qui  leur  fut  ré<- 
poadu : 

a  Allez  chercher  la  terre  des  Siciliens^  consacrée 
à  Saturne  et  à  Cotyla  des  Aborigènes  où  flotte  une 
île;  quand  vous  en  aurez  pris  possession,  offrez  la 
dîme  à  Phébus,  des  têtes  à  Adès,  et  des  hommes  à 
son  père.  » 

Satisfaits  de  cette  réponse ,  ils  se  mirent  de  nou- 
veau en  route;  et,  après  avoir  erré  long^temps,  ils 
prirent  terre  dans  le  Latium,  et  découvrirent  une 
île  sortie  du  sein  du  lac  Cutylien  :  c'était  un  gazon 
très-étendu ,  produit  d'un  limon  coagulé ,  ou  d'un 
marécage  devenu  compacte  ;  des  arbres  et  des  brous- 
sailles disséminés  sur  sa  surface  faisaient  de  ce  ter- 
rain une  espèce  de  forêt  que  les  vagues  agitaient  en 
tous  sens.  Ce  prodige  rend  vraisemblable  celui  de  File 
de  Délos,  qui,  couverte  de  montagnes  élevées  et  de 
vastes  pbines ,  n'en  était  pas  moins  le  jouet  des 
ondes  de  la  mer.  A  la  vue  de  ce  phénomène ,  les  Pé- 
lasges  reconnurent  la  contrée  qui  leur  était  annoncée; 
ils  en  chassèrent  les  Siciliens  qui  l'occupaient,  s^ 
installèrent ,  puis,  conformément  aux  ordres  de  l'oracle, 
ils  consacrèrent  la  dixième  partie  du  butin  à  Apollon, 
érigèrent  un  petit  temple  à  Pluton  et  un  aulel  à  Sa- 
turne, dont  ils  célébrèrent  la  fête  sous  le  nom  de  Sa- 
turnales. Long-temps  ils  crurent  se  rendre  favorables 


3oO  SATUENALES. 

Pluton  et  Saturne,  en  offrant  au  premier  des  tètes 
d'hommes,  et  au  second  des  victimes  humaines, 
d'après  ces  mots  de  Toracle:  «  Offrez  des  têtes  à 
Adès,  et  des  hommes  à  son  père.  »  Mais,  lorsque  Her- 
cule, après  s'être  emparé  des  bœufs  de  Gérion,  re- 
vint en  Italie,  il  persuada ,  dit-on,  à  leurs  descendants 
de  remplacer  ces  sinistres  offrandes  par  des  sacri- 
fices d'un  plus  heureux  augure  :  Ofirez  à  Pluton,  leur 
dit-il,^ au  lieu  de  têtes  humaines,  de  petites  figures 
d'hommes,  et  honorez  les  autels  de  Saturne,  non  par 
des  sacrifices  humains,  mais  en  les  parant  avec  des 
torches  allumées.  En  effet,  fâra  signifie  également 
homme  ou  flambeau.  C'est  de  là  qu'est  venu  l'usage 
de  s'envoyer  réciproquement,  pendant  les  Satur- 
nales, des  flambeaux  de  cire.  Si  l'on  en  croit  d'autres 
personnes,  cet  usage  a  lieu  en  mémoire  de  ce  que  les 
hommes,  plongés  auparavant  dans  les  ténèbres  de 
l'ignorance,  acquirent,  depuis  le  règne  de  Saturne, 
des  lumières  et  de  l'instruction.  J'ai  lu  aussi  quelque 
part  que  plusieurs  patrons  avides,  profitant  de  l'oc- 
casion des  Saturnales  pour  extorquer  des  présents 
considérables  de  leurs  clients,  ce  qui  engageait  ceux-ci 
à  de  trop  fortes  dépenses,  le  tribun  du  peuple  Pu- 
blicius  décida  qu'on  n'enverrait  aux  gens  plus  riches 
que  soi  que  des  flambeaux  de  cire.  Albinus  Caecina 
prenant  alors  la  parole  :  Ces  sacrifices  humains  .de 
l'abolition  desquels  vous  venez  de  nous  parler,  mon 
cher  Praetextatus ,  je  les  retrouve  dans  les  Compitales, 
fêtes  pendant  lesquelles  ou  célébrait  dans  les  carre- 
fours des  jeux  rétablis  par  Tarquin-le-Superbe,  en 


LIVRE   I.  3of 

rhonneur  des  Lares  et  de  la  déesse  Mania,  d'après 
une  réponse  d'Apollon,  qui  ordonnait  que  le  salut  des 
têtes  les  plus  chères  fût  racheté  par  le  sacrifice  d'autres 
têtes.  Chaque  famille,  pour  sa  propre  conservation, 
immola  donc,  pendant  -quelque  temps,  des  enfants 
à  Mania, -mère  des  Lares;  mais,  après  l'expulsion  de 
Tarquin,  le  consul  Junius  Brutus  ordonna  que  ces 
sacrifices  n'auraient  plus  lieu  de  cette  manière;  et, 
pour  qu'on  ne  se  souillât  plus  du  crime  d'un  aussi 
abominable  sacrifice ,  sans  cependant  désobéir  à  Apol- 
lon qui  voulait  des  têtes ,  il  décida  qu'on  offrirait  au 
dieu  des  têtes  d'ail  et  de  pavot ^  et  que,  lorsqu'une 
maison  serait  menacée  de  quelque  danger,  on  le  con- 
jurerait en  exposant,  au-dessus  de  la  porte,  le  simu- 
laci*e  de  Mania.  Quant  aux  jeux,  ils  furent  appelés 
Compitales,  des  carrefours  (^compila)  où  on  les  célé- 
brait. Mais  continuez ,  je  vous  prie.  Votre  observa- 
tion sur  les  sacrifices,  reprit  alors  Praetextatus,  est 
extrêmement  convenable;  mais,  d'après  les  causes  que 
nous  venons  d'assigner,  comme  ayant  donné  naissance 
aux  Saturnales,  il  paraît  que  ces  fêtes  sont  plus  an- 
ciennes que  Rome.  Le  passage  suivant,  tiré  des  An- 
nales de  L.  Accius,  fait  foi  qu'elles  nous  sont  venues 
de  la  Grèce  : 

a  C'est  un  usage  général  en  Grèce,  et  particuliè- 
rement à  Athènes,  de  célébrer,  en  l'honneur  de  Sa- 
turne, des  fêtes  nommées  Cronies.  Soit  aux  champs, 
soit  à  la  ville,  ce  jour-là  se  passe  en  joyeux  festins; 
chaque  maître,  ainsi  que  nous  le  faisons  ici,  soigne 
avec  bonté  ses  esclaves;  et  c'est  d'Athènes*  qu'est  venue 


3oi  SATURNALES. 

la  coutume  de  ces  banquets  où  les  domestiques  sont 
assis  à  la  même  table  que  leurs  maîtres.  » 


CHAPITRE  VIIL 

Du  temple  de  Saturne;  dès  attributs  qui  distinguent 
ce  temple,  ainsi  que  le  simulacre  du  dieu.  Quel 

.  sens  il  faut  donner  aux  fictions  poétiques  rela- 
tives à  cette  divinité. 

Nous  allons  maintenant  dire  quelques  mots  du 
temple  de  Saturne.  Tullus  Hostilius,  après  avoir,  sui- 
vant la  chronique,  triomphé  deux  fois  des  Âlbains, 
et  trois  fois  des  Sabins,  dédia  un  temple  à  ce  dieu, 
en  exécution  d'un  vœu  qu  il  avait  fait;  ce  fut  l'époque 
de  l'institution  des  Saturnales.  Cependant  Varron, 
dans  son  sixième  livre  qui  traite  des  édifices  sacrés, 
dit  que  ce  fut  le  roi  L.  Tarquin  qui  passa  un  marché 
pour  la  construction  du  temple  de  Saturne  qu'on  voit 
sur  le  Forum,  et  que  le  dictateur  Titus  Largius  en 
iît  la  dédicace  pendant  les  Saturnales.  Je  sais  aussi 
que,  selon  Gellius,  le  sénat  avait  décrété  un  temple 
à  cette  même  divinité,  et  que  le  tribun  militaire 
L.  Furius  avait  été  chargé  de  l'exécution  de  ce  décret. 
Le  dieu  a  aussi  un  autel  en  face  du  palais  du  sénat; 
on  y  sacrifie  la  tête  découverte  selon  le  rit  grec.  Ce 
fut  ainsi ,  dit-on ,  que  sacrifièrent  d'abord  les  Pélasges , 
qui  furent  ensuite  imités  par  Hercule;  c'est  dans  le 


LIVRE    I.  3o3 

temple  de  Saturne  que  les  Romains  ont  voulu  placer 
Je  trésor,  parce  que,  pendant  son  séjour  m  Italie,  il 
ne  se  fit  aucun  vol  dans  la  contrée  qu'il  gouvernait, 
ou  bien,  parce  que,  sous  son  règne,  tous  les  biens 
étaient  en  commun: 

De  son  temps  point  d'enclos,  de  bornes,  de  partage; 
La  terre  était  de  tous  le  commun  héritage. 

C'était  en  effet  sous  les  auspices  de  celui  qui  u'avait 
pas  connu  de  propriétés  particulières,  que  devait  être 
placée  la  masse  des  deniers  publics.  Je  ne  passerai 
pas  sous  silence  les  Tritons  embouchant  la  trompette, 
et  placés  sur  le  faite  de  son  temple;  c'est  l'allégorie 
de  l'histoire  qui  fut  muette,  obscure  et  inconnue  jus- 
qu'à lui,  ainsi  que  l'indiquent  les  queues  de  ces  dieux 
marins,  cachées  en  terre,  et  qui,  depuis  son  règne 
jusqu'à  nos  jours,  n'a  cessé  de  faire  entendre  sa  voix 
sonore.  Quant  aux  entraves  que  l'on  donne  à  ce  dieu , 
Yerrius  Flaccus  dit  en  ignorer  la  cause,  mais  Apol* 
lodore  me  met  au  fiait.  Des  cordons  de  laine,  dit  ce 
mythologue,  enchaînent  Saturne  pendant  toute  Tan- 
née; on  ne  l'en  débarrasse  que  pendant  un  jour  en 
décembre ,  c'est  celui  de  sa  fête  que  nous  célébrons 
aujourd'hui;  et  de  là,  le  dicton  populaire  que  les 
dieux  ont  des  pieds  de  laine.  Ces  chaînes  sont  l'em* 
blême  de  celles  qui  retiennent  dans  le  sein  de  sa  mère 
le  fœtus  toujours  croissant,  jusqu'au  dixième  mois 
qu'il  fait  son  entrée  dans  la  vie,  en  brisant  les  liens 
délicats  qvi  le  retenaient  captif.  Saturne  n'est  autre 
que  le  temps  ;  si  la  fable  s'est  plu  à  étendre  un  voile 


3o4  SA^TURITALES. 

sur  les  faits  cpii  le  concernent ,  la  physique  s'est 
cupéedu  soin  de  le  soulever.  Ce  dieu,  suivant  les  poètes, 
priva  son  père  des  organes  de  la  génération  ;  et  de 
l'écume  que  produisit  leur  chute  dans  la  mer,  naquit 
Vénus  qui  en  prit  le  nom  d'Aphrodite. 

Ils  nous  donnent  à  entendre  par  cette  fiction  que , 
pendant  le  mélange  des  éléments ,  le  temps  n'existait 
pas  ;  et ,  en  effet ,  le  temps  est  une  mesure  déterminée , 
et  prise  sur  les  révolutions  du  ciel.  De  celui-ci ,  fils 
de  Chaos  et  père  du  Temps  ou  de  Chronos ,  décou- 
lèrent tous  les  germes  renfermant  en  eux  les  premiers 
principes  de  l'universalité  des  êtres.  Au  moment  précis 
où  l'univers  eut  acquis  toutes  les  perfections  dont  ses 
divers  membres  et  ses  parties  étaient  susceptibles,  le 
ciel  cessa  de  faire  jaillir  de  son  sein  les  causes  gé- 
nératrices des  éléments  qui  furent  doués  eux-mêmes 
de  toutes  les  propriétés  fécondantes.  Quant  aux 
moyens  de  perpétuer  la  race  des  animaux,  l'acte  vé- 
nérien, ou  l'accouplement  des  sexes  y  pourvut  au  lieu 
de  la  rosée  céleste.  C'est  par  allusion  à  cette  fable 
de  l'amputation  des  parties  génitales  de  son  père, 
que  Saturne  fut  ainsi  nommé  par  les  Romains ,  qui 
dérivèrent  ce  nom  de  aaOn,  mot  grec  qui  signifie 
membre  viril  ;  et  c'est  de  ce  même  mot  que  dérive 
le  nom  des  satyres  si  connus  par  leur  pétulante  lu- 
bricité. La  faux  dont  le  dieu  est  armé  signifie ,  disent 
certaines  personnes,  que  le  Temps  coupe,  tranche  et 
moissonne  tout.  On  dit  qu'il  est  dans  l'usage  de  dé- 
vorer et  de  rendre  ensuite  ses  enÊints ,  parce  que  le 
temps  produit ,  anéantit  et  reproduit  successivement 


LIVRE    I.  3o5 

tous  les  êtres  :  Ton  ajoute  qu'il  fut  détrôné  par  son 
fils;  c'est  parce  qu'aux  siècles  anciens  succèdent 
de  nouveaux  siècles.  On  le  représente  enchaîné,  parce 
que  les  temps  sont  assujettis  aux  lois  immuables  de 
la  nature,  ou  peut-être  à  cause  des  nœuds  ou  liens 
dont  sont  espacées  les  tiges  des  végétaux.  La  fable 
dit  encore  que  sa  faux  tomba  dans  la  Sicile;  c'est 
par  allusion  à  la  fertilité  de  cette  île. 


CHAPITRE  IX. 

Du  dieu  Janas ,  de  ses  noms  divers  et  de  sa 

puissance.  ^ 

Nous  avons  dit  que  Janus  et  Saturne  régnèrent 
conjointement;  nous  avons  ensuite  rapporté  ce  qu'ont 
dit  de  Saturne  et  la  fable  et  la  physique;  maintenant 
nous  allons  exposer  ce  que  toutes  deux  ont  dit  de 
Janus.  Sous  son  règne,  si  l'on  en  croit  les  poètes, 
chaque  habitation  était  l'asile  de  la  piété  et  de  l'é- 
quité ;  en  conséquence ,  on  lui  rendit  les  honneurs 
divins,  et  la  reconnaissance  publique  lui  consacra 
les  portes  des  maisons. 

Il  fut  le  premier,  dit  Zenon  l'historien,  au  com- 
mencement de  ses  Annales  italiques,  qui  éleva  des 
temples  aux  dieux,  et  prescrivit  là  forme  des  céré- 
monies religieuses,  ce  qui  lui  mérita  l'honneur  d'être 
invoqué  le  premier  dans  toutes  les  fêtes.  On  le  re- 
1.  ao 


3o6  SATURNALES. 

présente  avec  deux  visages,  parce  que  le  passé  lui 
était  connu,  et  qu'il  prévoyait  l'avenir.  Mais  les  phy* 
sicîens  établissent  sa  divinité  sur  des  fondements  plus 
solides;  car  il  y  en  a  qui  disent  qu'il  est  le  même 
qu'Apollon  et  Diane,  et  qu'il  comprend  en  lui  seul 
l'une  et  l'autre  de  ces  divinités.  £n  efiet^  ooinme  le 
rapporte  Ntgidius,  les  Grecs  honorent  Apollon  sous 
le  nom  de  Thyrœus  (  hors  de  la  porte  ),  parœ  qu'ils 
placent  se^  autels  devant  les  portes ,  pour  indiquer 
que  l'entrée  et  la  sortie  des  maisons  sont  sons  sa  pro- 
tection;  ils  le  vénèrent  aussi  sous  celui  SjégyieuSy 
de  agyia  (  rue  ) ,  comme  dieu  tutélaire  des  rues 
renfermées  dans  l'enceinte  des  villes.  Ils  reconnais- 
sent aussi  Diane,  sous  le  nom  de  Trivia  (route 
fourchue),  comme  protectrice  des  chemins;  mais 
chez  nous,  c'est  Janus  qui  préside  aux  portes,  ainsi 
que  le  prouve  son  nom,  synonyme  de  Thyraeus. 
Ija  baguette  et  la  clef  font  partie  de  ses  attributs , 
comme  gaixlien  de  l'entrée  des  maisons ,  et  guide  des 
chemins.  Nigidius  décide  qu'il  y  a  identité  entre  Janus 
et  Apollon,  entre  Jana  et  Diana;  le  seule  différence 
des  deux  derniers  noms  consiste  dans  la  lettre  é/qoe, 
pour  l'euphonie,  on  met  souvent  devant  la  lettre  i, 
comme  dans  reditur^  redhibetUTy  redintegratury  etc 
D'autres  physiciens  prétendent  que  Janus  est  le 
même  que  le  soleil.  On  lui  donne  double  visage, 
disent'ils,  parce  qu'il  préside  aux  deux  portes  du 
ciel  :  à  sou  lever  le  jour  commence,  il  finit  à  son 
coucher.  Si  on  l'invoque  le  premier,  quand  on  sacrifie 
à  quelque  divinité,  c'est  parce  que  nos  vœux  ne  peu- 


UVR£  I.  3o7 

vent  étne  transmis  que  par  lui  à  l'objet  de  notre  culte. 
On  le  représente  fréquemment  tenant  de  la  main 
droUe  le  nombre  36o,  et  de  ia  gauche  le  nombre  65, 
pour  figurer  la  mesure  de  l'année  réglée  sur  le  cours 
du  soteiL  11  en  est  d'autres  encore  qui  veulent  que 
Janus  soit  le  monde  ou  le  ciel  ;  ils  dérivent  son  nom 
de  eundus  (devant  toujours  aller )^  parce  que  le 
inonde  va  sans  cesse  en  faisant  un  cerde  et  revenant 
sur  lui-même.  Cicéron,  comme  l'observe  Gornifictus, 
au  troisième  livre  de  ses  Étymoiogies ,  ne  dît  pas  Ja* 
nus,  mais  Eanus,  dérivé  de  eundus.  Aussi  les  Pliéni»- 
ciens  représent»it-ils  ce  dieu  sous  la  forme  d'un 
dragon  roulé  en  cercle  et  rongeant  sa  queue;  ce  qui 
signifie  que  le  monde  s'alimente  de  sa  propre  sub- 
stance ,  et  se  replie  sur  lui-même.  Nous  lui  donnons 
aussi  quatre  visages,  comme  on  le  voit  par  son  simu- 
lacre veifu  de  Paierie.  Dans  sa  Théogonie,  Gavius 
Bassus  dit  qu'on  lui  en  donne  deux  comme  au  portier 
du  ciel  et  de  l'enfer,  et  qu'on  lui  en  donne  quatre 
parce  qu'il  embrasse  de  ses  regards  les  quatre  points 
du  monde.  Les  vers  saliens  les  plus  anciens  lui  don- 
nent le  titre  de  dieu  des  dieux  ;  et  Marcus  Messala , 
collègue  du  consul  C.  Domitius,  et  qui  fut  augure 
pendant  cinquante-cinq  ans,  débute  ainsi  en  parlant 
de  ce  dieu  :  «  Tout  est  créé^  tout  est  gouverné  par 
lui;  la  terre  et  l'eau,  corps  pesants  de  leur  nature, 
et  tendant  toujours  à  descendre;  l'air  et  lé  feu,  corps 
légers,  tendant  toujours  à  monter,  ont  été  forcés  de 
s'unir  sous  sa  main  puissante;  et  la  pression  du  ciel 
dont  il  les  environna  a  contenu  ces  éléments  si  oppo- 

20. 


3oft  SA.TUA1IALES. 

ses.  »  Nous  invoquons  aussi  Janus  sous  le  nom  de 
Geminus,  sous  celui  de  Père,  de  Junonius,  de  G>n- 
sivius,  de  Quirinus,  de  Patulcius  et  de  Clusivius. 
Nous  avons  dit  d'oii  lui  vieot  le  premier  de  ces  sur* 
noms;  on  lui  donne  le  second,  celui  de  Père,  parce 
qu'il  est  considéré  comme  le  dieu  par  excellence ;^celui 
de  Junonius,  parce  qu'il  fait  l'ouverture  non-seule- 
ment du  mois  de  janvier,  mais  des  douze  mois  de 
Tannée  dont  les  calendes  sont  dédiées  à  Junon.  Aussi 
lisoDS*nous  au  livre  cinquième  de  Varron,  qui  traite 
des  choses  divines,  qu'on  met  à  ses  pieds  douze  au- 
tels, parce  qu'il  ouvre  la  carrière  des  douze  mois.  On 
l'appelle  Consivius,  de  conserere  (semer),  comme 
père  du  genre  humain.  Son  surnom  de  Quirinus 
(puissant  à  la  guerre)  lui  vient  du  mot  curis^  es- 
pèce de  pique  chez  les  Sabins;  ceux  de  Patulcius  et 
de  Clusivius,  qui  dérivent  de  patere  (être  ouvert) 
et  de  cludi  (être  fermé),  lui  ont  été  donnés  parce  que 
son  temple  est  ouvert  pendant  la  guerre,  et  fermé 
pendant  la  paix.  Voici,  dit-on,  l'origine  de  celle 
coutume.  Dans  la  guerre  que  les  Sabins  firent  aux 
Romains  pour  venger  Tenlèvement  de  leurs  filles, 
les  Romains  se  hâtèrent  de  fermer  la  porte  qui  était 
au  pied  de  la  colline  Viminale  (et  qui  depuis  fiit  ap- 
pelée Januale),  parce  que  les  ennemis  faisaient  les 
derniers  efforts  pour  s'en  emparer;  mais  à  peine  fut- 
elle  fermée  qu'elle  se  rouvrit  d'elle-même,  et  la  même 
chose  arriva  jusqu'à  trois  fois.  Alors  des  soldats  se 
tinrent  en  armes  pour  la  garder,  puisqu'ils  ne  pou- 
vaient la  fermer;  et,  comme  dans  le  même  temps  on 


LIVRE    I.  309 

livrait  de  l'autre  coté  un  combat  très-sanglant,  le 
bruit  courut  que  les  Romains  avaient  été  vaincus  par 
Tatius.  A  cette  nouvelle,  les  gardiens  de  la  porte 
s'enfuirent,  et  lorsque  les  Sabins  &e  hâtèrent  d'en 
gagner  l'entrée,  il  sortit  du  temple  de  Janus  des 
torrents  d'eau  bouillante  qui  étouffèrent  une  partie 
des  ennemis  par  leur  chaleur,  et  noyèrent  l'autre. 
Depuis  ce  temps -là,  on  ordonna  qu'en  temps  de 
guerre,  on  ouvrirait  cette  porte,  comme  pour  donner 
entrée  à  ce  dieu  qui  venait  au  secours  des  Romains. 
Voilà  ce  que  nous  avions  à  dire  de  Janus. 


k«/«<«l««*'^^«^« 


CHAPITRE  X. 

Date  de  la  célébration  des  Saturnales,  Cette /été 
ne  dura  d'abord  qu'un  jour;  plus  tard  on  la 
célébra  pendant  plusieurs  jours. 

Mais  revenons  aux  Saturnales  :  pendant  ces  fêtes , 
les  lois  divines  défendent  de  prendre  les  armes ,  et  la 
punition  d'un  coupable,  à  cette  époque,  exige  un 
sacrifice  expiatoire.  L'antiquité  ne  leur  avait  consacré 
qu'un  seul  jour,  qui  était  le  quatorze  des  calendes 
de  janvier;  mais  César  ayant  ajouté  deux  jours  à  ce 
mois,  elles  eurent  lieu  le  16.  Il  arriva. de  là  que 
beaucoup  de  personnes  ignorant  la  date  pi-écise  de 
leur  célébration,  les  unes  fêtaient  selon  l'ancien  style, 
et  les  autres  suivant   le  nouveau ,  ce  qui  augmenta 


^ 


3lO  SATURNALES. 

le  nombre  des  jours  chômés.  Cependant  ^  d'après 
l'opinion  de  nos  ancêtres ,  la  durée  des  Saturnales  fut 
fixée  à  sept  jours;  si  l'on  peut  appeler  opinion  ce 
qui  est  appuyé  des  autorités  les  plus  respectables. 
Voici  comment  s'exprime  Novius  dont  les  atellanes 
sont  si  estimées  : 

Les  sept  jours  que  l*on  fête  en  llionueur  de  Saturne 
Arrivent  donc  enfin. 

Et  votlà  ce  que-  dit  Memmius  à  qui  l'on  doit  la  re- 
naissance de  ces  pièces  qui  semblaient  perdues  pour 
l'art  depuis  la  mort  de  Novius  et  de  Pomponius  : 
aNous  devons  à  nos  ancêtres  d'excellentes  institutions; 
mais  ce  qu'ils  ont  fait  de  mieux  ,  c'est  d'avoir  placé 
les  sept  jours  des  Saturnales  aux  moments  des  plus 
grands  froids.  »  Cependant,  selon  Mallius,  ceux  qui 
s'étaient  mis,  comme  il  a  été  dit  plus  haut,  sous  la 
protection  du  nom  et  du  culte  de  Saturne,  établirent, 
dans  cette  circonstance,  trois  jours  de  fêtes  qu'îk 
nommèrent  Saturnales,  et  Auguste,  en  se  conformant 
à  cette  tradition  dans  ses  lois  judiciaires,  assigna  à 
ces  fériés  le  même  nombre  de  jours.  Masurius  pense, 
ainsi  que  plusieurs  autres,  que  le  quatorze  des  calen* 
des  de  janvier  était  le  seul  jour  fêté ,  et  ce  sentim^it 
est  appuyé  par  Fenestella  qui  dit  que  la  vestale  Emilie 
fut  condamnée  le  quinze  de  ces  mêmes  calendes,  ce 
qui  n'aurait  pas  eu  lieu,  s'il  y  eût  eu  plus  d'un  jour 
de  fête.  Il  ajoute  :  «  Le  lendemain  de  cette  condamna- 
tion, on  célèbre  les  Saturnales,  et  le  surlendemain, 
ou  le  treize  des  calendes,  la  vestale  Licinie  fut  mise 


LIVRE    I.  3lf 

en  état  d'aoei»ation.  »  Ce  qui  prouve  que  ie  trerze 
des  caleodes  n'est  pas  un  jour  de  férié.  Mais  le  douze, 
on  célèbre  k  fête  d'Angeronia ,  et  les  pontifes  lui  sa- 
crifient  dans  la  chapelle  de  Yolupia.  On  la  nomme 
Angeronia^  dit  Valerius  Flaecus,  parce  qu'elle  délivre 
ceux  qui  se  la  rendent  propice  des  inquiétudes  et 
des  chagrins  poignants»  Masurius  dit  de  plus  que  le 
simolacre  de  cette  déesse,  qu'on  représente  ayant  U^ 
bouche  couverte  d'un  bandeau  et  scellée ,  est  placé 
sur  l'autel  de  Volupia,  parce  que  ceux  qui  sont  assez 
patients  pour  dissimuler  les  peines  et  les  tourments 
de  leur  esprit,  parviennent  à  éprouver  les  sensations  les 
plus  agréables.  Selon  Julius  Modestus,  l'usage  de  sa- 
crifier à  cette  déesse  vient  de  ce  qne  le  peuple  romain, 
attaqué  de  la  maladie  nommée  angina  (esquinancie) , 
se  lia  envers  elle  par  un  vœu,  et  fut  ausûiôt  délivré 
de  ce  mal.  Le  onze  de  ces  mêmes  calendes  est  dédié 
au&  Lares,  et  le  temple  qu'ils  ont  dans  le  Ghamp-de* 
Mars  lenr  fiit  voué  par  le  préteur  Emilius  Regillus 
pendant  lai  guerre  contre  Antiochus.  Le  dix  est  une 
lerie  en  Fhomieur  de  Jupiter;  on  célèbre  ce  joar-là 
les  fêtes  larentinales ,  sur  l'origine  desquelles  il  y  a 
diverses*  opinions  que  je  vais  rapporter,  puisque  la 
circonstance' m'y  autorise. 

Sous  le  règne  d'Anous,  le  sacristain  du  temple 
d'Hercule,  un  jour  qu'il 'était  de  loisir,  provoqua^  dit- 
on  ,  ce  dieu  à  jouer  aux  dés,  et  se  chargea  de  les 
jeter  pour  lui,  La  condition  fut  que  le  perdant  don- 
nerait à  l'autre  un  bon  souper  et  une  fille  pour  la 
nuit.  Hercule  ayant  gagné,  ie  sacristain  lui  fit  servir 


3X2  SATURKALES. 

un  repas,  et  enferma  dans  le  temple  pendant  ta  nuit 
une  célèbre  courtisane  de  ce  temps*là ,  nommée  Acca 
Larentia.  Le  lendemain  matin ,  cette  femme  répandît 
le  bruit  qu'Hercule  en  sortant  de  ses  bras  lui  avait 
conseillé,  en  témoignage  de  sa  satisfaction ,  de  ne  pas 
laisser  écliapper  l'avantage  que  lui  offrirait  le  pre- 
mier objet  qu'elle  rencontrerait  en  rentrant  chez  elle. 
Ce  premier  objet  fut  Carutius  qui ,  charmé  de  sa 
beauté,  lui  fit  des  propositions  qu'elle  accepta.  Bientôt 
après  il  l'épousa,  et  à  sa  mort,  lui  laissa  tous  ses 
biens.  Acca ,  à  la  sienne ,  institua  le  peuple  romain 
son  héritier ,  et  par  reconnaissance ,  Ancus  voulut 
qu'elle  fût  enterrée  dans  le  Velabrum  qui  était  alors 
le  plus  beau  quartier  de  Rome.  Il  ordonna  aussi  que 
chaque  année  un  sacrifice  à  ses  mânes  serait  offert 
par  un  flamine  quiriual.  Cette  férié  a  lieu  en  l'hon- 
neur de  Jupiter,  parce  que  les  anciens  étaient  persua- 
dés que  les  âmes  sont  un  don  de  ce  dieu ,  et  que  nous 
les  lui  rendons  à  notre  mort.  Caton  prétend  que  Laren- 
tia s'enrichit  tellement  du  prix  de  ses  faveurs ,  qu'à  sa 
mort ,  elle  légua  au  peuple  romain  les  champs  appelés 
Turax,  Semurius,  Lincerius,  et  Solinius,  et  que  ces 
bienfaits  lui  méritèrent  l'honneur  d'un  tombeau  ma- 
gnifique et  d'un  sacrifice  annuel.  Macer  assure ,  au 
premier  livre  de  ses  Annales ,  qu'Acca  Larentia  y 
femme  de  Faustulus,  fut  nourrice  de  Remus  et  de 
Romulus.  Il  dit  que  sous  le  règne  de  celui-ci ,  elle 
épousa  un  riche  Toscan  nommé  Carutius ,  et  qu'ayant 
hérité  de  son  mari ,  elle  laissa ,  à  sa  mort ,  ses  biens 


LIVRE   I.     :  3l3 

à  son  nourrisson  qui ,  par  gratitude ,  institua  en  son 
honneur  une  fête  et  un  sacrifice  annuel. 

11  résulte  de  tout  ce  qui  vient  d'être  dit,  que  les 
Saturnales  ne  duraient  qu'un  jour  fixé  au  quatorze 
des  calendes  de  janvier.  C'était  ce  jour  même  (dont 
les  Opalies  sont  maintenant  une  dépendance,  parce 
que,  dans  l'origine,  il  était  consacré  à  Saturne  et  à 
Ops)  qu'au  milieu  du  repas  donné  selon  l'usage  de- 
vant le  temple  de  Saturne,  on  proclamait  les  Satur- 
nales. Nos  ancêtres  regardaient  Ops  comme  la  femme 
de  Saturne ,  et  si  dans  le  même  mois  on  fête  les  Sa- 
tumales  et  les  Opalies,  c'est  parce  que  les  deux  époux 
passent    pour    avoir  introduit   l'agriculture.  Aussi , 
lorsque  toute  la  récolte  est  faite ,  on  rend  hommage  à 
ces  divinités ,  auxquelles  on  est  redevable  des  douceurs 
de  la  vie,  et  qui  ne  sont  autres,  .selon  certains  au- 
teurs, que  le  ciel  et  la  terre.  Car,  disent-ils,  Saturne 
vient  de  satus  (production),  dont  le  principe  est  au 
ciel,  et  l'on  a  donné  à  la  terre  le  nom  ai  ops  (secours) , 
parce  qu'elle  vient  au  secours  des  hommes  en  leur  of- 
frant les  aliments  nécessaires  à  la  vie;  ou  bien  ce 
mot  dérive  de  opus  (travail),  parce  qu'en  la  travail- 
lant, on  obtient  d'elle  ces  mêmes  aliments.  Pendant 
les  prières  qu'on  adresse  à  cette  déesse,  on  doit  être 
assis  et  toucher  la  terre ,  en  signe .  que  tout  mortel 
doit  la  chérir  comme  une  mère.  Cécrops ,  dit  Philo- 
corus ,  fut  le  premier  qui ,  dans  TAttique ,  éleva  un 
autel  à  Saturne  et  à  Ops;  il  honorait  en  eux  Jupiter 
et  la  terre.   Ce  roi  voulut  que  les  pères  de  famille. 


3  J  4  SATURNALES. 

assis  à  une  même  table  ayec  leurs  esclaves^  parta- 
geassent avec  eax ,  après  la  récoUe,  tes  productioas 
dont  la  terre  avait  récompense  leurs  soins  communs. 
La. divinité,  disait«U,  se  plaît  à  voir  honorer  les  es- 
claves en  considération  de  leurs  travaux.  C'est  pour 
nous  conformer  à  ce  rit  étranger  que  nous  sacrifions 
&  Saturne  la  tête  découverte* 

Je  croîs  avoir  suffisamment  prouvé  que  les  Satur- 
nales se  réduisaient  jadis  à  un  seul  jour  de  fêle  célé- 
bré le  quatorze  des  calendes  de  janvier ,  et  que  plus 
tard  cette  fête  dura  trois  jours;  cPabord,  à  cause  des 
deux  jours  ajoutés  par  César  au  mois  de  janvier , 
puis  ensuite  en  exécution  de  Fédit  d'Auguste  qui  la 
limita  à  ce  nombre  de  jours.  Elle  conmience  donc  le 
seize  et  se  termine  le  quatorze  qui  jadis  la  voyait 
commencer  el  finir.  Mais  le  concours  occasionné  par 
celle  des  sigiUaires  (marmousets)  qui  la  suit  immé- 
diatement ,  donne  aux  Saturnales  une  cbn«e  effective 
de  sept  jours  égayés  par  le  mouvement  général  et  les 
pompes  religieuses. 


LIVRE    I.  3j5 


CHAPITRE  XI. 

//  ne  faut  pas  mépriser  les  esclaves  y  d^abord 
parce  que  les  dieux  veillenù  sur  eux ,  et  ensuite 
parce  qu*il  s*est  irouvé  parmi  eux  un  grand 
nombre  d^ hommes  fidèles^  prévoyants  ^  couron 
geux  y  et  même  plusieurs  philosophes.  De  Vori" 
gine  des  sigillaires. 

Je  De  puis  m'empêcher,  dit  alors  Evangelus,  de  ré* 
clamer  contre  ce  que  vient  de  dire  Prastextatus.  Pour 
dével<^per  son  beau  génie  et  sa  brillante  faconde, 
il  a  voulu  tout  à  Theure  faire  honneur  à  un  dieu 
de  la  coutume  qui  veut  qu^à  une  eertaine  époque 
les  esclaves  mangent  avec  leurs  maîtres;  comme  si 
les  dieux  prenaient  intérêt  à  des  êtres  de  cette  es- 
])èce,  et  comme  si  l'homme  qui  se  respecte  pouvait, 
sans  rougir ,  admettre  chez  lui  une  aussi  ignoble  so* 
ciété;  et  maintenant  il  vient  d'assigner  à  un  usage 
religieux  l'envoi  de  ces  petites  figures  de  terre  nom- 
mées sigillaires  qui  servent  de  jouets  aux  enfants  en 
bas  âge.  Pense»t-il  que  nous  devons  l'en  croire  sur  sa 
parole,  lorsqu'il  mêle  des  pratiques  superstitieuses 
aux  rites  sacrés  qu'il  possède ,  dit-on ,  au  plus  haut 
degré?  Cbacim,  à  ces  mots,  frémit  d'indignation; 
mais  Prsetextatus  lui  répondit  en  souriant  :  Je  consens, 
£vangelus,  à  ce  que  vous  me  regardiez  comme  su- 


3l6  SATURNA.LES. 

perstitieux  et  peu  digne  de  foi  si  je  ne  vous  prouve^ 
par  des  raisons  sans  réplique,  ce  que  je  viens  d^avan- 
cer;  et,  pour  commencer  par  les  esclaves,  je  vous  de- 
manderai si  c'est  sérieusement,  ou  par  plaisanterie , 
que  vous  avancez  qu'il  est  une  espèce  d'hommes  sur 
laquelle  les  dieux  dédaignent  d'étendre  leur  provi- 
dence? Iriez* vous  jusqu'à  ne  pas  mettre  les  esclaves 
au  nombre  des  hommes?  Apprenez  donc  de  quelle 
indignation  furent  saisis  les  immortels  en  apprenant 
le  châtiment  de  l'un  de  ces  malheureux. 

L'an  deux  cent  soixante-quatre  de  la  fondation  de 
Rome,  un  nommé;  Au tronius  Maximus,  après  avoir 
frappé  de  verges  son  esclave,  et  lui  avoir  attaché  la 
fourche  au  cou ,  le  promena  autour  du  cirque  avani 
l'ouverture  des  jeux.  Jupiter,  indigné,  ordonna  en 
songe  à  un  certain  Annius  d'aller  annoncer  de  sa  part 
au  sénat  qu'une  pareille  atrocité  lui  avait  déplu. 
Annius  n'en  ayant  rien  fait,  vit, son  fils  frappé  de 
mort  subite.  Une  seconde  injonction  qu'il  négligea 
également,  lui  attira  une  paralysie  sur  tous  les  mem- 
bres. Alors  enfin ,  prenant  conseil  de  ses  amis,  il  se 
fit  transporter  en  litière  au  sénat ,  et  sa  révélation  (ut 
à  peine  achevée  qu'il  recouvra  la  santé,  et  sortit  à 
pied  du  lieu  de  l'assemblée.  Un  sédatus-consulte  et  la 
loi  Mevia  ordonnèrent  ensuite  que  pour  apaiser  Ju- 
piter on  ajouterait  un  jour  à  la  célébration  des  jeux 
plébéiens.  Ce  jour  fut  nommé  instauratitius  qui  n'est 
pas  dérivé,  comme  le  croient  quelques  personnes, 
du  grec  araSpoç  (  fourche  ou  croix  ) ,  mais  du  latin 
redintegratio  j  renouvellement.  Telle  est  l'opinion  de 


LIVRE    1.  3l7 

Varron   qui  dit  que  instaurare  est  la  même  chose 
que  instar  novare.  Jugez  par  là  de  la  sollicitude  du 
souverain  des  dieux  pour  un  esclave.  Mais  d'où  vous 
vient  donc  ce  profond  et  cruel  mépris  pour  cette 
classe  d^hommes?  Vous  et  eux  n'êtes-vous  pas  formés 
et  entretenus  par  les  mêmes  éléments  ?  Âvez-vous  un 
principe  de  vie  différent  du  leur  ?  Songez  que  ceux 
que  vous  regardez  comme  votre  propriété  n*ont  pas 
une  autre  origine  que  la  vôtre,  qu'ils  jouissent  du 
même  ciel,  vivent  et  meurent  comme  vous.  Ils  sont 
esclaves,   mais  ils  sont  hommes;  ils  sont  esclaves, 
mais  nous  le  sommes  aussi.  Croyez  que  la  fortune  n'a 
pas  moins  de  droits  sur  vous  que  sur  eux,  et  que 
celui  que  vous  voyez  esclave  maintenant  peut,  de- 
venu libre,  vous  voir  esclave  à  son  tour.  Ignorez-vous 
à  quel  âge  Hécube,  Crésus,  la  mère  de  Darius,  Dio» 
gène  et  Platon  lui-même  furent  réduits  à  l'esclavage? 
Qu'a  donc  enfin  de  si  affreux  ce  nom  d'esclave  ?  Tel 
est  forcé  de  Têtre  qui  n'en  conserve  pas  moins  Tâme 
d'un  homme  libre;  et  montrez-moi  quelqu'un  qui  ne 
soit  pas  esclave!  N'avons-nous  pas  pour  maîtres  les 
uns  la  luxure,  d'autres  l'avarice,  d'autres  l'ambition, 
et  tous  l'espérance  et  la  crainte?  £t  certes,  la  servi- 
tude volontaire  est  de  toutes  la  plus  honteuse.  Ce- 
pendant,  nous  foulons  aux  pieds,  comme  un  objet 
de  rebut,  celui  que  la  fortune  a  soumis  à  son  joug, 
tandis  que  nous  ne  pouvons  briser  les  entraves  que 
nous  nous  imposons  à  nous-mêmes.  On  voit  des  es- 
claves désintéressés,  et  l'on  voit  des  maîtres  baiser, 
par  l'appât  du  gain,  la  main  d'un  esclave  qui  ne  leur 


3l8  SATURNALES. 

appartient  pas.  Ce  ne  sera  clone  pas  d'après  leur  con- 
dition, mais  d'après  leur  caractère  que  j'apprécierat 
les  hommes.  Les  mœurs ,  on  se  les  donne  ;  quant  à 
la  condition ,  la  fortune  en  ilispose.  Celui  qui  voulant 
acheter  un  cheval,  ne  regarde  que  la  housse  et  le 
frein ,  sans  songer  à  l'animal ,  est  bien  fou  ;  mais  bien 
plus  fou  encore  est  celui  qui  juge  les  hommes  d'après 
leur  hahit,  ou  d'après  leur  condition  qui  n'est  qu'uae 
espèce  de  vêtement  moral.  Pourquoi ,  Evangelus ,  ne 
diercheriez  -  vous  un  ami  qu'au  sénat  ou  au  forum  ? 
en  y  regardant  bien,  vous  en  trouverez  aussi  chez 
vous.  Traitez  votre  esclave  avec  douceur  ;  poussez  la 
bonté  jusquà  l'admettre  à  votre  conversation ,  et  per 
mettez  quelque£>is  qu'il  vous  aide  de  ses  conseils. 
Voyez  ce  qu'ont  fait  nos  ancêtres  ;  pour  sauver  aux 
maîtres  l'odieux  de  la  domination,  et  aux  esclaves 
l'humiliation  de  la  servitude ,  ils  ont  donné  aux  pre- 
miers le  nom  de  pères  de  famille,  et  aux  seconds 
celui  de  membres  de  la  famille.  Soyez  plutôt,  croyez- 
moi,  l'objet  de  leur  vénération  que  celui  de  leur  crainte. 
Mais,  me  dira-t-ou,  en  substituant  le  respect  à  la 
crainte,  vous  faites  descendre  les  maîtres  de  leur 
rang,  et  vous  affranchissez  les  esdaves.  Celui  qui 
penserait  ainsi,  oublierait  que  l'homme  ne  doit  pas 
être  plus  difficile  que  le.s  dieux.  Qui  plus  est ,  l'on 
n'est  pas  vénéré  sans  être  aimé,  mais  la  crainte  exclut 
l'attachement.  D'où  peut  être  venue  cette  maxime 
vulgaire  pleine  d'arrogance  :  Autant  d'esdaves ,  autant 
d'ennemis?  Non,  ils  ne  sont  pas  nos  ennemis;  c'est 
nous  qui  les  rendons  tels  en  portant,  à  leur  égard, 


LIVIIE  I.  3i9 

la  fierté,  le  dédain  et  la  craauté  au  plus  haut  degré; 
et  notre  délicatesse  efféminée  est  poussée  à  un  tel 
excès ,  que  la  plus  légère  opposition  h  notre  volonté 
cKCÎte  notre  courroux  et  même  notre  fureur.  Despotes 
clans   notre  intérieur,  nous  agissons  envers  nos  es* 
daves ,  non  selon  la  raison ,  mais  selon  Tarbitraire. 
Car,  sans  parler  des  autres  genres  de  cruauté ,  on 
voit  des  maîtres  assis  à  une  table  couverte  de  mets 
dont  ils  se  remplissent  avidement,  défendre  aux  es- 
claves dont  ils  sont  entourés ,  je  ne  dirai  pas  de  par- 
ler, mais  de  remuer  les  lèvres.  Le  moindre  bruit  est 
puni  du  fouet ,  un  accident  même  est  sans  excuse  : 
tousser,  étemuer,  sangloter,  sont  des  crimes  qui  ne 
peuvent  être  assez  punis.  Qu*arrive-t-il  ?  Celui  qui  ne 
peut  parler  devant  son  maître,  parle  de  lui  en  ar- 
rière. Mais  jadis ,  les  esclaves  qui  n'avaient  pas  la 
bouche  cousue,  et  qui  pouvaient  non -seulement  s'en- 
tretenir ^ntre  eux ,  mais  avec  leur  maître ,  étaient 
prêts  à  partager  ses  dangers,  et  à  sacrifier  leur  vie 
pour  sauver  la  sienne.  Ils  parlaient  à  table,  ils  se  tai- 
saient à  la  torture. 

VouleZ'Vous  des  exemples  de  faits  héroïques  exécu- 
tés par  des  esclaves?  Le  premier  qui  se  présente  con- 
cerne Urbinus  :  caché  à  Béate  pour  sauver  sa  tête 
mise  à  prix ,  sa  retraite  fut  éventée;  un  de  ses  escla- 
ves prit  ses  habits  et  son  anneau ,  et  attendit  les  as- 
sassins sur  le  lit  de  son  maître.  Aussitôt  qu'ils  furent 
entrés,  il  leur  présenta  son  cou,  et  fut  égorgé  sous 
le  nom  d'Urbinus.  Lorsque  la  proscription  fut  finie, 
celui-ci  ayant  été  réhabilité,  fît  élever  à  son  esclave 


3aO  SATURNA.LES. 

un  monument  avec  une  inscription  qui  attestait  ce 
noble  dévouement.  Ésopus,  affranchi  de  Démosthène, 
et  qui  était  dans  le  secret  de  son  commerce  illégitime 
avec  Julie,  persévéra,  au  milieu  des  tortures,  à  ne 
point  trahir  son  maître,  jusqu'au  moment  où  celui-ci 
fut  forcé  de  s'avouer  coupable,  par  suite  des  déposi- 
tions de  ses  autres  confidents.  Et  qu'on  ne  m'objecte 
pas  qu'il  n'est  pas  étonnant  qu'un  seul  homme  puisse 
garder  un  secret,  car  je  citerai  les  affranchis  de  I^- 
bienus  qui ,  ayant  aidé  à  le  cacher,  ne  purent  être 
amenés,  par  des  tourments  de  toute  espèce,  à  le  tra- 
hir; et  si  l'on  me  dit  que  la  conduite  de  ces  affran- 
chis était  plutôt  l'effet  de  leur  reconnaissance  pour 
le  bienfait  de  la  liberté,  qu'une  impulsion  de  leur 
caractère,  je  rappellerai  le  trait  de  générosité  d'un  es- 
clave à  l'égard  de  son  maîti'e  qui  venait  de  le  punir. 
Ântius  Restio,  dont  la  tête  avait  été  mise  à  prix, 
s'était  enfui  seul  pendant  la  nuit,  tandis  que  ses  es- 
claves pillaient  ses  propriétés.  Un  seul  d'entre  eux, 
qu'il  avait  fait  mettre  aux  fers ,  et  marquer  sur  le  front 
d'un  fer  chaud,  se  trouvant,  après  la  condamnation 
de  son  maître  <,  redevable  de  sa  liberté  à  la  pitié  de 
l'étranger,  se  mit  à  la  recherche  du  fugitif,  l'engagea 
à  lui  accorder  sa  confiance,  en  l'assurant  qu'il  reje- 
tait sur  la  fortune,  et  non  sur  lui,  le  malheur  de  sa 
situation,  et  se  chargea  de  lui  apporter  des  vivres 
dans  sa  retraite.  Mais  apprenant  que  les  meurtriers 
n'étaient  pas  loin ,  il  égorgea  un  vieillard  qui  se  trou- 
vait alors  à  sa  portée,  éleva  un  bûcher,   le  jeta  des- 
sus, y  mit  le  feu,  et  courut  à  la  rencontre  des  assas- 


LIVKE    I.  3a  I 

sîns  en  leur  disant  quMl  venait  d'infliger  à  sou  niaîtve 
un  châtiment  plus  terrible  que  celui  qu'il  en  avait 
reçu.  On  le  crut,  et  Restion  fut  sauvé. 

Cépion,  qui  avait  conspiré  contre  Auguste,  ayant 
été  condamné   à  mort  après  la  découverte  de  son 
crime ,  un  de  ses  esclaves  le  porta  de  nuit  dans  Hpe 
corbeille  jusqu'au  Tibre,  descendit  à  Ostie,  et  arr^/ 
sur  le  territoire  de  Laurentium,  le  déposa  dans  la 
maison  de  campagne  de  son  père.  Ensuite  ils  parti- 
rent pour  Cumes  ;  mais  un  naufrage  les  ayant  empê- 
chés d'y  aborder ,  il  cacha  son  maître  à  Naples ,  et 
tombé  aux  mains  d'un  centurion,  ni  l'argent  ni  les 
menaces  ne  purent  ébranler  sa  fidélité.  Asinius  Pol- 
lion  employant  tous  les  moyens  de  rigueur  pour  for- 
cer les  habitants  de  Padoue  à  livrer  leurs  armes  et 
leur  argent,  les  maîtres  s'étaient  cachés,  et  pas  un 
seul  de  leurs  esclaves  ne  les  trahit,  quoiqu'on  leur 
ofirît   et  leur  liberté  et  de  l'argent.  Voici  un  autre 
exemple,  non-seulement  de  fidélité,  mais  d'esprit  d'in- 
vention tourné  au  bien.  Pendant  le  siège  de  Grumen. 
tum,  des  esclaves,  ayant  quitté  leur  maîtresse,  pas- 
sèrent à  l'ennemi.  La  ville  prise,  ils  se  précipitèrent 
dans  sa  maison  suivant  le  plan  qu'ils  s'étaient  tracé, 
l'en  arrachèrent  d'un  air  menaçant,  en  disant  à  ceux 
qu'ils  rencontraient  que  le  moment  était  enfin  venu 
pour  eux  de  se  venger  de  leur  cruelle   maîtresse. 
L'ayant  ainsi  enlevée,  comme  pour  la  conduire  au 
supplice,  ils  la  mirent  en  lieu  de  sûreté  avec  toutes 
les  marques  du  plus  respectueux  dévouement. 

Écoutez  maintenant  un  autre  trait  d'un  esclave 

I.  ai 


3:12  SATURNALES. 

dont  la  grande  âme  préféra  une  mort  volontaire  à  un 
supplice  ignominieux.  C.  Vettius,  de  la  contrée  des 
Péligniens  en  Italie,  allait  être  livré  par  ses  propres 
soldats  à  Pompée,  lorsque  son  esclave  le  tua  et  se 
tua  ensuite  lui-même  pour  ne  pas  survivre  à  son  mai- 
te.  Euporus ,  ou  selon  d'autres  Philocrates ,  esclave 
y^  C.  Gracchus  qui  fîijait  du  mont  Aventin ,  lui  tint 
fidèle  compagnie  et  le  protégea  aussi  long-temps  qu*il 
eut  quelque  espoir  de  le  sauver ,  puis  il  le  tua ,  et  se 
perçant  ensuite  lui-même,  il  rendit  les  derniers  sou- 
pirs sur  le  corps  de  son  maître  expiré.  Publius  Sci- 
pion,  père  du  premier  Africain,  avait  été  blessé  dans 
un  combat  contre  Annibal  ;  son  esclave  le  plaça  sur 
un  cheval,  et  seul  ramena  au  camp  ce  général  que 
tous  avaient  abandonné. 

Des  esclaves  ont  fait  plus  encore  que  de  sauver  la 
vie  de  leurs  maîtres,  ils  se  sont  montrés  pleins  de  zèle 
pour  venger  leur  mort.  Un  esclave  du  roi  Séleucus 
-était  devenu  celui  de  Tami  de  l'assassin  de  ce  roi; 
pendant  qu'il  le  servait  à  table ,  il  le  tua  pour  venger 
son  premier  maître.  Ajouterai-je  qu'un  esclave  a  pos- 
sédé deux  vertus  qui  brillent  même  parmi  celles  du 
premier  rang,  la  science  de  régner,  et  la  grandeur 
d'âme  qui  sait  dédaigner  un  trône  ?  Anaxilaûs  le  Mes- 
sénien,  qui  fut  le  fondateur  de  Messine  en  Sicile  i 
était  tyran  de  Rhegium.  A  sa  mort,  il  laissa  des  en- 
fants en  bas  âge,  et  crut  faire  assez  pour  eux  en  les 
recommandant  à  son  esclave  Mycitbus.  Celui-ci  rem- 
plit dignement  sa  charge  de  tuteur ,  et  gouverna  si 
sagement  que  les  habitants  de  Rhegium  n'eurent  au- 


LIVRE    I.  3^3 

cune  répugnance  à  obéir  à  un  esclave.  Ses  pupilles 
ayant  atteint  Tâge  convenable,  il  les  mit  en  posses- 
sion  des  biens  et  du  pouvoir   de  leur  père.   Puis , 
muni  d'une   faible  somme  d'argent ,  il  partit  pour 
Olympie ,  et  y  vieillit  dans  une  tranquillité  profonde. 
•  Nous  avons  aussi  de  nombreux  exemples  des  ser- 
vices rendus  à   Tétat  par  des  esclaves.  Pendant  la 
guerre  punique,  les  levées  d'hommes  libres  ne  pouvant 
être  complétées ,  les  esclaves  qui  s'étaient  engagés  à 
servir  pour  leurs  maîtres  furent  admis  au  droit  de 
cité,  et  prirent  le  nom  de  volones  (volontaires), 
parce  qu'ils  s'étaient  offerts  de  leur  plein  gré.  Après 
la  désastreuse  bataille   de  Cannes,  on   enrôla  huit 
mille  esclaves  achetés,  et  dans  la  crise  violente  qu'elle 
éprouvait,  Rome  préféra  leurs  services  à   ceux  des 
prisonniers  dont  le  rachat  lui  eût  moins  coûté.  Après 
le  malheureux  combat  de  Thrasymène,  les  affranchis 
furent  appelés  sous  les  drapeaux,  et  pendant  la  guerre 
sociale ,  douze  cohortes  de  ces  mêmes  affranchis  se 
signalèrent  par  les  plus  beaux  faits  d'armes.  On  sait 
que  C.  César,  voulant  remplacer  les  soldats  qu'il  avait 
perdus,  accepta  de  ses  amis  leurs  esclaves  qui  se  mon- 
trèrent dignes  de  combattre  sous  ses  ordres.  Auguste,, 
dans  ses  guerres  de  Germanie  et  d'Illyrie ,  forma  plu- 
sieurs cohortes  d'affranchis  sous  le  nom  de  volontai- 
res. Et  qu'on  ne  croie  pas  que  Rome  seule  ait  usé  de 
semblables  expédients  :  les  Borysthéniens ,  assiégés 
par  Zopiriou ,  vinrent  à  bout  de  lui  résister  en  don- 
nant la  liberté  à  leurs  esclaves,  le  droit  de  cité  aux 
étrangers,  et  en   abolissant  les  dettes.  Voyant  que 


2f  . 


1/ 


324  SATVRlfALES. 

Lacédémone  n'avait  plus  que  quinze  cents  Spartiates 
en  état  de  porter  les  armes,  Cléoinène  enrôla  neuf 
mille  esclaves  rendus  libres.  Athènes,  ayant  épuisé 
toutes  ses  ressources  ,  donna  aussi  la  liberté  à  ses 
esclaves.  Ne  croyons  pas,  cependant ,  qu'il  n  y  ait  eu  de 
vertus  que  parmi  les  esclaves  mâles.  T^s  femmes  de 
cette  condition  vont  nous  offrir  un  trait  mémorable, 
et  tel  que  la  classe  noble  n'en  offre  pas  un  qui  ait 
été  plus  utile  à  l'état. 

La  fête  des  servantes,  qui  a  lieu  le  jour  des  noncs 
de  juillet,  est  tellement  connue  que  personne  n'ignore 
ni  son  origine,  ni  la  cause  de  sa  célébrité.  On  sait 
que  ce  jour-là  les  femmes  libres  ou  esclaves  sacrifient 
sous  un  figuier  sauvage,  en  mémoire  du  généreux 
dévouement  que  montrèrent  les  servantes  pour  le 
maintien  de  l'honneur  national.  Après  la  prise  de 
Rome  et  la  retraite  des  Gaulois,  la  république  se 
trouvait  bien  affaiblie,  et  les  peuples  voisins,  qui 
épiaient  l'occasion  d'anéantir  le  nom  romain,  mirent 
à  leur  tête  Postumius  Livius  dictateur  des  Fidénates. 
Celui-ci  fit  savoir  au  sénat  que  s'il  voulait  conserver 
ce  qui  lui  restait  de  Rome,  il  devait  remettre  entre 
ses  mains  les  dames  romaines  ainsi  que  leurs  filles. 
•Les  sénateurs  délibéraient  sur  ce  message  et  ne  sa- 
vaient quel  parti  prendre,  lorsqu'une  servante  nommée 
Tutela  ou  Philotis ,  s'offrit  pour  être  livrée  à  l'ennemi, 
ainsi  que  ses  compagnes,  sous  le  nom  de  leurs  maî- 
tresses. En  conséquence,  revêtues  du  costume  des 
dames  romaines  et  de  celui  de  leurs  filles,  elles  fu- 
rent conduites  au  camp  de  Livius ,  accompagnées  d'un 


LIVRE    I.  3^5 

corlége  dont  les  larmes  semblaient  attester  la  dou- 
leur. Après  que  le  dictateur  les  eut  distribuées  par  ten- 
tes, elles  excitèrent  à  boire  leurs  nouveaux  commen-* 
saux ,  comme  si  ce  jour  était  pour  elles  un  jour  de 
fête  ;  puis  ,  quand  ceux  -  ci  furent  endormis  y  d'un 
figuier  voisin  du  camp  elles  firent  un  signal  aux  Ro- 
mains qui  vinrent  à  Timproviste  surprendre  et  battre 
l'ennemi.  Le  sénat  reconnaissant  affranchit  toutes  ces 
servantes,  les  dota  aux  frais  de  l'état,  leur  permit 
de  porter  le  costume  dont  elles  s'étaient  servies  en 
cette  occasion ,  et  voulut  que  ce  jour  fut  spécifié  sous 
le  nom  de  nones  caprotines,  à  cause  du  figuier  sau- 
vage d'où  le  signal  de  la  victoire  avait  été  donné.  Il 
décida  aussi  qu'on  solenniserait  annuellement  cet 
événement  par  un  sacrifice  dans  lequel  on  ferait  usage 
du  lait  que  donne  ce  figuier. 

Ajoutons  que  plusieurs  esclaves  se  sont  élevés  jus- 
qu'aux hauteurs  de  la  philosophie.  Phédon,  disciple 
de  Socrate ,  ainsi  que  de  Platon ,  qui  lui  a  dédié  son 
sublime  traité  de  l'immortalité  de  Tâme,  était  un  es- 
clave d'un  extérieur  noble  et  d'un  esprit  distingué. 
Ce  fut,  dit-on ,  d'après  l'avis  de  Socrate  que  Cébès, 
autre  disciple  de  ce  philosophe ,  acheta  Phédon ,  et 
l'admit  au  nombre  de  ses  auditeurs.  Celui-ci  devint 
par  la  suite  un  philosophe  célèbre,  et  nous  avons 
de  lui  des  entretiens  sur  Socrate  qui  sont  pleins  de 
goût.  Cette  classe  d'hommes  a  donné  à  la  philosophie 
beaucoup  d'autres  sujets  d'un  mérite  éminent.  On 
compte  parmi  eux  Ménippe  :  ses  écrits  ont  servi  de 
modèle  à  Yarron  quand  ce  dernier  écrivit  les  satires 


SaG.  SATURNALES. 

qu'il  appelle  ménippées,  et  que  d'autres  nomment 
cyniques.  Ce  même  siècle  vit  naître  trois  autres  es- 
claves, Pompolus,  Perseus  et  Mys,  qui  ont  eu  de  la 
réputation  comme  philosophes  :  le  premier  eut  pour 
maître  le  péripaléticien  Philostrate ,  le  second  le  stoï- 
cien Zenon ,  et   le  troisième  fut  esclave  d'Épicure. 
N'oublions  pas  Diogène  le  cynique  qui ,  né  libre ,  fut 
soumis  à  Tesclavage.  Chéniade  de  Corinthe,  qui  le 
marchandait,  lui  ayant  demandé  ce  qu'il  savait  faire: 
Commander  à  des  hommes,  répondit  Diogène.  Frappé 
d'admiration,  Chéniade  Tacheta,  l'affranchit,  et  lui 
confia  ses  enfants  en  lui  disant  :  Voici  des  êtres  libres 
à  qui  vous  pouvez  commander.  Que  dirai-je  d'Epic- 
tète  ?  mais  la  mémoire  de  cet  illustre  philosophe  est 
trop  récente  pour* qu'il  soit  nécessaire  de  la  rappeler. 
On  cite  de  lui  deuK  vers  qu'il  fît  sur  lui-même,  et  qui 
donnent  à  entendre  que  l'infortuné  condamné  à  lut- 
ter dans  cette  vie  contre  le  sort  n'en  est  pas  moins 
aimé  des   dieux;  mais  que  sa  situation  tient  à  des 
causes  secrètes  que  pçu  de  mortels  peuvent  pénétrer  : 
a  Epictète  est  né  esclave,  son  corps  est  mutilé;  il  est 
pauvre  comme  Irus,  et  néanmoins  cher  aux  immor- 
tels. » 

Je  viens ,  je  crois ,  de  vous  démontrer  que  le  nom 
d'esclave  ne  doit  inspirer  ni  le  mépris  ni  le  dégoût, 
puisque  ces  malheureux  ont  été  l'objet  de  la  sollicitude 
de  Jupiter,  et  que  beaucoup  d'entre  eux  se  sont  mon- 
trés fidèles ,  habiles ,  courageux  et  même  philosophes. 
Maintenant  je  vais  résumer  en  peu  de  mots  ce  qui 
concerne  les  sigillaires ,  pour  vous  prouver,  que  j'ai 


\ 


LIVRE    I.  3^7 

• 

dû  traiter  ce  sujet  sur  le  ton  religieux  et  non  sur  le^ 
ton  plaisant.  Hercule,  dit  Epicadus ,  après  avoir  tué 
Gérion  et  s'être  empara  de  ses  bœufs ,  les  conduisit  k 
travers  l'Italie,  et  ayant  construit  à  la  hâte  le  pont 
maintenant  nommé  Sublicius,  jeta,  de  dessus  ce  pont 
dans  le  Tibre ,  autant  de  petites  figures  d'hommes 
qu'il  avait  perdu  de  compagnons  dans  ses  voyages. 
Ne  pouvant  renvoyer  dans  leur  patrie  les  corps  des 
défunts ,  il  les  remplaçait  par  ces  simulacres  que  le 
cours  du  fleuve  portait  à  la  mer;  et  de  là  cet  usage 
des  sigillaires  adopté  comme  pratique  religieuse. 
Quant  à  moi ,  l'origine  de  ces  figures  telle  que  je  l'ai 
rapportée  ci -dessus  me  parait  plus  vraisemblable  9 
savoir,  que  les  Pélasges,  profitant  d'une  heureuse 
interprétation  qui  leur  permettait  de  sacrifier  des 
têtes  d'argile  au. lieu  de  têtes  d'hommes,  et  d'offrir  des 
flambeaux  au  lieu  de  victimes  humaines,  brûlèrent 
des  torches  en  Thonneur  de  Saturne ,  et  déposèrent 
dan&  la  chapelle  de  Dis,  contiguè  à  l'autel  de  Sa- 
turne son  père,  de  petites  figures  en  échange  de 
leurs  propres  têtes.  Voilà  d'où  naquit  la  coutume  de 
s'envoyer,  réciproquement ,  pendant  les  Saturnales , 
des  chandelles  de  cire ,  de  modeler  et  de  vendre  des 
marmousets  en  terre  cuite ,  destinés  à  être  offerts  en 
sacrifice  expiatoire  à  Dis -Saturne  pour  soi  et  les 
siens. 

La  Vogue  de  cette  branche  de  commerce  donna 
aux  Saturnales  une  durée  de  sept  jours  tous  fériés , 
mais  non  tous  fêtés,  car  il  n'en  est  qu'un  seul  qui  soit 
solennisé,  et  c'est  celui  qui  en  est  le  terme  moyen, 


^ 


3a8  SATUHNiLLES. 

cVst •à-dire  le  treize  des  calendes.  J'ai  pour  moi.  a 
cet  égard,  le  témoignage  de  ceuK  qui  onttrailé  plus 
au  long  de  la  division  de  l'année ,  des  mois ,  des 
jours,  et  de  la  réforme  du  calendrier  par  C.  César. 


CHAPITRE  XII. 

.  Dwision  de  Vannée  par  Romulus, 

Praetextatus  allait  terminer  son  discours ,  lorsque 
Âurèle  Symroaque ,  prenant  la  parole,  lui  dit:  a  Con- 
tinuez ,  mon  ami  ;  que  le  charme  de  votre  entretien 
apprenne  à  ceuv  d'entre  nous  qui  pourraient  l'igno- 
rer et  vous  fatiguer  de  leurs  questions ,  quelle  fut , 
chez  nos  ancêtres ,  la  division  de  l'année  et  les  chan- 
gements que  lui  firent  éprouver,  par  la  suite,  les 
progrès  de  la  science.  Vous  vous  y  êtes  engagé  lors- 
qu'en  parlant  des  jours  ajoutés  aux  Saturnales,  vous 
nous  avez  inspiré  l'envie  d'en  savoir  davantage.  —  Les 
Egyptiens,  reprit  alors  Praetextatus  du  même  ton, 
furent  les  seuls  qui  réglèrent  l'année  d'une  manière 
invariable;  les  supputations  des  autres  peuples ^  bien 
que  différentes,  étaient  également  erronées;  et,  pour 
ne  citer  que  quelques  contrées,  je  dirai  que  les  Arca- 
diens  faisaient  leur  année  de  trois  mois,  les  Acarnaniens 
de  six ,  et  que  les  autres  Grecs  avaient  fixé  la  leur  à 
trois  cent  cinquante-quatre  jours.  D'après  une  telle 
diversité  de  calculs;  on  ne  trouvera  pas  étonnant  que 


1 


LIVRE    I.  829 

RoTnulu8  ait  donné  dix  mois  à  Tannée  des  Romains. 
Elle  commençait  à  mars,  et  renfermait  trois  cent 
quatre  jours  :  avril ,  juin ,  août ,  septembre ,  novembre 
et  décembre  étaient  de  trente  jours,  et  les  quatre 
autres,  mars,  mai,  juillet  et  octobre,  de  trente -un 
jours.  Ces  derniers  mois  ont  encore  aujourd'hui  leurs 
nones  au  septième  jour,  et  les  premiers  au  cinquième. 
GeuK-ci  comptaient  dix-huit  jours  d'intervalle  des  ides 
aux  calendes;  ceux-là  en  comptaient  dix-sept. 

Telle  fut  la  division  de  Bomulus,  qui  dédia  à  Mars 
son  père  le  premier  mois  de  Tannée;  et  ce  qui  le 
prouve,  c'est  qu'à  partir  de  mars,  juillet  ou  quintilis 
est  le  cinquième,  août  ou  sextilis  le  sixième,  et  que 
les  noms  des  mois  qui  suivent  indiquent  leur  ordre 
numérique.  Le  premier  de  mars,  on  renouvelait  le 
feu  sacré  sur  les  autels  de  Yesta,  afin  qu'avec  Tannée 
recommençât  le  soin  de  le  conserver.  On  renouvelait 
également  le  même  jour  les  lauriers  autour  du  palais  du 
roi ,  autour  des  temples  de  chaque  curie ,  et  des  maisons 
des  flamines.  C'est  encore  aux  ides  de  mars  qu'on  sacri- 
fie en  public  et  en  particulier  à  Anna  Perenna  (r)  pour 
obtenir  de  passer  heureusement  l'année  et  d'en  voir 
plusieurs  autres.  A  cette  époque,  les  écoliers  payaient 
aux  maîtres  leurs  honoraires  échus  à  la  fin  de  Tan- 
née précédente,  les  comices  s'ouvraient,  on  affer- 
mait les  revenus  de  l'état ,  et  les  dames  romaines  ser- 
vaient à  table  leurs  esclaves,   comme  faisaient  les 

(i)  Nom  allégorique  par  lequel  les  Romains  désignaient  la 
révolution  de  Tannée,  et  la  personnifiaient 


33o  SATURVA^LES. 

maîtres  pendant  les  Satuiiiales.  Ias^  dames  avaient 
pour  but  d'exciter,  par  cet  honneur,  le  zèle  de  leurs 
gens  pour  le  reste  de  Tannée,  et  les  hommes  celui  de 
reconnaître  les  preuves  acquises  de  ce  màue  zèle. 
Romulus  donna  au  second  mois  le  nom  d'avril,  ou 
d'aphrU  avec  aspiration ,  en  le  dérivant ,  suivant 
quelques  personnes,  du  mot  grec  i(ffhç  (écume  ) ,  d'où 
naquit,  dit-on ,  Vénus.  Ayant  donné  au  premier  mois 
le  nom  de  son  père ,  il  voulut  que  le  second  portât 
celui  de  Vénus,  mèire  d'Énée,  afin  que  ceux  à  qui 
Rome  devait  son  origine  fussent  les  premiers  à  ouvrir 
Tannée,  et  aujourd'hui  encore  nous  invoquons ,  dans 
les  sacrifie^.  Mars  sous  le  nom.  dç  père,  et  Vénus 
sous  celui  de  mère.  D'autres  pensent  que  ce  fut  par 
une  sorte  de  prévision,  ou  par  une  inspiration  de  la 
Divinité ,  que  Romulus  assigna  ces  noms  aux  deux 
mois  qui  ouvrent  Tannée.  Il  avait  consacré  le  pre- 
mier à  Mars,  ce  grand  meurtrier  des  hommes  qu'Ho- 
mère, confident  de  la  nature,  apostrophe  ainsi  :  «  O 
M^rs,  sanglant  fléau  des  humains,  destructeur  des 
murailles!  »  il  voulut  consacrer  le  second  à  Vénus, 
dont  l'influence  bienfaisante  tempère  les  fureurs  de 
Mars.  En  effet,  parmi  les  douze  signes  du  zodiaque, 
dont  chacun  est  regardé  comme  Je  domicile  d'une 
divinité  particulière  :  le  Bélier  est  attribué  à  Mars , 
et  le  signe  suivant,  ou  le  Taureau,  Test  à  Vénus. 
Ajoutez  que  le  Scorpion,  placé  en  regard,  est  divisé 
de  manière  à  être  commun  aux  deux  divinités.  On 
croirait  que  cette  division  est  Tœuvre  d'un  être  supé- 
rieur à  l'homme  ;  car  la  partie  postérieure  du  Scor- 


LIVRE    I.  33 1 

pion ,  armée  d'un  aiguillon  semblable  à  un  trait  re<- 
dout^ble^^  est  une  annexe  de  la  demeure  de  Mars,  de 
même  que  la  partie  antérieure  que  les  Grecs  nom-* 
ment  ^uyo; ,  et  que  nous  appelons  la  Balance,  appar- 
tient à  Vénus,  qui  place  sous  un  levier  partagé  en 
deux  bras  égaux  les  époux  et  les  amants.  Mais  Cin- 
cius ,  dans  les  fastes  qui  nous  restent  de  lui ,  assure 
que  c'est  à  tort  qu'on  croit  que  les  anciens  ont  dé- 
rivé le  mois  d'avril  du  nom  grec  donné  à  Vénus, 
puisque  nos  ancêtres  n'ont  institué  pendant  ce  mois 
ni  fêtes  ni  sacrifices  solennels  en  faveur  de  la  déesse, 
et  que  même ,  dans  les  vers  des  Saliens ,  elle  n'est 
pas  célébrée  comme  le  sont  tous  les  autres  dieux. 
Varron ,  qui  est  du  sentiment  de  Cincius ,  afBrme 
que  le  nom  de  Vénus  n'était  connu  des  Romains,  du 
temps  des  rois,  ni  en  grec ,  ni  en  latin ,  et  qu'en  con-f 
séquencç  elle  n'a  pu  donner  ce  nom  à  l'un  des  mois 
de  l'année.  Mais,  ajoute-t-il,  on  sait  qu'ordinairement 
le  ciel  est  triste  et  nébuleux  avant  l'équinoxe  du  prin* 
temps,  que  la  mer  n'est  pas  navigable,  et  que  la  terre 
elle-même  est  couverte  d'eau  ,  de  frimas  ou  de  neige. 
Or,  comme  à  l'ouverture  de  cette  riante  saison ,  c'estT, 
à-dire  pendant  le  mois  dont  il  s'agit,  les  arbres  et 
tous  les  végétaux  que  renferme  la  terre  laissent  échap^ 
per  de  leur  sein  les  'germes  reproducteurs,  voilà  ce 
qui  lui  a  mérité  le  nom  d'avril,  du  latin  aperire 
(ouvrir);  de  même  que  le  mois  correspondant  chez 
les  Athéniens  se  nomme  âvOeçrnpwv,  parce  qu'à  cette 
époque  toutes  les  plantes  fleurissent.  Cependant  Ver- 
rius  Fiaccus  ne  disconvient  pas  que  plus  tard  il  fut 


33a  SATURNALES.     . 

arrêté  que  le  premier  jour  de  ce  mois  les  dames  ro- 
maines offriraient  un  sacrifice  à  Vénus.  Le  motif  de 
cette  institution  ne  pouvant  trouver  ici  sa  place ,  je 
le  passerai  sous  silence.*  Les  opinions  sont  partagées 
sur  le  nom  de  mai  que  donna  Romulus  à  son  troi- 
sième mois. 

Si  l'on  en  croit  Fuivîus  Nobilior  qui  déposa  ses 
Fastes  dans  le  temple  d'Hefcule  musagète,  Romulus, 
qui  avait  fait  deux  parts  de  son  peuple  sous  les  noms 
d'anciens  (^majores)  et  de  jeunes  (juniores)^  les 
premiers  destinés  à  servir  l'état  par  leurs  conseils ,  et 
les  seconds  par  leur  vaillance,  voulut  honorer  ces 
deux  classes  en  donnant  au  troisième  mois  le  nom 
de  mai,  et  au  quatrième  celui  de  juin.  D'autres  pré- 
tendent t{ue  le  mois  de  mai  a  passé  du  calendrier 
des  habitants  de  Tusculum  dans  le  nôtre;  car,  au- 
jourd'hui encore,  Jupiter  est  honoré  chez  eux  sous 
le  nom  de  Deus  ma/us  (Dieu  suprême),  à  cause 
de  sa  grandeur  et  de  sa  majesté  ;  mais  Cincius  veut 
que  ce  nom  vienne  de  Maia  qui,  suivant  lui,  est 
l'épouse  de  Yulcain;  il  s'appuie  sur  ce  que  le  flamine 
du  dieu  sacrifie  à  cette  déesse  aux  calendes  de  mai. 
Pison  soutient  que  l'épouse  de  Yulcain  se  nomme 
Majesta  et  non  Maia. 

Il  en  est  qui  assurent  que  mai  vient  de  Maia  mère 
de  Mercure.  Ce  qui  le  prouve,  disent- ils,  c'est  que 
pendant  ce  mois  tous  les  marchands  sacrifient  à 
Mercure  ainsi  qu'à  Maia.  D'autres,  qui  ont  pour  eux 
l'assentiment  de  Cornélius  Labeo ,  prétendent  que 
Maia ,   dont  on  célèbre  la  fête  pendant   le  mois  de 


LIVRE  I.  333 

mai,  n'est  autre  que  la  terre  qui  doit  ce  nom  à  son 
étendue ,  de  même  qu'on  l'appelle  magna  mater  (  la 
grande  mère)  dans  les  sacrifices  qu'on  lui  offre.  Us 
fondent  leur  opinion  sur  ce  qu'on  offre  à  Maia  une 
truie  pleine,  victime  spécialement  consacrée  à  la  terre, 
et  si  on  lui  adjoint  Mercure,  c'est,  disent-ils,  parce 
que  la  voix  des  nouveau  -  nés  se  fait  entendre  aussi- 
tôt qu'ils  touchent  la  terre.  Or  chacun  sait  que  Mer- 
cure est  le  dieu  de  la  parole  et  de  l'éloquence.  Nous 
tenons  de  Cornélius  Labeo  qu'à  l'époque  des  calendes 
de  mai ,  on  dédia  un  temple  à  cette  Maia  sous  le  nom 
de  la  Bonne  Déesse.  Qu'elle  soit  adorée  sous  ce  der- 
nier nom  et  sous  celui  de  la  Terre ,  c'est  Ce  dont  on 
peut  se  convaincre ,  nous  dit-il ,  par  le  culte  mysté- 
rieux qu'on  lui  rend.  Il  ajoute  que  dans  les  livres  des 
pontifes ,  elle  est  désignée  sous  les  noms  de  Bonne 
Déesse,  de  Fauna,  d'Ops  et  de  Fatua. 

On  la  nomme  Bonne  parce  qu'elle  procure  aux 
hommes  tous  les  biens  nécessaires  à  la  vie  ;  Fauna 
{A<àfa\fere^  favoriser),  parce  qu'elle  se  prête  à  tout 
ce  qui  est  utile  aux  êtres  animés;  Ops  (secours)  parce 
que  sans  son  aide ,  nous  n'existerions  pas  ;  Fatua  (  de 
Jàri^  parler) ,  parce  que  la  voix  du  nouveau-né ,  ainsi 
qu'il  a  été  dit  plus  haut,  ne  se  fait  entendre  que 
quand  il  a  touché  la  terre.  Les  uns  disent  qu'elle 
réunit  tous  les  attributs. de  Junon,  et  que  c'est  pour 
cette  raison  qu'elle  tient  un  sceptre  de  la  main  gau- 
che ;  les  autres  assurent  qu'elle  est  la  mêmei  que  Pro- 
serpine,  et  qu'on  lui  immole  une  truie  parce  que  cet 
animal  est  nuisible  aux  dons  de  Cérès  ;  quelques  per- 


334  SATURNALES. 

sonnes  la  croient  l'Hécate  terrestre;  pour  les  Béotiens, 
elle  est  Sémélc  bu  bien  la  fille  de  Faunus.  Ils  disent 
que  son  père,  amoureux  d'elle,  la  fustigea  avec  une 
branche  de  myrte  pour  la  contraindre  à  céder  à  ses 
désirs,  qu'elle  s'y  refusa  même  lorsqu'il  l'eut  enivrée; 
qu'enfin  il  se  métamorphosa  en  serpent'  et  parvint 
à  jouir  d'elle.  Us  donnent  pour  preuves  de  ces  asser- 
tions que  le  myrte  est  proscrit  de  son  temple  ;  que 
sa  tête  est  ombragée  d'une  vigne,  en  mémoire  des 
moyeùs  qu'employa  son  père  pour  tâcher  de  la  sé- 
duire; qu'on  ne  peut  introduire  du  vin  dans  son  sanc- 
tuaire que  sous  le  nom  de  lait,  et  que  le  vase  qui  le 
contient  prend  celui  de  vase  à  miel  ;  enfin ,  que  les 
serpents  qu'on  voit  dans  ce  sanctuaire  sont  apprivoi- 
sés. Pour  quelques  personnes ,  cette  déesse  est  Médée, 
parce  que  ses  prêtres  tiennent  des  herbes  de  toute 
espèce  dont  ils  composent  des  médicaments ,  et  parce 
que  l'entrée  de  son  temple  est  intei*dite  aux  hommes 
à  cause  de  l'infidélité  de  l'ingrat  Jasbn. 

Honorée  chez  les  Grecs  sous  le  nom  de  divinité  des 
femmes,  elle  était,  selon  Varron,  fille  de  Faunus,  et 
si  chaste  que  jamais  elle  ne  sortit  du  gynécée,  que 
jamais  son  nom  ne  fut  prononcé  en  public,  et  que 
jafiiais  homme  ne  la  vit,  ni  ne  fut  vu  d^elle.  Voilà 
pourquoi  les  hommes  ne  sont  pas  admis  à  ses  fêtes. 
Réciproquement,  les  femmes,  en  Italie,  ne  peuvent 
assister  à  la  célébration  des  mystères  d'Hercule ,  parce 
qu'un  jour  ce  héros  ayant  eu  soif,  dans  te  temps  qu*il 
traversait  ntalic  avec  lès  bœufs  de  Oérion,  la  femme 
à  laquelle  il  s'adressa  lui  refusa  de  Teau  sous  pré- 


^ 


LIVRE  r.  ,  335 

texte  qu'on  célébrait  ce  jour-là  la  fête  de  la  Bonne 
Déesse,  ou  de  la  déesse  des  femmes,  et  qu'il  n'était 
pas  permis  aux  hommes  de  rien  goûter  de  ce  qui  ap- 
partenait aux  préparatifs  de  cette  fête.  En  conséquence, 
Hercule,  instituant  aussi  une  fête,  se  vengea  des  fem- 
mes en  leur  donnant  l'exclusion ,  et  en  ordonnant  h 
Pinarius  et  à  Potitius,  gardiens  de  son  temple,  de  leur 
en  défendre  l'entrée.  C'est  le  nom  de  IVf  aia  que  nous 
avons  dit  être  la  même  que  la  terre,  et  la  même  aussi 
que  la  Bonne  Déesse ,  qui  nous  a  amené  à  dire  tout 
ce  que  nous  savons  de  cette  dernière. 

Au  mois  de  mai  succède  celui  de  juin,  nom  qui 
lui  fut  donné  en  l'honneur  d'une  portion  du  peuple 
romain,  comme  il  a  été  dit  ci-dessus;  ou,  selon  Cin- 
ciùs,  parce  que  chez  les  Latins  on  VappehitJunonius, 
dénomination  qu'il  conserva  long-temps  dans  le  ca- 
lendrier des  habitants  d'Aricie  et  de  Préneste,  et  aussi 
dans  le  notre,  à  ce  que  dit  Nisus  dans  ses  commen- 
taires des  Fastes.  Il  ajoute  que  de  Junonius,  on  fit 
par  la  suite  Junius  en  supprimant  quelques  lettres. 
Et  en  effet,  le  temple  de  Junon  Moneta  lui  fut  dédié 
le  jour  des  calendes  de  juin.  Ce  mois,  suivant  quel- 
ques anciens   écrivains ,  reçut  son   nom  de  Junius 
Brutus  qui  le  premier  fut  consul  à  Rome,  et  qui  ayant 
chasse  Tarquin  le  jour  des  calendes,  sacrifia  sur  le 
mont  Cœlius  à  la  déesse  Carna  pour  s'acquitter  d'un 
vœu  qu'il  avait  fait  dans  cette  journée.  Comme  cette 
déesse  préside  aux  viscères  du  corps  humain,  on  re- 
commande à  sa  protection  le  cœur,  le  foie  et  les  au- 
tres organes  intérieurs  ;  et  parce  que  ce  fut  en  dissi- 


/ 


336  SATURNALES. 

mulant  ce  qu'il  avait  dans  le  cœtir  que  Brutus  fut  eii 
état  d'opérer  les  bienfaits  de  la  restauration ,  il  érigea 
un  temple  à  cette  divinité,  à  laquelle  on  sacrifie  une 
purée  faite  de  farine  de  haricots  et  de  lard,  par  la 
raison  que  ces  aliments  restaurent  puissamment  les 
forces  du  corps.  Remarquons  que  les  calendes  de 
juin  sont  vulgairement  nommées  fabarÙB,  parce  que 
les  fèves,  mûres  alors,  sont  employées  dans  les  sa- 
crifices. 

Après  juin  vient  juillet  qui,,  selon  la  division  de 
Romulus  dont  Tannée  commence  par  mars,  s'appelait 
quintiUs  (  cinquième  ) ,  et  qui  a  conservé  ce  nom 
même  après  que  Numa  eut  ouvert  Tannée  par  deux 
nouveaux  mois ,  janvier  et  février  ;  changement  qui 
assignait  à  ce  mois  non  le  cinquième,  mais  le  septième 
rang.  Par  la  suite ,  et  sur  la  proposition  du  consul 
M.  Antoine,  il  fut  nommé  juillet  {^Julius)  .en  Tlion- 
neur  du  dictateur  Jules  César,  parce  que  ce  fut  le 
quatre  des  ides  de  quintilis  que  ce  grand  homme  vint 
au  monde. 

Le  mois  qui  suit,  appelé  d^abord  sextilis  (sixième), 
fut  ensuite  nommé  août  (  Augustus  )  en  l'honneur  de 
César  Auguste,  et  d'après  un  sénatus-consulte  dont 
voici  le  texte  : 

César  Auguste  imperator  (général  victorieux) 
ayant  été  nommé  consul  pour  la  première /ois 
dans  le  mois  de  sextilis ,  et  ce  même  mois  V ayant 
vu  trois /ois  triompher  dans  Rome  et  descendre  du 
Janicule  a  la  tête  des  légions  qui  marchaient  y 
pleines  de  confiance ^  sous  ses  auspices;  comme 


UVRR    f.  337 

de  plus  il  a  soumis  V Egypte  à  la  domination  du 
peuple  romain ,  et  mis  fin  à  la  guerre  civile  dans 
le  cours  de  sextilis;  d'après  toutes  ces  causes  qui 
ont  rendu  et  rendent  ce  mois  très^heureiix  pour 
r empire  romain ,  il  a  plu  au  sénat  de  lui  donner 
le  nom  (V Auguste.  Il  y  eut  aussi  un  plébiscite  à  ce 
sujet,  rendu  sur  la  proposition  du  tribun  Sextus  Pa- 
cubius. 

Septembre  a  gardé  son  premier  nom ,  quoique  Do- 
mitien  ait  voulu  qu'il  s'appelât  Germanicus ,  et  que 
le  mois  qui  le  suit  fut  nommé  Domitianus.  Mais  quand 
on  eut  rayé  le  nom  odieux  de  ce  tyran  de  dessus 
tous  les  monuments  de  son  règne,  ces  deux  mois  re- 
prirent leurs  anciens  noms,  et  ses  successeurs  redou- 
tant de  funestes  présages,  les  noms  des  quatre  der* 
niers  mois  de  Tannée  n'éprouvèrent  plus  d'innovation. 

Telle  fut  la  division  de  l'année  établie  par  Romu- 
lus.  Elle  était  composée,  comme  on  l'a  dit,  de  trois 
cent  quatre  jours ,  ou  de  quatre  mois  de  trente-un 
jours ,  et  de  six  mois  de  trente  jours.  Mais  comme 
cette  division  ne  s'accordait  ni  avec  le  cours  du  so- 
leil, ni  avec  les  phases  de  la  lune,  il  arrivait  quel- 
quefois que  les  plus  grands  froids  se  faisaient  sentir 
dans  les  mois  consacrés  à  l'été,  et  réciproquement.  Dans 
ce  cas,  on  laissait  écouler,  sans  les  assigner  à  aucun 
mois,  autant  de  jours  qu'il  était  nécessaire  pour  ar- 
river à  celui  de  ces  mois  qui  devait  coïncider  avec 
la  saison. 


I.  S2 


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338  SATURNALCS. 


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CHAPITRE  XIII. 

Division  de  r année  par  Numa.  Cause  de  rinter- 
cotation ,  et  à  quelle  époque  elle  commença. 

Numa  y  successeur  de  Romulos,  aussi  éckiré  que 
peut  l'être  celui  qui ,  né  dans  une  contrée  agreste  et 
dans  un  siècle  grossier,  na  d'autre  maître  que  son 
génie  (peut-être  aussi  n'ignorait- il  pas  la  méthode 
des  Grecs)  ^  ajouta  cinquante  jours  à  l'année.  Elle  se 
composa  donc  alors  de  354  jours,  période  que  Numa 
croyait  être  celle  de  douze  lunaisons.  Aux  cinquante 
jours  ajoutés ,  il  en  joignit  six  autres  pris  sur  chacun 
des  six  mois  de  trente  jours,  puis  il  divisa  ce  nom- 
hre  de  56  jours  en  deux  parties  égales  dont  il  forma 
deux  nouveaux  mois.  Il  voulut  que  le  premier  qu'il 
nomma  Januarius  (janvier)  fît  l'ouverture  de  l'a^imée. 
Il  convenait  en  effet  qu\m  mois  consacré  à  Janus 
au  double  visage  touchât  à  l'année  expirée  et  com- 
mençât Tannée  suivante.  Il  dédia  le  second  de  ces 
mois  à  Febnins ,  divinité  qui  préside  aux  lustratioiis. 
En  conséquence,  il  statua  qu'on  procéderait  en  février 
à  une  purification  générale  du  peuple ,  et  qu'on  of- 
frirait des  sacrifices  pour  apaiser  les  dieux  mânes. 

Bientôt  les  peuples  voisins,  adoptant  la  division 
faite  parce  prince,  réglèrent  leur  année  sur  la  sienne, 
tant  pour  les  mois  que  pour  les  jours,  avec  cette  seule 


différence  qu'îk  aiternateiit  Us  mois  de  trente  jours 
aveoceox  de  Tingt-neiif  jours.  Peu  de  temps  âpres, 
Numa  donna  à  janvier  un  jour  de  plus  en  l'honneur 
du  nombre  impair  dont  la  nature,  avant  Pythagore, 
avait  indique  les  propriétés.  Il  voulait  que  ce  nombre 
ftkt  affecté  nou'-seulement  à  Tannée,  mak  à  chaeun 
des  mois,  fSêvrier  seul  ^cepté.  En  efFet,  donze  mois, 
tous  fermés  de  jours  en  nombre  pair  ou  impair,  don* 
neraient  un  nombre  dé  jours  pairs  ;  mais  qu'un  seul 
de  ces  mois  soit  compose  de  joctrs  pairs,  le  nombre 
total  de  ceux  de  l'année  sera  impair.  Janvier,  avril, 
juin,  aoàt,  septembre,  novembre  et  décembre  furent 
donc  réglés  à  vingt-neuf  jours.  Ils  avaient  lenrs  nones 
le  cinq,  et  comptaient  dix-sept  joors  depuis  les  ides 
jusqu'aux  calendes. 

A  l'égard  'de  mars,  de  mai,  de  juillet  et  d'octobre, 
chacun  d'eux  était  composé  de  trente-un  jours.  Ils 
avaient  ieVBcs  nones  le  sept ,  et  comptaient  également 
dîx«sept  jours  depuis  les  idea  jnsqu'aux  calendes  ;  lé- 
vrier seul  n'eut  que  vingt-huit  jours.  Un  mois  coosa* 
eré  aux  mânes  devait  effectivement  présenter  le  sym- 
bole de  diminution  et  d'égalité  qui  convient  à  c»es 
divinités.  En  suivant  le  calendrier  de  Nuina  basé, 
comme  celui  des  Grecs,  sur  le  cotn*s  de  la  hine,  les 
Romains  durent  aussi  nécessairement  adopter  leur 
manière  d'intercaler.  Car  la  Grèce,  qui  s'était  aperçue 
qu'elle  avait  eu  le  tort  de  ne  donner  à  son  année  que 
trois  cent  cinquanteK{uatre  jours ,  tandta  qne  le  soleil 
emfrfoie  trois  cent  soixante-^inq  jours  et  un  quart  à 
panxMsrir  k  xodiaqne,  avait  en  reeours  aux  interca- 


aa. 


34o  SATURNALES. 

lations  qu'elle  avait  réglées  de  la  manière  suivante. 
Elle  avait  ajouté  à  la  (in  de  chaque  huitième  année 
quatre-vingt-dix  jours  dont  elle  avait  formé  trois  mois, 
chacun  de  trente  jours,  et  cela  pour  obvier  aux 
difficultés  que  présentait  l'intercalation  de  onze  jours 
et  un  quart  pour  chaque  année,  qui,  multipliés  par 
huit,  donnent  un  total  de  quatre*vingt-dix  jours.  Ils 
désignaient  ces  jours  sous  le  nom  de  supplémentaires, 
et  les  mois  sous  celui  d'intercalaires.  Les  Romains 
voulurent  suivre  la  même  marche,  mais  ils  n'y  réus- 
sirent pas,  car  leur  année  eut  un  jour  de  plus  que 
celle  des  Grecs,  et  c'était  celui  qu'ils  avaient  ajouté 
en  l'honneur  du  nombre  impair.  Ainsi  cette  interca- 
lation ,  sur  une  période  de  huit*  années ,  ne  pouvait 
remplir  son  but  ;  mais  ne  se  doutant  pas  encore  de 
la  fausseté  de  leur  opération,  ils  partagèrent  leurs 
quatre-vingt-dix  jours  en  quatre  parts,  savoir,  deux 
de  vingt  -deux  jours,  et  deux  de  vingt -trois  jours, 
qu'ils  placèrent  alternatfvement  après  chaque  deuxième 
année.  Cependant,  comme  à  la  fin  de  chaque  hui- 
tième année  l'erreur  devenait  plus  sensible,  ils  l'aper- 
çurent enfin ,  et  voici  la  correction  qu'ils  adoptèrent  : 
à  chaque  période  de  vingt-quatre  ans  révolus,  au  lieu 
d'ajouter  quatre-vingt-dix  jours,  ils  n'en  ajoutèrent 
que  soixante-six,  ce  qui  compensait  exactement  l'excé- 
dant des  vingt -quatre  jours  de  leur  calendrier  sur 
celui  des  Grecs. 

Le  mois  de  février,  placé  à  la  fin  de  l'année ,  fut 
chargé  de  recevoir  toutes  les  intercala tions;  c'était 
encore  à  l'imitation  des  Grecs,  car  eux  aussi  plaçaient 


LIVRE    I.  341 

à  la  fin  du  dernier  mois  leurs  jours  supplémentaires, 
ainsi  que  le  rapporte  Glaucippe  dans  son  Traité  des 
coutumes  religieuses  d'Athènes.  Les  Romains  diffé- 
raient cependant  des  Grecs  en  un  point  :  ceux-ci 
intercalaient  à  la  fin  du  dernier  mois,  et  ceux-là 
le  vingt-quatrième  jour  du  même  mois  ou  le  lende- 
main des  Terminales;  puis  ils  plaçaient  après  l'in- 
tercalation  les  cinq  jours  restants  du  mois  de  février. 
Us  en  agissaient  sans  doute  ainsi  d'après  un  ancien 
préjugé  religieux  qui  voulait  que  mars  suivît  immé- 
diatement février.  Mais  comme  souvent  il  arrivait  que 
les  nundines  (jours  de  marché)  tombaient  tai^tot  le 
premier  jour  de  Tan  et  tantôt  le  jour  des  nones  (cir- 
constances réputées  d'un  mauvais  augure),  on  em- 
ploya ,  pour  détourner  ces  deux  malheurs ,  un  moyen 
que  nous  ferons  connaître  lorsque  nous  aurons  dit 
pourquoi  l'on  évitait  que  les  jours  de  marché  se  ren- 
contrassent, soit  le  jour  des  calendes  de  janvier,  soit 
le  jour  des  nones,  à  quelque  mois  qu'elles  appar- 
tinssent. 

Toutes  les  fois  que  le  jour  du  marché  était  tombé 
le  premier  jour  de  Tannée,  cette  même  année  avait 
été  signalée  par  des  événements  déplorables,  et  la 
sédition  de  Lepidus  avait  donné  de  nouvelles  forces 
à  ce  préjugé. 

A  l'égard  des  nones,  on  croyait  devoir  éviter  ce 
jour-là  les  nombreux  rassemblements,  et  voici  pour- 
quoi :  après  l'expulsion  des  rois,  les  Romains  conti- 
nuèrent à  fêter  les  nones  en  l'honneur  de  Servius 
Tullius  qui  était  né  à  pareil  jour.  Or,  comme  on 


3^11  SATURlfÀLES. 

ignorait  dsim  cjuel  mois, on  le$  célébrait  toutes;  maïs 
le$  pontifes ,  diargés  4u  calendrier,  craignant  que  de 
semblables  fêt^s  ne  fiassent»  pour  la  mnltitude,  une 
occasion  de  remuer  en  faveur  des  rois,  prirent  des 
Qiesures  pour  que  les  marchés  ne  tinssent  pas  les 
joars  des  nones.  On  laissa  donc  à  leur  disposition  le 
jour  superflu  mentionné  ci -dessus  pour  qu'ils  Tinsé- 
Fassent  à  volonté,  mais  seulement  au  milieu  des  Ter- 
minales ou  du  mois  intercalaire,  et  de  manière  à 
évitert  4w^  1^  cours  de  l'année,  la  rencontre  des 
jours  de  marché  avec  ceui;  des  nones»  Voilà  ce  qui 
a  fait  dire  à  quelques  anciens  écrivains  que  les  Ro- 
mains avaient  non  ^seulement  un  mois,  mais  encore 
un  jour  intercalairCf 

Lies  sentiments  sont  partagés  sur  l'époque  où  com- 
inença  rintercalàtion  ;  Licinius  Maoer  la  fait  remonter 
à  Romulus.  Antias,  au  second  livre  de  ses  Annales, 
affirme  que  Numa  imagina  cet  expédient  à  Toccasion 
de  ses  rites  religieux.  Junius  veut  que  ce  soit  le  rot 
Servius  Tullius  qui  ait  employé  le  premier  cette  mé- 
thode, et  Yarron  attribue  de  plus  au  même  roi  Pin- 
stitution  des  jours  de  marché.  Tudîtanus  rapporte, 
au  troisième  livre  de  son  Traité  des  magistrats,  que 
les  décemvirs,  qui  ajoutèrent  deux  tables  de  lois  aux 
dix  premières,  provoquèrent  un  plébiscite  pour  Tinter^ 
calation;  c'est  aussi  le  sentiment  de  Cassius.  Fulviua 
impute  ce  fait  au  consul  Manius ,  l'an  de  Rome  65^ , 
peu  iivant  )a  gueire  d'JÈtolîe  ;  mais  il  est  contredît 
par  Varron  qui  soutient  qu'une  très -ancienne  loi, 
faisant  mention  de  Tintercalation,  fut  gravée  sur  une 


colonne  d'airain ,  sous  le  Gonsulat  de  L.  Piiiarius  et 
de  Furius.  Mais  en  voiU  assex  sur  œ  sujet.. 

CHAPITRE  XIV. 

Des  corrections  faites  au  calendrier^  d'abord  par 
César,  ensuite  par  jiuguste. 

On  vit  cependant  des  temps  où  la  superstition 
s'opposa  à  toute  espèce  d'intercalation.  Quelquefois 
Aussi  le  collège  des  pontifes  voulant  favoriser  les 
publicains,  fiiisait  subir  à  Tannée,  tantôt  une  aug- 
mentation, tantôt  une  diminution  de  jours;  et,  sous 
le  prétei^te  de  régulariser  le  calendrier,  ils  ajoutaient 
à  aoQ  imperfection.  Mais  ce  mode  si  vague  et  si  inre-^ 
gulier  de  supputation  disparut  par  les  soins  de 
C.  César  qui  le  détermina  invariablement,  à  l'aide 
du  tableau  qup  lui  présenta  le  scribe  M.  Flavius,  et 
dans  lequel  Tordre  et  la  suite  des  jours  de  Tannée 
étaient  fiiciles  à  saisir,  et  une  fois  bien  saisis  ne  pou- 
vaient plus  être  e:i(posés  à  aucune  variation.  César 
donc,  voulant 4>rocéder  à  une  nouvelle  division ,  laissa 
écouler  tous  les  jours  qui  auraient  pu  causer  du  dé- 
rangement dans  le  nouveau  comput',  eu  sorte  que 
cette  année,  avec  laquelle  devait  finir  le  désordre, 
fut  composée  de  443  jours.  Puis,  à  l'imitation  des 
Égyptiens,  seul  peuple  instruit  de  la  marche  des 
corps  célestes ,  il,  régla  Tannée  d'après  le  cours  du 


344  SATDRNALES. 

soleil  9  qui  fkit  sa  révolution  en  365  jours  1^4-  £« 
effet,  Tannée  lunaire  n'a  qu'un  mois,  puisque  la  lune 
n'emploie  pas  tout-à-fait  cet  espace  de  temps  à  par- 
courir le  zodiaque  ;  il  est  donc  convenable  de  régler 
l'année  solaire  d'après  le  nombre  de  jours  que  met  le 
soleil  à  revenir  au  point  d'où  il  était  parti.  Celle-ci 
est  l'année  révolue,  la  grande  année,  et  l'année  lu- 
naire la  petite  année.  Virgile  les  indique  toutes  deux 
quand  il  (lit  : 

Le  soleil  dans  son  cours  trace  la  grande  année. 

Ateius  Capito  infère  de  là  que  le  mot  annus  (année) 
est  dérivé  de  la  révolution  circulaire  du  temps,  parce 
que  les  anciens  se  servaient  de  an  au  lieu  de  circum 
(autour),  comme  l'a  fait  Caton  dans  ses  Origines;  il 
dit  :  an  ierminum ,  pour  circum  îerminum  (  autour 
de  la  limite  ) ,  et  ambire  pour  circumire  ( environner). 

César  ajouta  donc  dix  jours  à  l'ancien  calendrier  pour 
compléter  les  365  jours  de  station  que  fait  le  soleil  dans 
le  zodiaque.  Quant  au  quart  de  jour  restant,  il  décida 
que  les  pontifes  chargés  du  calendrier  intercaleraient 
un  jour  à  la  fin  de  chaque  quatrième  année,  dans 
le  même  mois  et  à  la  même  place  que  le  faisaient 
les  anciens,  c'est-à-dire  avant  les  cinq  derniers  jours 
de  février  ou  avant  le  sixième  des  calendes  de  mars: 
d'oii  cette  quatrième  année  fut  nommée  bissextile. 

A  l'égard  des  dix  jours  ajoutés,  voici  comme  il 
les  distribua:  il  ajouta  deux  jours  à  janvier,  autant 
à  août  (sexiiiis)j  autant  à  décembre,  et  un  seul  aux 
mois   d'avril,  juin,  septembre  et  novembre;   il    œ 


LIVRE   I.  345 

toucha  pas  à  février  par  respect  pour  le  culte  des 
dieux  mâues,  et  laissa  tels  qu'ils  étaient  mars,  mai, 
juillet  (  quintilis)  et  octobre,  parce  qu'ils  avaient  leur 
complément.  Ijeurs  nones,  fixées  par  Numa  au  sep- 
tième jour,  ne  changèrent  pas;  celles  mêmes  de  jan- 
i^ier,  août  et  décembre,  placées  au  cinquième  mois, 
n'éprouvèrent  pas  de  mutation,  bien  que  chacun  de 
ces  mois  eût  été  augmenté  de  deux  jours':  seulement 
on  compta  dix-neuf  jours  des  ides  aux  calendes;  car 
César  ne  voulut  insérer  les  jours  ajoutés  ni  avant  les 
nones,  ni  avant  les  ides,  afin  que  ces  institutions 
religieuses  pussent  conserver  leurs  dates,  que  cette 
insertion  aurait  déplacées.  Le  même  .motif  l'engagea 
à  ne  pas  les  insérer  non  plus  immédiatement  après  les 
ides,  mais  il  les  intercala  après  les  fériés  de  chaque 
mois.  Les  deux  jours  donnés  à  janvier  devinrent,  en 
conséquence,  le  quatre  et  le  trois  des  calendes  de 
février;  le  jour  supplémentaire  d'avril  devint  le  trois 
des  calendes  de  mai;  celui  de  juin,  le  trois  des  ca- 
lendes de  juillet;  ceux  du  mois  d'août,  le  quatre  et 
le  trois  des  calendes  de  septembre;  celui  de  septembre 
le  trois  des  cal'endes  d'octobre;  celui  de  novembre,  le 
trois  des  calendes  de  décembre;  enfin  ceux  de  dé- 
cembre, le  quatre  et  le  trois  des  calendes  de  janvier. 
Il  arriva  de  là  que  de&  divers  mois  augmentés  par 
César,  et  qui  offraient  auparavant  un  intervalle  de 
dix-6ept  jours  entre  leurs  ides  et  les  calendes  sui- 
vantes, les  uns,  ceux  augmentés  de  deux  jours,  pré- 
sentèrent entre  ces  mêmes  ides  et  les  calendes  du 
mois  suivant  un  intervalle  de  dix  -neuf  jours;  et  les 


346  ^ATOllJfAI^ES* 

autres,  ceux  augmentés  seuleoieot  d'un  jour,  un  in- 
tervalle  de  dix^huit  jours.  Cependant  l'ordre  ds&  tan» 
de  chacun  de  ces  mois  ne  fut  pas  interrompu.  PSar 
exemple,  l'usage  était,  avant  la  réforme  du  caloH 
drier,  lorsqu'un  mois  avait  une  fête  ou  une  finrie 
placée  trois  jours  après  ses  ides,  de  la  dater  du  i6 
avant  les  calendes.  Ce  même  mode  subsista  après  la 
réforme,  quoique  cette  fête  ou  férié  tombât  alors 
le  17  ou  le  18  avant  les  calendes,  selon  qu'on  avait 
ajouté  au  mois  un  ou  deux  jours.  L'intention  de 
César,  en  insérant  ces  jours  supplémentaires  à  la  fin 
de  chaque  mois ,  après  toutes  les  fêtes  qui  pouvaient 
s'y  trouver,  et  en  les  mettant  au  nombre  des  jours 
fastes ,  était  de  donner  plus  d'ejçtension  aux  relations 
de  U  vie  sociale.  Non  •  seulement  il  ne  permit  pas 
qu'un  seul  de  oes  jours  fût  néfaste,  il  ne  souffiît  pas 
même  qu'il  fût  jour  d'assemblée ,  tant  il  craignait  de 
dpnqer  un  aliment  à  l'ambition  des  magistrats*  Ayant 
ainsi  réglé  l'année  civile ,  qu'il  mit  en  concordance 
avec  les  phases  de  la  lune,  César  prescrivit,  par  un 
édit,  l'usage  du  nouveau  calendrier.  L'erreur  se  serait 
arrêtée  là  si  les  pontifes  n'en  eussent  commis  une 
nouvelle,  basée  sur  la  correction  elle-même;  car,  au 
lieu  d'intercaler  le  jour  résultant  des  quatre  quarts 
de  jour  à  la  fin  de  la  quatrième  année,  et  avant  le 
commencement  de  la  cinquième ,  ils  intercalèrent  au 
commencement  de  la  quatrième  année.  Cette  méprise 
dura  trente-six  ans,  en  sorte  qu'au  lieu  de  neuf  jours, 
il  y  en  eut  douze  d'intercalés;  mais  Auguste  y  re* 
média  en  laissant  écouler  douze  années  sans  interca- 


s 


LIVRE    I.  347 

laiton,  pour  fiiire  disparaître  les  trois  jours  excé- 
dants; ensuite  il  ordonna  qu'on  intercalerait  au  com- 
nïencement  de  chaque  cinquième  année  ^  comme  César 
Tavait  établi;  et  pour  perpétuer  la  durée  des  nou- 
veaux fostes,  il  les  fit  graver  sur  des  tables  d  airain. 

CHAPITRE  XV. 

Des  calendes  f  des  ides  et  des  nones- 

Cette  méthode  d'intercaler  avant  le  commencement 
de  la  cinquième  année,  dit  alors  Horus,  s'accorde 
avec  celle  de  l'Egypte ,  mère  des  sciences  et  des  arts. 
Mais  il  n'y  a  rieo  de  compliqué  dans  l'année  des 
Égyptiens,  dont  tous  les  mois  sont  de  trente  jours, 
et  lorsque  douze  de  ces  mois  sont  écoulés,  c'est-à- 
dire  au  bout  de  36o  jours,  ils  ajoutent  à  leur  année 
1^  cinq  jours  complémentaires  qu'ils  placent  entre 
août  et  septembre.  C'est  encore  entre  ces  deux  mois 
qu'ils  inteixalent,  à  la  fin  de  chaque  quatrième  année, 
1#  jour  résultunt  des  quatre  quarts  de  jour  ;  au  lieu 
que  chez  vous  la  manière  de  compter  les  jours  de- 
puis la  commencement  d'un  mois  jusqu'à  sa  fin  n'est 
pas  unifionne*  Des  calendes  vous  passez  aux  nones, 
puis  de  là  à  une  autre  sorte  de  jours  que  vous  nom- 
mez ides;  ensuite  vous  revenez,  si  j'ai  bien  entendu 
ce^ue  vous  venez  de  dire,  aux  calendes  du  mois  sui- 
vant, Je  désirerais  bien  connaître  la  valeur  de  ces 


348  SATURNALES. 

expressions,  et  j'avoue  que  je  ne  comprends  pas  da- 
vantage les  noms  que  vous  donnez  à  chacun  de  vos 
jours  qui  sont  désignés,  soit  par  le  mot  fastes,  soit 
par  telle  ou  telle  autre  dénomination.  Je  conviens 
encore  que  je  ne  sais  ce  que  c'est  que  vos  nundines, 
dont  l'observation  exige  de  vous  tant  de  régularité  et 
de  précaution.  Comme  étranger,  je  n'ai  pas  à  rougir 
de  mon  ignorance  ;  je  serais  même  citoyen  romain 
que  je  n'aurais  pas  honte  de  recevoir  des  leçons  de 
Praetextatus.  Nous  ne  devons  certainement  pas  rougir, 
repartit  celui-ci,  ni  vous  Horus,  qui  êtes  Egyptien 
d'origine,  ni  nous  qui  sommes  Romains,  de  nous  oc- 
cuper de  recherches  sur  lesquelles  l'antiquité  elle- 
même  s'est  exercée. 

Un  nombre  infini  d'écrivains  dont  nous  allons  ras- 
sembler succinctement  les  diverses  opinions  ont  agité 
des  questions  relatives  atix  calendes,  aux  nones,  aux 
ides ,  aux  fêtes  et  fériés.  Quand  Romulus ,  génie  puis- 
sant mais  agreste,  organisa  son  petit  état,  il  voulut 
que  chaque  mois  commençât  avec  la  nouvelle  lune; 
mais  comme  cette  phase  loin  d'être  régulière,  éprouve 
des  variations  soit  de  retard,  soit  d'avance,  basées 
sur  des  causes  invariables,  on  était  obligé  d'ajouter 
ou  d'ôter  des  jours  au  mois  qui  venait  de  finir,  selon 
qu'elle  retardait  ou  qu'elle  avançait.  Ce  fut  donc  le 
hasard  qui  fixa  le  nombre  de  jours  de  chaque  mois , 
en  sorte  que  les  uns  en  eurent  29  et  les  autres  3r. 
Cependant  il  fut  décidé  que  des  nones  aux  ides,  il  y 
aurait  neuf  jours  d'intervalle,  et  seize  des  ides  aux  ca- 
lendes prochaines.  Les  plus  longs  mois  eurent  donc 


LIVRE    I.  349 

leurs  deux  jours  d'augmentation  placés  entre  leurs 
calendes  et  leurs  uones.  Voilà  pourquoi  les  un&  ont 
leurs  nones  le  cinquième  jour  à  partir  des  calendes  9 
et  les  autres  le  septième  jour.  Cependant  César,  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut ,  voulant  conserver  aux  in- 
stitutions religieuses  la  fixité  de  leurs  dates,  n'opéra 
pas  de  changement  dans  celle  des  nones ,  même  dans 
les  mois  auxquels  il  ajoute  deux  jours,  que,  par  res- 
pect pour  le  culte,  il  plaça  après  les  fériés  de  chaque 
mois. 

Anciennement,  et  avant  que  le  scribe  Cn.  Flavius 
eût,  contre  le  gré  du  sénat,  rendu  les  fastes  publics, 
un  pontife  d'un  ordre  inférieur  était  chargé  d'obser- 
ver le  moment  de  la  nouvelle  lune ,  et  d'en  informer 
le  roi  des  sacrifices.  Tous  deux  faisaient  alors  des  H- 
hâtions  aux  dieux;  ensuite  le  pontife  convoquait  le 
peuple  au  Capitole,  près  de  la  curie  Calabra,  voisine 
de  la  cabane  qu'habita  Romulus,  et  proclamait  com- 
bien de  jours  devaient  s'écouler  des  calendes  aux 
nones;  si  c'était  cinq  jours,  il  répétait  cinq  fois  le  mot 
grec  xaXû  (j'appelle);  et  sept  fois  si  l'intervalle  était 
de  sept  jours.  C'est  ce  qui  fit  donner  le  nom  de  ca- 
lendes au  premier  de  ces  jours  ainsi  proclamés,  et 
de  là  vient  aussi  le  nom  de  Calabra,  donné  à  la  curie 
où  Ton  se  rassemblait. 

'Cette  proclamation  du  pontife  en  sous-ordre,  Ëiite 
le  jour  de  la  nouvelle  lune,  avait  pour  but  d'indi- 
quer la  date  des  nones  aux  habitants  des  campagnes, 
qui  devaient,  ce  jour-là,  se  rendre  à  la  ville  pour 
apprendre  du  roi  des  sacrifices  le  motif  des  fériés, 


35o  SilTU&lfàLlBS. 

ainsi  que  les  devoirs  i  reiiif4ir  dans  le  ccMirs  du 
mois  ;  c'est  ce  qui  a  (ait  croire  à  quelques  personnes 
que  ks  ncmes  sont  ainsi  appelées  parce  qu'dles  com- 
mencent un  nouvel  ordre  de  choses  (  noi^as  tes  iïïèci* 
pùmi)^  ou  parce  que  neuf  jours  {na^em  dies)  les 
séparent  des  ides.  C^  les  Toscans ,  les  nones  rêve* 
naient  plus  souv^it,  puisque  de  neuf  jours  en  neuf 
jours,  ils  venaient  saluer  leur  roi,  et  s'occuper  de 
leurs afiaires  particulières.  Le  nom  des  ides  nous  vient 
aussi  des  Toscans  qui  appellent  ce  jour  itiSy  mot  qui 
équivaut  chez  eux  à  celui  de  gage  de  Jupiter. 

£n  effet,  Jupiter,  regardé  comme  auteur  de  la  lu* 
mière,  est  célébré  dans  les  vers  saliens  sous  le  nom 
de  dieu  de  la  clarté  ;  il  Test  chez  les  Cretois  soas  celui 
de  dieu  du  jour;  et  >nous-mémes,  nous  l'invoquons 
sous  le  nom  de  Diespitery  c'est-à-dire  Jtiei  pater 
(  père  de  la  lumière  ).  C'est  donc  avec  raison  qne  le 
jour  des  ides  est  appelé  gage  de  Jupiter,  puisqu'à 
cette  date  du  mois,  le  coucher  du  soleil  ne  fiiit  pas 
disparaître  la  lumière,  et  que  la  lune ,  alors  dans  son 
plein,  remplace  celle  que  nous  devions  à  l'aslre  du 
jour.  Ainsi  les  Toscans  ont  eu  raison  de  nommer 
gage  de  Jupiter  le  jour  dont  la  nuit  n'a  pas  de  té« 
nèbres:  aussi  l'antiquité  a-t-elle  voulu  que  les  ides  de 
chaque  mois  fussent  consacrées  à  ce  dieu.  Quelques 
personnes  croient  que  idus  vient  de  vidas ^  dérive  de 
videre  (  voir) ,  en  retranchant  le  v^  parce  que  ce  jour- 
là  on  voit  la  lune  dans  son  plein;  et  qu'au  contraire, 
du  mol  grec  i^^ei  (je  vois  ) ,  on  a  £aiit  video  en  ajou* 
tant  un  v.  D'autres  aiment  mieux  dériver  le  mot 


LIVRE    I.  35 1 

du  Grec  éâoç  (belle  forme  ),  parce  que  la  lune  dé- 
couvre alors  sa  face  entière.  Il  en  est  qui  pensent  que 
iéias  vient  de  iiiulis ,  nom  donné  à  la  brebis  blanche 
que,  chez  les  Toscans,  le  flamine  offre  à  Jupiter  aux 
ides  de  chaque  mois.  Une  étymologte,  suivant  nous 
plus  vraisemblable,  c'est  iduare,  qui,  en  langue 
étrusque,  signifie  partager,  parce  qu'en  efiet  les  ides 
partagent  le  mois  ;  et  de   là  vient  vidua  (  veuve  ) , 
pour  valde  idua ,  ou  valde  divisa  (  fortement  sépa- 
rée): on  peut  aussi  entendre  par  vidua  une  femme 
a  vira  divisa  (  séparée  de  son  mari  ). 

De  même  que  les  ides  étaient  consacrées  à  Jupiter, 
les  calendes  l'étaient  à  Junon  :  c'est  un  fait  garanti 
par^Yarron  et  par  les  pontifes;  il  l'est  également  par 
les  Lanrentins  qui,  fidèles  à  leurs  antiques  institu- 
tions^ religieuses,  ont  conservé  à  Junon  le  surnom  de 
Calendaire*  Ajoutons  qu'ils  invoquent  cette  divinité 
le  jour  des  calendes  de  chaque  mois,  depuis  celles  de 
mars  jusqu'à  celles  de  décembre  inclusivement.  Il  en 
est  de  même  chez  nous  ;  car,  outre  le  sacrifice  que  le 
premier  jour  de  diaque  mois  le  pontife  en  sou»^rdre 
offine  à  Junon  dans  la  curie  Calabra,  la  grande-prê- 
tresse, à  la  même  époque,  lui  immole,  dans  son  pa- 
lais, soit  une  brebis,  soit  une  truie.  C'est  du  nom  de 
cette  déesse  que  Janus  a  reçu  le  surnom  de  Junonius, 
parce  qu'il  préside  à  l'ouverture  de  chaque  mots, 
comme  Junon  à  toutes  les  calendes;  et  c'est  encore 
parce  que  nos  ancêtres  commençaient  leurs  mois  à  la 
nouvelle  lune,  qu'ils  lui  consacrèrent  les  calendes,  la 
lune  et  Junon  étant  pour  eux  la  même  divinité;  ou 


352  SATURNALES. 

peut-être  parce  que  la  lune  circule  dans  les  airs ,  ce 
qui  lui  a  fait  donner  chez  les  Grecs  le  surnom  d'Arté- 
mis  j  contraction  d^aeroiomès  (qui  fend  les  airs  );  et, 
comme  Takr  est  sous  le  domaine  de  Junon ,  c'est  avec 
raison  que  l'antiquité  lui-  a  dédié  le  premier  jour  de 
chaque  mois.  Je  ne  dois  pas  omettre  que  nos  aïeux 
ôut  décidé  qu'il  n'est  pas  permis  de  procéder  à  la 
consommation  du  mariage  pendant  les  calendes,  les 
ides  et  les  nones  qui,  à  l'exception  des  dernières, 
sont  des  fériés;  or,  c'est  une  impiété  d'agir  à  force 
ouverte  contre  qui  que  ce  soit  pendant  les  fériés.  Aussi 
ne  se  maritvt-on  passées  jours-là,  afin  de  ne  pas  sem- 
bler faire  violence  aux  vierges.  Nous  tenons  de  Varron 
que  Yerrius  Flaccus ,  habile  interprète  du  code  reli- 
gieux, avait  coutume  de  dire  que  comme  on  peut, 
pendant  les  fériés,  nettoyer  les  anciens  fossés,  mais 
non  pas  en  creuser  de  nouveaux,  de  même  on  peut 
épouser   une  veuve   et  non  pas   une  vierge.  Mais 
dira-t-on ,  pourquoi  donc  ne  peut-on  se  marier  pen- 
dant les  nones  qui  ne  sont  pas  des  fériés?  En  voici  la 
raison  qui  est  évidente  :  le  premier  jour  des  noces 
est  donné  à   la  pudeur;  le   lendemain    la  nouvelle 
mariée  doit  être  mise  en  possession  de  son  autorité 
dans  la  maison  de  son  mari,  et  offrir  un  sacrifice; 
mais  tous  les  lendemains  des  calendes,  des  ides  ou 
des  nones  sont  également  regardés  comme  des  jours 
funestes;  ainsi  ce  serait' sous  de  malheureux  auspices 
que  l'épousée  entrerait  dans  ses  nouvelles  fonctions, 
ou  qu'elle  offrirait  son  hommage  à  la  Divinité  ;  c'est 


LIVRE  I.  353 

donc  avec  raison  que  le  mariage  est  interdit  le  jour 
des  nones. 


CHAPITRE  XVI. 

Distinction  des  Jours  chez  les  Romains  y  et  leurs 

diverses  dénominations. 

L'ordre  des  matières  nous  ayant  conduit  à  parler 
des  jours,  nous  allons  maintenant  répondre  en  peu 
de  mots  aux  questions  que  nous  a  faites  notre  cher 
Horus.  Numa  qui  avait  divisé  Tannée  en  mois ,  divisa 
aussi  le  mois  en  jours,  et  distingua  ceux-ci  sous  les 
noms  de  jours  de  fête,  jours  de  travail  et  jours  mi- 
partis.  Les  premiers  sont  consacrés  aux  dieux  ;  pen- 
dant les  seconds,  chacun  peut  vaquer  à  ses  affaires 
de  quelque  nature  qu'elles  soient;  et  les  troisièmes 
sont  communs  aux  dieux  et  aux  hommes.  Aux  jours 
de  fêtes  appartiennent  les  sacrifices,  les  banquets  of« 
ferts  aux  dieux,  la  célébration  des  jeux,  et  les  fériés. 
On  distingue  les  jours  de  travail  en  jours  fastes,  jours 
cx>miciales,  jours  nommés  comperendini j  en  jours 
fixés  (  sous-entendez  pour  régler  les  discussions  avec 
rétranger),  et  en  jours  dits  prœliares.  Quant  aux 
jours  mi-partis,  c'est  sur  lui-même  que  chacun  d'eux 
opère  sa  division.  On  peut,  à  certaines  heures,  rendre 
la  j  ustice ,  et  à  d'autres  heures  on  ne  le  peut  pas  ;  on 
ne  le  peut  pas  pendant  l'immolation  de  la  victime , 
I.  a3 


354  SATURir^LES. 

on  le  peut  pendant  qu'on  ouvre  et  qu'on  examine  ses 
entrailles;  et  de  rechef  on  ne  le  peut  pas  lorsqu'on  la 
brûle. 

Il  convient  donc  de  s'étendre  un  peu  sur  les  jours 
de  fêtes,  et  sur  les  jours  de  travail.  C'est  un  jour  de 
fête  quand  on  sacrifie  aux  dieux ,  quand  on  les  invite 
à  un  festin  solennel ,  quand  on  célèbre  des  jeux  en 
leur  honneur,  et  lorsqu'on  observe  les  fériés.  Or,  les 
fériés  communes  à  tout  le  peuple  sont  de  quatre 
sortes  :  les  unes  sont  à  date  fixe,  d'autres  sont  indi- 
qcKes  chaque  année  ;  ajoutez- y  les  Séries  de  circon- 
stance et  les  nundines.  Les  premières,  inamovibles, 
ont  lieu  le  même  jour  tous  les  ans;  les  principales 
sont  les  Agonales,  les  Carmentales  et  les  Lupercales. 
Les  secondes  sont  mobiles ,  et  le  jour  de  leur  célé- 
bration est  fixé  par  quelque  pontife  ou  magistrat  ; 
telles  sont  les  fériés  latines  «  celles  des  semailles,  les 
Paganaleset  les  Compitales.  Les  fériés  de  circonstance 
sont  celles  ordonnées  par  les  consuls  ou  les  préteurs 
en  vertu  du  pouvoir  dont  ils  sont  investis.  Les  nun- 
dines  sont  établies  en  fiiveur  des  habitants  de  la 
campagne  qui  se  rendent  à  la  ville  tous  les  neuf  jours 
pour  affaires  particulières  ou  commerciales./l)  est 
aussi  des  fériés  propres  à  certaines  femilles:  les  mai- 
sons Claudia  y  Julia,  Emilia,  Cornelia,  etc.,  ont  les 
leurs;  telle  autre  famille  peut  avoir  les  siennes  qu'elfe 
observe  d'après  ses  usages  domestiques.  Tout  parti- 
culier a  aussi  les  siennes,  comme  les  jours  de  nais- 
sance, de  funérailles,  d'expiations;  ceux  où  la  foudre 
a  tombé  chez  lui;  et  chez  nos  ancêtres,  il  suffisait 


LIVRE  1.  355 

de  prononcer  le  nom  de  la  déesse  de  la  santé,  des 
divinités  qui  président  aux  semailles,  aux  champs  en- 
semencés, aux  grains  levés,  à  ceux  recueillis  et  ser- 
rés, pour  être  en  férié.  Toutes  les  fois  que  la  flami- 
nique  entendait  le  tonnerre,  elle  était  en  férié  jusqu'à 
ce  qu'elle  eut  apaisé  les  dieux,  j Les  prêtres  assuraient 
que  les  fériés  étaient  profanées,  si  l'on  travaillait 
après  qu'elles  avaient  été  proclamées  dans  les  termes 
prescrits. 

Qui  plus  est ,  la  vue  de  toute  occupation  mécani* 
que  pendant  les  fériés  était  interdite  au  roi  des  sa- 
crifices et  aux  flaniines.  En  conséquence ,  un  officier 
public  les  précédait  pour  avertir  les  ouvriers  de  s'abs- 
tenir du  travail  ;  et  la  contravention  était  punie  d'une 
amende.  Outre  l'amende,  celui  qui  avait  péché  par 
ignorance  ne  pouvait  être  expié  qu'en  offrant  un 
porc;  mais  il  n'y  avait  pas  d'expiation ,  selon  le  pon- 
tife Scsevola ,  pour  celui  qui  avait  travaillé  sciemment  ; 
cependant  Umbro  dit  que  celui  qui  s'occupait  d'ou- 
vrages relatifs  au  culte  des  dieux,  ou  d'un  travail  ur- 
gent pour  lui-même,  n'était  pas  coupable;  et  Scaevola 
lui-même,  consulté  sur  ce  qu'il  était  permis  de  faire 
les  jours  de  fériés,  répondit  qu'on  pouvait  faire  ce 
dont  l'omission  serait  nuisible.  D'après  cette  décision , 
un  particulier  retirant  un  de  ses  bœufs  d'une  fosse 
profonde,  ou  étayant  son  toit  près  de  tomber,  n'était 
pas  en  feute;  et  Virgile,  si  versé  dans  tous  les  genres 
d'instruction,  n'ignorant  pas  qu'on  lave  les  brebis, 
ou  pour  nettoyer  leur  laine,  ou  pour  les  guérir  de 
la  clavelée,  assure  que,  pendant  les  fériés,  et  pour 

a3. 


3$6  SATURNALES. 

raison  de  santé,  le  berger 

Peut  baigner  ses  brebis  dans  une  eau  salutaire. 

Le  mot  salutaire  dit  assez  que  le  bain  ne  doit  avoir 
lieu  que  dans  la  vue  de  guérir  ou  de  prévenir  la  ma- 
ladie, et  non  dans  celle  de  faire  un  gain  quelconque 
par  le  lavage  de  la  laine.  Voilà  pour  ce. qui  regarde 
les  fêtes,  ainsi  que  les  jours  néfastes  qui  n'en  sont  que 
des  subdivisions.  Passons  maintenant  aux  jours  de 
travail  qui  se  subdivisent  en  jours  fastes ,  jours  co* 
miciales,  jours  nommés  comperendini,  en  jours 
fixés,  et  en  jours  àiis  prœliares. 

Les  jours  fastes,  opposés  aux  néfastes,  sont  ceux 
pendant  lesquels  le  préteur  a  le  droit  de  prouver  sa 
juridiction  par  les  trois  mots  uo,  subcaiâi  judice^^ 
(je  vous  donne  des  juges');  dico,  subaudi  jus,  (je 
rends  justice);  addico,  subaudi  bona,  (j'adjuge  les 
biens).  Les  jours  comiciales  sont,  ceux  pendant  les- 
quels on  peut  proposer  des  lois  au  peuple.  Les  jours 
fastes  on  peut  plaider,  mais  non  proposer  des  lois, 
tandis  que  les  jours  comiciales  on  peut  faire  l'un  et 
l'autre.  I^es  jours  appelés  comperenelini  (  jours  de 
renvoi  à  une  autre  audience),  on  peut  exiger  du  dé* 
fendeur  qu'il  s'engage  sous  caution  à  paraître  au  mo> 
ment  indiqué  par  le  préteur.  Les  jours  fixés  ont  été 
institués  pour  régler  par  un  jugement  les  différends 
avec  l'étranger,  témoin  Plante  qui  dit  dans  son  Cur- 
culion  :  Si  status  condictus  cum  hoste  intercessit 
dies  (quand  même  le  jour  fixé  pour  plaider  avec 
l'étranger  serait  arrivé).  Remarquons  que,  chez  les 


LIVRE   I.  357 

anciens ,  hostis  (  ennemi  )  était  l'équivalent  de  notre 
peregrinus  (  étranger).  Je  ne  ferai  pas  de  distinc- 
tion  entre  les  jours  où  l'on  peut  attaquer  l'ennemi 
{dies prœtiàres)^  et  les  jours  de  délai  (dies justi{i). 
Pendant  œs  derniers,  qui  sont  au  nombre  de  trente 
et  se  suivent  sans  interruption ,  l'armée  est  prête  à 
marcher,  et  l'pn  voit  flotter  le  drapeau  rouge  au  haut 
du  Janicule;  pendant  le^  premiers,  on  peut  réclamer 
son  bien  ou  attaquer  l'ennemi  qui  nous  refuse  jus* 
tice.  Mais  lorsque  les  fériés  latines  sont  proclaméas , 
lorsqu'on  célèbre  les  Saturnales,  et  lorsque  le  moiide 
est  ouvert  (^mundus  {^) patet),  il  n'est  pas  permis 
de  combattre.  Il  serait  en  effet  inconvenant  d'en 
venir  aux  mains  pendant  l'anniversaire*  de  la  trèvé 
faite  jadis  entre  les  Latins  et  le  peuple  romain,  pen- 
dant les  fiâtes  de  Saturne,  dont  le  règne,  dit-on,  ne 
fut  jamais  troublé  par  le  bruit  des  armes,  et  pendant 
l'ouverture  d'un  temple  dédié  à  Pluton  et  à  Proser- 
pine.  Il  est  plus  à  propos,  disaient  les  anciens,  de 
marcher  au  combat  lorsque  l'avenue  des  enfers  est 
fermée.  «  Le  monde  ouvert,  dit  à  ce  sujet  Yarron, 
est  l'emblème  de  la  porte  du  manoir  des  divinités 
infernales;  en  conséquence,  c'est  un  acte  d'impiété, 
non  seulement  de  livrer  bataille  à  cette  époque ,  mais 
aussi  d'enrôler  des  soldats ,  de  les  faire  partir  pour 
l'armée,  de  s'embarquer  et  de  se  marier.  »  Nos  aïeux  ne 

(1)  Dies  justi  étaient  les  trente  joars  complets  accordés  aii 
condamné  pour  qu'il  pût  satisfaire  à  la  sentence  du  juge. 

(a)  Petit  temple  dédié  aux  dieux  infernaux. 


¥ 


358  SATUaZfALES. 

Élisaient  pas  d'enrôlement  pendant  les  jours  repotés 
malheureux  ;  ils  s'en  abstenaient  également  pendant 
les  fériés  :  ce  fait  est  attesté  par  le  même  Yarron  dans 
son  livre  des  augures  :  «  Sous  peine  d'expiation ,  il 
est  défi^ndu,  pendant  les  fériés,  d'appeler  les'citc^ens 
sous  les  drapeaux,  d  Cependant  il  est  bon  de  savoir 
que  lorsque  les  Romains  déclaraient  la  guerre ,  le  jour 
du  combat  était  à  leur  choix;  mais  lorsqu'on  la  leur 
déclarait,  comme  alors  il  s'agissait  de  leur  propre 
sûreté  ou  de  l'honneur  de  la  république,  ils  ne  fai* 
saient  acception'  d'aucun  jour.  Gomment,  en  effet, 
avoir  égard  à  telle  ou  telle  circonstance,  quand  on 
n'est  pas  le  maître  de  s'y  conformer?  Nos  pères  vou- 
laient qu'en  toute  occasion  on  se  gardât  des  lende- 
mains des  fériés,  qu'ils  désignaient  par  un  nom  de 
mauvais  augure,  celui  de  jours  noirs,  que  quelques 
écrivains  ont  modifié  en  lui  substituant  celui  de  jours 
communs.  Voici  la  raison  qu'en  donnent  Âulu- 
Gelle(i),  au  quinzième  livre  dé  ses  Annales,  et 
Cassius  Hemina  au  second  livre  de  son  Histoire. 

L'an  de  Rome  363 ,  les  tribuns  militaires  Virginius, 
Manlius,  Emilius,  Posthumius  et  leurs  collègues, 
ayant  agité  dans  le  sénat  la  question  de  savoir  pour- 
quoi la  république  avait  éprouvé  tant  de  malheurs 
depuis  un  petit  nombre  d'années ,  les  pères  conscrits 
mandèrent  l'aruspice  L.  Aquinius,  pour  s'informer 
de  lui  en  quoi  les  dieux  avaient  été  offensés;  celui <i 
répondit  que  le  tribun  militaire  Q.  Sulpicius,  avant 

(i)  C'est  au  cinquième  livre,  chapitre  17. 


LIVRE    1.  359 

de  combattre  les  Gaulois  sur  les  bords  de  rAUia, 
avait  offert  un  sacrifice  le  lendemaiu  des  ides  de 
juillet  pour  obtenir  la  victoire;  il  ajouta  qu'auprès  du 
fleuve  Cremera  et  dans  beaucoup  d'autres  lieux  et 
circonstances  où  Ton  avait  sacrifié  aux  dieux  la  veille 
des  fériés,  les  Bxmiains  avaient  été  battus.  Le  sénat, 
frappé  de  ces  remarques,  voulut  que  l'affaire  f&t 
portée  au  tribunal  des  pontifes,  qui  décidèrent  que 
tous  les  lendemains  des  calendes,  des   ides  et  des 
nones,  devaient  être  regardés  comme  des  jours  noirs, 
et  ne  pouvaient  faire  partie  de  ceux  connus  sous  les 
noms  de  prœliares ,  puri ,  vel  comiticdes  (  de  jours 
où  l'on  peut  attaquer  l'ennemi ,  de  jours  purs ,  c'est- 
à-dire  exempts  de  toute  influence  dangereuse,  et  de 
jours  comiciales).  Au  livre  douzième  des  Annales 
pontificales ,  on  lit  quelque  chose  de  plus  fort  encore  : 
le  graud'pontife  Fabius  Maximus  Servilianus  ne  veut 
pas  qu'on  sacrifie  aux  mânes  de  ses  parents  dans  les 
jours  regardés  comme  funestes,  parce  que,  dit-il,  il 
fout,  dans  ce  cas,  commencer  par  invoquer  Janus  et 
Jupiter,  dont  les  noms  ne  doivent  pas  être  prononcés 
à  pareils  jours.  Bien  des  personnes  redootent  aussi 
comme  pernicieux  le  quatrième  jour  des  calendes, 
des  nones  et  des  ides.  On  demande  si  cette  opinion 
est  appuyée  sur  quelque  tradition  religieuse;  quant 
à  moi  9  je  n'ai  rien  trouvé  à  cet  égard  dans  les  écrits 
des  anciens,  sinon  que  Q.  Claudius,  au  cinquième 
livre  de  ses  Annales,    rapporte  que  la  bataille   de 
Cannes^  si  funeste  à  la  république,  fut  livrée  le  quatre 
des  nones  du  mois  d'août.  Yarron  observe  qu'il  u'im- 


36o  sATuairAi^. 

porte  en  rien,  dans  les  choses  purement  militaires , 
que  les  jours  soient  fastes  ou  néfastes,  mais  qu'il 
n'en  est  pas, de  même  pour  les  actions  privées. 

On  pourrait  me  blâmer  d'avoir  place  les  nundines 
au  nombre  dès  fériés,  parce  que  Titius,  qui  a  fait  un 
traité  à  ce  sujet,  ne  les  met  pas  dans  cette  catégorie, 
et  se  contente  de  les  appeler  des  jours  solennels.  Je 
sais  aussi  que  Julius  Modestus  assure  que  l'augure 
Messala  ayant  consulté  les  pontifes  pour  savoir  si  les 
nundines  et  les  nones  étaient  des  fériés,  ceux-ci  ré- 
pondirent négativement  relativement  aux  premières; 
et  je  n'ignore  pas  que  Trebatius,  au  premier  livre  de 
ses  Observances  religieuses,  dit  que  les  magistrats  peu- 
vent affranchir  et  adjuger  le  jour  des  nundines  ;  mais 
j'ai  pour  moi  Julius  César  qui  soutient  qu'on  ne  peut 
convoquer  le  peuple  ou  lui  proposer  des  lois,  ces 
jours-là,  ni  par  conséquent  ouvrir  les  comices. 

Cornélius  Labeo  décide  aussi ,  au  livre  premier  de 
ses  Fastes,  que  les  nundines  sont  des  fériés. Le  lecteur 
curieux  de  connaître  d'où  vient  cette  différence  dans 
les  opinions,  peut  consulter  le  second  livré  de  Gra- 
nius  Licinianus,  qui  dit  qu'eu  effet  les  nundines  sont 
consacrées  à  Jupiter,  puisque  la  flaminique  lui  sacrifie 
ce  jour- là  une  brebis  dans  son  palais;  mais  que  là 
loi  Hortensia  fit  changer  cette  disposition ,  et  mettre 
au  nombre  des  jours  fastes  les  jours  de  marché ,  afin 
que  les  habitants  des  campagnes  qui  venaient  trafi- 
quer à  la  ville  pussent  aussi  terminer  leurs  affaires 
litigieuses ,  car  le  pi^teur  ne  pouvait  rendre  la  justice 
pendant  les  jours  néfastes.  Ainsi,  ceux  qui  tiennent 


LIVRE   I.  36  i 

que  les  nandines  sont  des  fériés  ont  pour  eux  Tauto- 
rite  de  rantiquité;  et  ceux  qui  pensent  autrement 
ont  en  leur  faveur  le  laps  de  temps  écoulé  depuis  la 
loi  précitée. 

Cette  institution,  disent  quelques  personnes,  est 
due  à  Romulus  qui,  après  son  association  avec 
T.  Tatius,  et  l'institution  de  divers  sacrifices  et  com- 
munautés ,  aurait  aussi  établi  les  nundines  :  c'est  du 
moins  l'opinion  de  Tuditanus;  mais  Cassius  les  at- 
tribue à  Servius  TuUius,  qui  voulut  faciliter  aux 
tribus  de  la  campagne  les  moyens  de  régler  leurs  af- 
faires tant  de  la  ville  que  des  champs.  Les  nundines, 
suivant  Geminus,  ne  furent  instituées  qu'après  l'ex- 
pulsion des  Tarquins.  C'était  une  occasion  pour  tous 
les  citoyens  de  célébrer  en  commun  la  mémoire  de 
Servius  Tullius:  c'est  aussi  le  sentiment  de  Varron. 
Ceux ,  dit  Rutilius,  qui  les  établirent,  voulaient  qu'a- 
près huit  jours  de  travaux  agricoles,  le  villageois 
pût  les  interrompre  le  neuvième,  |et  venir  à  Rome 
commercer  et  prendre  connaissance  des  lois.  Ils  pen- 
saient que  les  décrets  et  ordonnances  rendus  en  pré- 
sence d'une  assemblée  plus  nombreuse,  et  proposés 
pendant  trois  nundines  consécutives,  se  graveraient 
plus  facilement  dans  la  mémoire  de  tous  les  citoyens, 
et  de  chacun  d'eux  en  particulier:  et  de  là  l'usage 
de  promulguer  les  lois  pendant  trois  marchés  de 
suite;  de  là  aussi  est  venue  la  coutume  pour  les  can- 
didats aux  magistratures  de  se  rendre  aux  comices , 
à  ces  mêmes  époques,  et  de  se  placer  sur  une  émi- 
nence  afin  d'^(re  aperçus  de  tous  les  citoyens. 


363  SATUaNALES. 

Maia  ces  usu^eB,  négligés  par  la  suite  ^  sa  perdirent 
eDlièrement  lorsque  raccroissemeut  de  la  populalion 
dispensa  de  recourir  à  l'affluence  occasionnée  par 
ces  fériés. 

Nundina  est  aussi  une  déesse  invoquée  des  Ro- 
mains le  neuvième  jour  de  la  naissance  de  leurs  en- 
&nts  mâles  qui  reçoivent  alors  un  nom  et  9ont  purifiés  : 
aussi  Tappelle-ton  Lusiricas  (  de  purification  )•  Cette 
cérémonie  a  lieu  pour  les  filles  le  huitième  et  non 
pas  le  neuvième  jour. 

Par  ce  développement  de  l'organisatiod  de  notre 
année  et  de  nos  mois^  j'ai  satisfait  pleinement,  je 
crois,  à  ce  que  désirait  savoir  notre  ami  Horus  sur 
les  dénominations  et  l'emploi  de  nos  jours.  Mainte* 
nant  je  désirerais  savoir  s'il  est  quelque  chose ,  dans 
ce  que  je  viens  d'avancer,  qui  puisse  prêter  aux  plai- 
santeries d'un  ingénieux  riverain  du  If  il,  dont  la 
contrée  a  produit  tant  de  savants  calculateurs,  et  s'il 
trouve  bon  que  quelques  institutions  de  son  pays 
se  soient  naturalisées  sur  les  bords  du  Tibre.  Sans 
parler  ici  d'Horus,  dont  le  jugement  est  si  sain,  et 
l'esprit  si  cultivé,  je  ne  puis  croire,  dit  alors  Eustathe, 
qu'il  existe  un  homme  assez  peu  réfléchi  pour  ne  pas 
approuver  la  marche  régulière  de  l'année  romaine, 
({ui  vient  de  recevoir  un  nouveau  lustre  de  l'imper- 
turbable mémoire  et  de  l'éloquence  de  celui  qui  s'est 
chargé  de  l'analyser. 

Il  n'est  pas  étonnant  que  cette  organisation  soit  à 
Tabri  de  la  critique,  puisque  la  réforme  qu'elle  a 
subie  nous  est  venue  d'Egypte;  car  c'est  aux  Elgyptiens 


UYBE  I.  363 

que  César  dut  la  oonnaissance  du  mouvement  des 
corps  célestes*,  dont  il  a  laissé  un  traité  estimé.  Il 
apprit  aussi  d  eux  la  manière  de  régler  Tannée  sur  le 
cours  du  soleil.  Mais  les  anciens  habitants  du  La- 
tinm ,  qui ,  n'ayant  aucune  communication  avec 
TEgypte,  ne  purent  rien  apprendre  de  ses  habitants, 
adoptèrent  le  calendrier  des  Grecs,  et,  comme  eux, 
comptèrent  les  jours  en  rétrogradant,  en  sorte  que, 
partant  du  plus  haut  nombre,  ils  descendaient  à 
l'unité.  Notre  mode  de  supputation  va  donc  en  dé- 
croissant comme  celui  des  Athéniens,  et  comme  eux 
nous  disons  dix,  neuf,  huit,  sept,  etc. 

Un  mois  sur  son  déclin  et  l'antre  s'approchant , 

dit  Homère  ;  le  mot  fOivovToç  n'indique-t-il  pas  le  dé- 
croissement  d'un  mois  qui  vient  se  fondre  daus  le 
mois  qui  suit,  tandis  que  le  mot  îaTai&evo^  désigne 
une  nouvelle  numération  succédant  à  celle  qui  s'éteint? 
C'est  dans  le  même  sens  que  votre  Homère  mantouao 
a  dit  :  Stat  sua  ciugue  dies  (  les  jours  nous  sont 
comptés).  Son  expression  stare  marque  l'immobilité 
du  but  vers  lequel  nous  tendons.  Ce  même  poète, 
aussi  savant  que  réservé,  et  qui  n'ignorait  pas  que 
les  premiers  Romains  avaient  réglé  l'année  sur  le 
cours  de  la  lune,  et  leurs  descendants  sur  celui  du 
soleil,  crut  devoir  rendre  hommage  à  l'opinion  des 
deux  époques  dans  ces  vers  : 

Astres  majestueux  qui ,  dans  votre  carrière , 
Nous  dispensez  les  ans,  nous  versez  la  lumière ^ 
Protecteur  des  raisins,  déesse  des  moissons,  etc. 


364  SATUaiTAXES. 

On  voit  que,  dans  cette  invocation,  le  soleil  et  la 
lune  sont  tous  deux  regardés  comme  les  régulateurs 
de  Tannée. 


CHAPITRE  XVIL 

Toute  la  théologie  se  réduit  au  culte  du  soleiL 
Les  différents  noms  d^ Apollon  démontrent  son 
identité  ai^ec  le  dieu  soleiL 

Je  me  suis  souvent  demandé,  dit  alors  Avienus, 
pourquoi  nous  honorons  le  soleil  tantôt  sous  le  nom 
d'Apollon,  tantôt  sous  celui  de  Bacchus,  et  tantôt 
sous  diverses  autres  dénominations;  et  puisque  les 
dieux  ont  voulu,  Prsetextatus,  que  vous  fussiez  le 
premier  ministre  de  leur  culte ,  veuillez  m'expliquer 
la  cause  de  cette  multitude  de  noms  donnés  à  une 
seule  et  même  divinité. 

Soyez  persuadé, mon  ami,  lui  répondit  Prœtextatus, 
que  les  poètes  ont  puisé  les  sujets  de  leurs  fictions 
sur  les  dieux  dans  les  sanctuaires  de  la  philosophie  ; 
et  quand  ils  rapportent  au  soleil  presque  toutes  les 
divinités ,  ce  n'est  pas  reiTet  d'une  vaine  superstition , 
mais  le  résultat  d'une  raison  divine. 

£n  effet ,  si  cet  astre  est  le  chef  et  le  modérateur 
des  autres  corps  célestes,  comme  l'a  cru  l'antiquité; 
s'il  règle  seul  la  marche  des  planètes;  et  si,  d'après 
l'opinion  de  plusieurs  personnes ,  le  cours  de  ces  me- 


LIVRE   1.  365 

mes  planètes  a  le  pouvoir  de  diriger  les  choses  d'ici- 
bas,  ou  de  les  pronostiquer,  comme  le  pense  Plotin, 
il  faut  bien  que  nous  reconnaissions  pour  auteur  de 
tout  ce  que  nous  voyons  l'astre  régulateur  des  astres 
dont  nous  dépendons.  Quand  Virgile,  en  parlant  de 
Junon  seule,  s'exprime  ainsi: 

quo  numine  iœso. 
Quel  attribut  divin  fut  en  elle  offensé? 

il  nous  donne  à  entendre  que  les  diverses  qualités 
d'un  même  dieu  doivent  être  considérées  comme  au- 
tant de  divinités.  C'est  ainsi  que  les  différentes  pro- 
priétés du  soleil  ont  donné  naissance  à  des  dieux  dif- 
férents :  aussi  les  plus  grands  philosophes  n'ont-ils 
admis  qu'un  seul  tout.  Comme  dieu  de  la  divination 
et  de  la  médecine,  cet  astre  a  reçu  le  nom  d'Apollon , 
et  celui  de  Mercure  comme  dieu  de  la  parole.  Ce  (ut 
avec  raison  que  les  Grecs  l'appelèrent  Hermès,  nom  dé- 
rivé d^un  mot  grec  qui  signifie  interpréter,  car  la  parole 
sert  à  interpréter  les  plus  secrètes  pensées.  Les  effets 
nombreux  de  l'influeuce  du  soleil  sur  les  fruits  et  sur 
tous  les  végétaux ,  le  firent  adorer  sous  une  infinité 
d'autres  noms  qui  rentrent  tous  dans  le  culte  secret 
qu'on  lui  adresse  ;  et  comme  une  révélation  de  cette 
importance  exige  plus  qu'une  simple  assertion ,  nous 
croyons  devoir  nous  appuyer  de  l'autorité  des  an- 
ciens, et  nous  allons  exposer  un  grand  nombre  d'opi- 
nions sur  l'étymologie  du  nom  d'Apollon,  qui  toutes 
le  rapportent  au  soleil.  Platon  le  dérive  d'une  ex- 
pression grecque  qui  signifie  lancer  continuellement 
des  rayons.  Apollon ,  dit  Chrysippe ,  est  ainsi  nommé. 


366  SATURKALES. 

parce  que  le  feu  du  soleil  n'est  pas  de  la  même  snb* 
stance  que  les  autres  fetix.  En  effet ,  la  première 
lettre  du  nom  de  ce  dieu  est  une  particule  négative 

_  indiquant  qu'il  possède  un  feu  particulier;  aussi  s'jqo- 
pelle<-t'il  en  latin  sol  (de  solus ,  seul  ),  comme  étant 

V  unique  par  sa  clarté.  Speusippe  croit  qu'on  le  nomvie 
Apollon,  parce  qu'il  tire  sa  force  de  la  diversité   et 
de  la  quantité  de  ses  feux.  Cléanthe  veut  qu'on  en- 
tende par  ce  nom  que  le  lieu  do  lever  du  scdeil   est 
variable.  Corntficius  le  dérive  de  deux  motsr  grecs 
qu'on  peut  rendre  par  intra  polos  (entre  les  pôles) ^ 
parce  qu'emporté  rapidement  entre  les  bornes  du 
monde  y  il  revient  au  point  de  son  départ.  D'autres 
assurent  qu'Apollon  vient  d'ÀîCoX^tica  (je  tue),  parce 
qu'il  fait  périr  les  animaux ,  lorsque  sa  chaleur  ex« 
cessive  engendre  la  peste,  a  O  toi  qui  as  l'éclat  de 
l'or,  puisque  tu  m'as  donné  la  mort,  tu  mérites  bien 
le  nom  d'Apollon  que  te  donnent  les  mortels  » ,  dit 
Euripide  dans  sa  tragédie   de  Phaéton.  a  Puissant 
Apollon ,  punis  les  coupables,  et  fais*les  périr  comme 
tu  en  as  le  pouvoir,  »  s'écrie  Archiloque.  Enfin ,  on 
donne  indifféremment  aux  aliénés  le  nom  d'ÀiroXXiuivo  • 
êXifrouç  et  d'6Xtoé>vfTOuç  (frappés  par  Apollon,  ou 
frappés  par  le  soleil  );  et  comme  les  propriétés  bien- 
faisantes ou  nuisibles  du  soleil  et  de  la  lune  sont 
semblables,  on  appelle  les  femmes  affectées  d'indis- 
positions périodiques  çe>»voêXvfTou(  ouâprsfiLt^oêXiiTouç 
(  frappées  par  la  lune,  ou  frappées  par  Diane).  Tous 
les  simulacres  d'Apollon  sont  décorés  d'arcs  et  de 
flèches;  c'est  l'emblème  de  la  force  de  ses  rayons. 


UVRE    I.  367 

c'est  ce  qui  fait  dire  à  Homère  parlant  des  Grecs  : 
<c  Mais  ensuite  il  les  frappe  en  leur  lançant  un  trait 
nioitel.  »  Les  effets  du  soleil  sur  la  température  ont 
mérité  à  Apollon  le  nom  de  conservateur  des  êtres 
animés;  et  parce  que  l'astre  du  jour  verse  sur  les 
humains  plus  de  biens  que  de  maux ,  on  représente 
le  dieu  portant  les  grâces  dans  sa  main  droite,  et 
dans  sa  gauche  un  arc  et  des  flèches ,  ce  qui  signifie 
qu'il  est  plus  disposé  à  nous  être  utile  qu'à  nous 
nuire.  On  attribue  à  Apollon  le  pouvoir  de  guérir, 
parce  que  la  chaleur  modérée  du  soleil  est  un  remède 
universel.  Il  en  est  qui  croient  que  ce  nom  vient  de 
«icAûiuvovTa  Tâcç  vo(Touç  (détournant  les  maladies), 
dont  on  aurait  fait  Àici^cava;  cette  opinion  s'accor* 
dant  avec  la  signification  latine  de  ce  nom,  nous  a 
dispensé  de  le  traduire  du  grec,  jà polio  équivaut  chez 
nous  à  Aspello  (^subaudi  malu,  j'éloigne  les  maux), 
et  répond  à  l'aXeÇ&xoxov  des  Athéniens  (qui  détourne 
les  maladies).  Les  Lindiens  l'honorent  sous  le  nom 
de  Aoi(iioç,  parce  qu'il  fit  cesser  la  peste  dans  leur 
contrée.  Nos  rites  sacrés  favorisent  aussi  Popinion 
qui  le  regarde  comme  le  dieu  de  la  santé  et  de  la 
médecine,  car  nos  vestales  l'invoquent  en  ces  termes  : 
Apollon  médecin ,  Apollon  Pcean. 

Le  soleil  ayant  donc  deux  effets  principaux,  une 
chaleur  tempérée  propice  à  la  vie  des  mortels,  et  un 
virus  pestilentiel  que  nous  envoient  quelquefois  ses 
brûlants  rayons,  on  donne  à  Apollon  deux  surnoms 
qui  désignent  cette  double  propriété,  savoir,  i|xïoç 
et  Ilatâv:  dans  le  premier  cas ,  an  les  fait  dériver  de 


368  SATURNALES. 

îaffOai  (guérir),  et  de  iroueiv  tkç  Mac  (faire  cesser 
les  chagrins  );  et  dans  le  second  cas  de  tevai, sous- 
entendu  ^€koç  j^^ireuxà;  (envoyer  des  traits  mortels), 
et  de  iraieiv  (frapper).  Cependant  l'usage  a  prévalu 
de  dire  vn  Ilaiàv  (  guéris,  Paean  ),  lorsqu'on  demande 
la  santé ,  et  te  Ilaiàv ,  avec  aspiration  de  l\  dans  &, 
lorsqu'on  fait  une  imprécation  contre  quelqu'un;  c'est 
comme  si  l'on  disait:  frappe,  Paean.  C'est,  dit-on, 
de  cette  dernière  expression  que  Diane  se  servit  pour 
encourager  Apollon  dans  son  combat  contre  le  ser- 
pent Pytlion.  Je  ferai  connaître  en  temps  et  lieu  la 
véritable  étymologie  de  cette  formule  que  l'oracle  de 
Delphes  consacra ,  dit-on ,  lorsque  les  Athéniens,  sous 
le  règne  de  Thésée,  implorèrent  l'aide  d'Apollon  contre 
les  Amazones;  c'est  le  dieu  lui-même  qui  leur  en- 
joignit deja  prononcer,  lorsqu'au  moment  d'engager 
le  combat ,  ils  l'inviteraient  à  venir  à  leur  secours. 

Le  soleil,  dit  Apollodore  au  quatorzième  livre  de 
sa  Théogonie,  est  appelé  vyjîoç  ou  Apollon,  de  teaftat 
xal  tevai,  à  cause  de  sa  course  rapide  autour  du 
monde.  Timothée  s'adresse  à  lui  en  ces  termes  :  «  Et 
toi,  soleil ,  qui  toujours  éclaires  le  ciel  par  tes  rayons, 
darde  et  lance  contre  tes  ennemis  un  trait  de  ton  arc 
qui  frappe  au  loin.  »  Comme  principe  de  la  santé,  on 
le  vénère  sous  le  nom  d'OuXtoç  (auteur  de  la  santé). 
OSkt  Te,  etc.,  bonne  santé  et  grande  joie,  dit  Ho- 
mère. Nous  lisons  dans  Meandrius  que  les  Milésiens 
malades  sacri6aient  à  Apollon  OùXioç,  et  Phérécide 
rapporte  que  Thésée,  conduit  en  Crète  pour  être  livré 
au  Minotaure,  adressa  des  vœux  pour  sa  conserva- 


LIVBE    I.  369 

tion  et  pour  son  retour,  au  même  dieu, 'ainsi  qu'à 
Diane  OùX&«. 

On  ne- peut  s'étonner  que  deux  effets  divers  soient 
spécifiés  sous  des  noms  différents,  lorsqu'on  voit  at- 
tribuer au  contraire  à  d'autres  divinités  une  double 
puissance,  et  un  double  nom  relativement  à  un  même 
effet.  On  donne  à  INeptune  quelquefois  le  nom 
d'Èvo<Tiy6cov  (ébranlant  la  terre),  et  quelquefois  celui 
de  ÀafaXiov ,  affermissant  la  terre);  et  si  Mercure, 
dont  Homère  a  dit  :  Il  prend  sa  verge  et  fascine  les 
yeux  des  mortels  y  peut  également  assoupir  et  tenir 
éveillés  les  yeux  et  l'esprit  des  hommes ,  on  peut 
bien  honorer  Apollon,  c'est-à-dire  le  soleil,  sous 
des  dénominations  qui  le  peignent  tantôt  comme 
conservateur  de  la  santé ,  et  tantôt  comme  répandant 
la  contagion.  Au  reste,  lorsque,  dans  ce  dernier  cas, 
il  sévit  contre  les  coupables,  cela  prouve  évidem- 
ment que  ce  dieu  protège  les  hommes  de  bien;  aussi 
lui  rend-on  à  Pachinum,  promontoire  de  la  Sicile, 
un  culte  solennel  sous  le  nom  de  Libystinus.  Voici  à 
quelle  occasion  :  les  Libyens,  voulant  s'emparer  de 
la  Sicile,  avaient  pris  terre  à  ce  promontoire  sur  le- 
quel le  dieu  a  des  autels;  imploré  par  les  habitants, 
il  envoya  la  peste  chez  les  ennemis ,  qui  furent  pres- 
que tous  frappés  de  mort  subite;  c'est  ce  qui  lui  fit 
donner  le  nom  de  L\J!)ystinus.  Nos.  annales  ofii*ent 
un  trait  semblable  de  la  puissance  de  ce  dieu.  Pen- 
dant qu'on  célébrait  à  Rome,  pour  la  première  fois, 
des  jeux  en  son  honneur ,  d'après  l'avis  prophétique 
^       du  poète  Marcius,  et  celui  des  livres  sibyllins,  l'arrivée 

I.  24 


3^0  SATUllTALKS. 

subite  de  l'ennemi  fit  courir  le  peuple  aux  armes ,  et 
l'on  vit  au  même  instant  une  nuée  de  flèches  se  cKri- 
ger  sur  les  assaillants  ;  ils  furent  bientôt  mis  en  dé- 
roule ,  et  les  Romains  vainqueurs  retournèrent  à  la 
fête  du  dieu  leur  libérateur.  L'établissement  de  ces 
jeux  a  donc  pour  cause  l'aide  du  dieu  dans  une 
mêlée,  et  non  pas  son  secours  dans  une  peste,  comme 
l'ont  dit  quelques  écrivains.  Voici  ce  qui  a  donné  lieu 
à  cette  dernière  opinion  :  à  l'époque  de  ces  jeux  (i ), 
nous  avons  le  soleil  vertical ,  car  il  vient  d'entrer  au 
tropique  du  Cancer,  et,  pendant  qu'il  parcourt  ce 
signe,  le  climat  sous  lequel  nous  sommes  reçoit  ses 
rayons  directement,  et  non  pas  obliquement;  d*où 
quelques  personnes  ont  induit  qu'en  célébrant  les 
jeux  apollinaires,  Rome  avait  pour  but  de  se  rendre 
propice  le  dieu  de  la  chaleur.  Mais  l'histoire  me  dît 
qu'ils  furent  institués  pour  célébrer  Tanniversaire 
d'une  victoire,  et  non  pour  des  causes  sanitaires, 
comme  l'assurent  certains  annalistes. 

Ces  jeux ,  qui  datent  de  la  deuxième  guerre  pu- 
nique ,  furent  établis  sur  l'avis  du  décemvir  G>nne* 
lius  Rufus ,  qui  avait  été  chargé  de  ccHisulter  les  livres 
sibyllins,  d'où  il  prit  le  nom  Sibylla,  changé  depuis, 
par  contraction ,  en  celui  de  Sylla  qu'il  porta  le  pre- 
mier; et  cette  consultation  eut  lieu  à  la  suite  d'une 
prédiction  du  devin  Marcius  dont  les  livres  furent 
présentés  au  sénat;  elle  était  conçue  en  ces  termes  : 
Romains ,  si  vous  voulez  chasser  r ennemi  de  voire 

(  1  )  Le  4  des  nones  de  juillet. 


LIVUE    I.  371 

ierritaire^  et  ce  débordement  des  nations  étrangères^ 
je  suis  d'avis  que  vous  votiez  des  jeux  en  F  honneur 
d^Jlpollon;  ils  devront  avoir  lieu  chaque  année  aux 
frais  de  V État ^  et  seront  sous  la  direction  du  préteur 
chargé  de  rendre  la  justice  au  peuple.  Les  décem* 
virs  offriront  des  sacrifices  suivant  le  rit  grec.  Si 
vous  suivez  ponctuelle  ment  mon  conseil^  vous  vous 
en  trouverez  bieuy  et  la  république  s^ améliorera pro- 
gressivement  ^  car  le  dieu  anéantira  vos  ennemis 
qui  Jouissent  en  paix  des  fruits  de  vos  campagnes* 

Loraqu'en  oonséquenoe  de  cette  prophétie,  les 
poutifes  eurent  employé  un  jour  aux  cérémûnies  re» 
ligieuses  qui  devaient  fléchir  les  dieux,  une  ordcm- 
nance  du  sénat  chargea  les  décemvirs  de  consulter  les 
livres  sibyllins,  afin  de  connaître  le  meilleur  mode  à 
employer  dans  l'institution  des  jeux  et  dans  la  manière 
de  sacrifier.  Sur  leur  rapport  qu'il  y  avait  conformité 
entre  les  livres  de  la  sibylle  et  ceux  de  Marcius ,  le 
sénat  décida  qu'il  serait  voté  et  célébré  des  jeux  en 
l'honneur  d'Apollon;  qu'à  cet  effet,  on  remettrait 
au  préteur  douze  mille  livres  de  cuivre  et  deux 
grandes  victimes.  Il  fut  enjoint  aux  décemvirs  de  sa- 
crifier selon  le  rit  grec ,  et  d'offrir  à  Apollon  un  tau- 
neau  et  deux  chèvres,  dont  les  cornes  seraient  dorées, 
et  à  Latone  sa  mère,  une  génisse  ayant  aussi  les 
cornes  dorées.  Jje  peuple  devait  assister  à  ces  jeux 
donnés  dans  le  cirque ,  la  tête  couronnée  de  lauriers. 
Telle  est  l'opinion  la  plus  accréditée  de  l'origine  des 
jeux  apollinaires. 

Prouvons  maintenant,  d'après   les   autres  noms 

24- 


37^  SATURNALES. 

cV Apollon,  que  ce  dieu  et  le  soleil  sont  une  seule  et 
même  divinité.  On  le  nomme  Loxias  (de  loxos,  obli- 
que), dit  Ënopide ,  parce  qu'il  suit,  pour  se  rendre 
d'occident  en  orient,  une  ligue  obliquement  circu- 
laire ;  ou,  selon  Cléanthe,  parce  qu'ainsi  que  la  grande 
Ourse,  il  tourne  en  spirale;  ou  bien  encore  parce 
que,  dans  la  position  que  nous  occupons  relativement 
à  lui ,  ses  rayons  nous  viennent  transversalement  du 
midi.  On  l'appelle  Delius,  de  ^t)^oç  (manifeste),  parce 
que  sa  lumière  rend  toute  chose  évidente ,  et  f  otSoç , 
selon  Cornificius,  de  foiTov  ^ia,  à  cause  de  la  rapi- 
dité de  son  mouvement.  D'autres  disent  qu'il  doit  ce 
nom  à  sa  pureté,  à  son  éclat.  Il  est  aussi  surnommé 
Phanès ,  de  ^ aivetv  (  luire  )  ,  et  de  f  ovaibç  v^oç  (  qui 
brille  de  nouveau),  parce  qu'il  luit  et  se  renouvelle 
chaque  jour:  aussi  Virgile  l'appelle-t-il  mane  nopum 
(  nouveau  chaque  matin  ).  Les  Camiriens,  qui  habitent 
une  île  consacrée  au  soleil,  sacrifient  à  Apollon, 
âeiyeviTTic  (éternel),    de  it\   (toujours),  et  yivoftat 
(engendrer),  parce  que,  chaque  jour,  paraissant  en- 
gendré, il  engendre  tous  les  êtres  à  son  tour;  car 
c'est  par  lui  que  la  semence  échauffée  devient  tige , 
se  nourrit  et  s'accroît.  Son  surnom  de  l^ycius  a  plu- 
sieurs causes;  il  est  ainsi  appelé,  dit  Antipater  le 
stoïcien,  de  Xeuxaiveiv  (blanchir),  parce  que  le  soleil 
blanchit  tout  ce  qu'il  éclaire.  Cléanthe  observe  que 
ce  nom  de  Lycius  a  été  donné  à  Apollon  de  Xiixoç 
(  loup  ) ,  parce  que  de  même  que  le  loup  enlève  les 
brebis,  de  même  le  soleil  enlève  l'humidité  au  moyen 
de  ses  rayons.  Les  anciens  habitants  de  la  Grèce  ap- 


^ 


LIVRE    I.     '  373 

pelaient  Xuxy)  (  lumière  crépusculaire  )  ce  qu'ils  nom- 
ment aujourd'hui  Lycophos.  C'est  de  cet  instant  de 
la  journée  qu'Homère  a  dit  :  «  Lorsque  Faurore  ne 
paraît  pas  encore ,  et  qu'il  n'est  ni  nuit  ni  jour.  » 
Ailleurs  le  même  poète  dit  encore  :  «  Vouez  à  Apol- 
lon, générateur  de  la  lumière,  et  célèbre  par  soa 
arc,  etc.,  »  parce  que  son  lever  nous  donne  la  lumière. 
En  effet ,  par  l'éclat  des  rayons  épars  en  tous  sens 
qui  précèdent  son  arrivée  sur  l'horizon,  il  dissipe 
insensiblement  l'épaisseur  des  ténèbres  et  nous  donne 
la  lumière.  Parmi  beaucoup  d'autres  emprunts  que 
les  Romains  ont  faits'  aux  Grecs ,  on  reconnaît  le 
mot  lux  (lumière),  qui  vient  de  Xuxy).  L'année,  chez 
les  premiers  habitants  de  la  Grèce,  se  nommait  Xu- 
xaêaç ,  de  Xuxoç  (soleil  ),  et  de  ^awo'[ASvoç  xal  [ieTpou[X£voç 
(  qui  gravit  et  mesure  ).  La  preuve  que  ^lîxoç  est  un 
des  noms  du  soleil ,  c'est  que  les  habitants  de  Lycopo- 
lis ,  ville  de  la  Thébaïde ,  honorent  au  même  degré 
Apollon  et  le  loup,  parce  qu'ils  voient  dans  l'un  et 
l'autre  l'emblème  du  soleil.  Effectivement ,  le  loup , 
de  même  que  cet  astre ,  ravit  et  dévore  sa  proie ,  et 
son  regard  perçant  triomphe  en  quelque  sorte  des 
ténèbres  de  la  nuit.  C'est  de  Xuxiq  (crépuscule)  que 
quelques  étymologistes  dérivent  Xuxoç,  nom  donné 
au  loup,  parce  que  c'est  l'instant  que  choisit  cet  ani- 
mal ,  comme  le  plus  favorable  pour  enlever  les  besr- 
tiaux  qui  sortent  alors  de  l'étable  pour  réparer  le 
jeûne  de  la  nuit. 

Ce  n'est  pas  à  la   piété   religieuse  d'une  cité  ou 
d'une  nation  particulière  qu'Apollon  doit  le  surnom 


374  SATURNALES. 

de  IlaTpôo^  (  paternel  )^  mais  à  l'opinion  qu'iï  est  Tau- 
teur  de  toute  génération  ;  parce  qu'à  la  naissance  du 
monde,  cet  astre,  en  desséchant  le  limon  de  la  terre, 
fut  la  première  cause  de  toute  génération,  comme 
le  dit  Orphée  :  //  a  Vintelligence  et  la  sagesse  d*un 
bon  père.  De  là  est  venu  l'usage  de  donner  à  Janus 
le  nom  père,  parce  que,  sous  sou  nom,  c'est  au  so» 
leil  que  nous  rendons  hommage.  Quant  au  sutnom 
de  Ntf|JLto«  (berger) que  porte  aussi  Apollon,  ce  n'eai 
pas,  comme  le  dit  la  fable,  parce  qu'il  a  gardé  les 
troupeaux  du  roi  Âdmète,  mais  parce  que  le  scJeil 
nourrit  toutes  les  productions  de  ta  terre ,  ce  qui  lui 
a  yalu  d'être  célébré,  non  comme  le  pasteur  d'une 
espèce  particulière  d'animaux,  mais  comme  celui  de 
tous  les  êtres  animés  en  général. 

i(  Phébus,  lui  dit  Neptune  dans  Homère,  tu  faisais 
paître  les  bœufs  à  la  marche  tortueuse ,  et  aux  cornes 
en  forme  de  croissant  » 

Le  même  poète  nous  le  montre  pasteur  de  ju- 
ments, quand  il  dit:  ce  Ces  deux  juments ,  foudres 
de  guerre,  qu'Apollon,  portant  un  arc  d'argent,  a 
élevées  sur  le  mont  Pieria.  i> 

Apollon  a,  en  outre,  comme  berger,  un  tempte 
chez  les  Camiriens,  sous  le  nom  de  Vigilant.  Les 
Naxiens  l'honorent  sous  le  nom  de  pasteur  et  de 
dieu  à  chevelure  d'agneau,  et  les  Lesbiens  comme 
dieu  des  pâturages.  Il  a ,  chez  divers  peuples ,  beau- 
coup  d'autres  surnoms  qui,  tous,  donnent  l'idée  d'un 
roi  berger.  Il  est  donc  reconnu  généralement  comme 
le  pasteur  {iar  excellence.  On  le  nomme  encore  ÈXsXtùç , 


ijvas  1.  375 

de  JKiTTeaOai  «ept  vh*  'pv  (qui  tourne  autour  de  la 
terre),  à  cause  du  oerde  continuel  qu'il  trace  dans 
aa  marche  autour  de  ia  terre,  a  O  soleil,  dit  Euri- 
pide, dont  les  rapides  coursiers  répandent  ctrculai- 
rement  la  lumièi^,  »  par  allusion  à  sa  course  orbicu- 
iatre  et  à  la  masse  de  feu  dont  il  est  formé.  «  Ainsi 
composé  de  substances  réunies,  il  parcourt  circailai- 
rement,  dit  Empédode,  la  vaste  étendue  des  cieux.  » 
D'autres  voient,  dans  le  mot  «voXiaTetç,  la  propriété 
qu  a  le  soleil ,  en  se  levant ,  de  donner  aux  humains 
le  signal  de  se  rassembler. 

Le  surnom  de  Ghrysocomes  (aux  cheveux  d'or)  a 
été  donné  à 'Apollon  à  cause  de  l'éclat  de  ses  rayons 
que  l'on  nomme  les  c^veux  d'or  du  soleil,  et  celui 
d'Acersecomes  (qui  ne  se  Ëiit  pas  tondre),  parce 
que  les  rayons  de  l'astre  du  jour  ne  peuvent  jamais 
être  enlevés  à  cette  source  de  lumière.  Il  a  été  appelé 
Argyrotoxos  (qui  a  un  arc  d'argent),  parce  qu'à  son 
iever,  on  le  voit  à  l'extrémité  de  l'horiKon,  sous  la 
lorme  d'uu  arc  d'un  blanc  éclatant  :  ses  rayons  sem- 
blent des  flèches  lancées  par  cet  arc  brillanL  Son 
Bom  de  Smyntheus  dérive  de  ^^(»v  0«t  (  qui  court  en- 
flammé); celui  de  iMcpveibç,  de  xaid(i.evo<  àpaxai  vsoç 
(toujours  brûlant  et  toujours  jeune);  ou  peut-être 
l'appelle-t-on  ainsi  parce  qu'au  heu  de  se  consumer 
iosensibleinent  comme  toutes  les  substances  enflam- 
mées, il  se  renouvelle  sans  cesse.  On  l'a  nommé 
(nuoXXioc,  de  iiAùioLç  ictHet  <nciaXXioç  (produire  l'ombre 
ailleurs),  parce  qu'il  nous  arrive  du  midi.  ApoUoii  est 
appelé  6u(iL6panç,  parce   qu'il  amène   la   pluie,  et 


376  SATURKAJLES. 

<hXii((rtoç  (aimable),  parce  que  nous  saluons  sa  clarté 
chérie  avec  une  tendre  vénération.  Le  surnom  de 
IIuOioç  que  lui  ont  donné  les  physiciens,  ne  vient  pas 
de  ireucK  (interrogation),  parce  que  l'on  consulte  ses 
oracles,  mais  de  iruOeoOat  (je  putréfie),  parce  que  la 
putréfaction  ne  se  développe  qu'à  l'aide  d'une  forte 
chaleur.  Telle  est  l'étymologie  de  iruOtoç,  quoique  les 
Grecs  feignent  qu'Apollon  le  reçut  pour  avoir  tué  le 
serpent  Pytlion.  Cependant  cette  fiction  exprime  assez 
bien  les  procédés  secrets  de  la  nature;  l'on  en  con- 
viendra lorsque  j'aurai  exposé,  comme  je  m'y  suis 
engagé  ci-dessus,  la  série  des  faits  concernant  la  nais- 
sance d'Apollon. 

On  raconte  que  Junon  voulut  s'opposer  à  l'accou- 
chement de  Latone  à  l'instant  où  elle  allait  mettre 
au  monde  ce  dieu  et  Diane  sa  sœur.  On  ajoute  qu'au 
moment  où  ces  enfants  virent  le  jour,  un  serpent 
nommé  Python  s'empara  de  leur  berceau,  et  qu'A- 
pollon ,  qui  ne  faisait  que  de  naître ,  tua  le  monstre  à 
coups  de  flèches.  Voici  le  sens  naturel  de  cette  allé- 
gorie. 

Lorsque  le  chaos  fut  débrouillé,  ou  lorsque  la  ma- 
tière, jusqu'alors  informe  et  confuse,  eut  commencé 
à  revêtir  des  formes  diverses,  et  à  faire  place  aux 
éléments,  la  terre  encore  humide  vacillait  sur  sa  base 
molle  et  peu  stable  ;  mais  la  chaleur  éthérée  acquérait 
progressivement  des  forces,  et  bientôt  elle  versa  dans 
le  sein  de  la  terre  des  semences  embrasées.  C'est 
alors  que  le  soleil  et  la  lune  furent  créés.  I^  premier ^ 
formé  de  molécules  brûlantes,  prit  sa  place  dans  la 


LIVRE    I.  377 

plus  haute  région  ;  la  seconde,  composée  de  particules 
humides  telles  que  celles  qui  entrent  dans  l'organi- 
sation du  sexe  féminin,  resta  dans  la  région  inférieure. 
Cette  situation  réciproque  convenait  au  soleil  consi- 
déré comme  mâle,  et  à  la  lune  considérée  comme  fe- 
melle. Pour  les  physiciens,  Latone  est  la  terre;  et, 
par  Junon  qui  s'oppose  à  ce  que  la  première  mette 
au  monde  ses  deux  enfants,  ils  entendent  l'air  qui, 
alors,  pesant  et  humide,  voilait  Téther,  et  s'opposait, 
par  l'épaisseur  de  sa  couche,  à  ce  que  les  deux  flam- 
beaux du  ciel  sortissent,  par  une  sorte  d'enfantement, 
du  sein  de  ses  vapeurs  fuligineuses  ;  mais  la  sagesse 
suprême  fît  exécuter  les  décrets  de  la  nécessité,  et 
l'obstacle  cessa.  Le  temple  élevé  dans  l'île  de  Délos  à 
la  Providence,  ou  bien  à  la  sagesse  de  Minerve,  et 
qui  est  si  fréquenté,  confirme  cette  interprétation. 
Ces  enfants  sont  nés  dans  une  île ,  parce  que  les  deux 
astres  semblent  sortir  du  sein  de  la  mer,  et  cette  île 
est  nommée  Délos,  parce  qu'au  moment  où  les  flam- 
beaux du  ciel  naissent,  c'est-à-dire  se  lèvent,  tous 
les  corps  de  la  nature  s'offrent  à  nos  regards.  Voici 
maintenant,  d'après  Antipater  le  stoïcien,  l'explica- 
tion physique  de  la  mort  violente  du  serpent. 

Les  exhalaisons  de  la  terre  encore  humide  s'éle- 
vaient dans  râir  en  ondes  sinueuses,  puis,  après  s'élre 
échauffées ,  retombaient  vers  Ja  terre  en  se  déroulant 
comme  un  serpent  venimeux,  et  introduisaient  dans 
toutes  ses  substances  la  putréfaction  qui  n'est  pro- 
duite que  par  la  chaleur  et  par  l'humidité.  Elles  ca- 
chaient le  soleil  lui-même  par  leurs  épaisses  vapeurs, 


378  S^TUftlfAtAS. 

et  paraissaient  en  quelque  sorte  anéantir  sa  lumière. 
Mais  enfin  elles  furent  pompées,  desséchées,  absor- 
bées par  l'ardeur  des  rayons  célestes;  ce  qui  donna 
lieu  à  la  fable  du  dragon  tué  par  ApoUon.  Il  est 
encore  une  autre  interprétation  de  la  mort  violente 
du  dragon  :  la  course  du  soleil,  quoiqu'elle  «e  quitte 
jamais  la  ligne  de  l'écliptique,  est  tortueuse  comme 
la  marche  du  serpent.  C'est  l'effet  des  variations  qu'il 
imprime  aux  vents,  en  sorte  qu'ils  soufflent  tantôt 
vers  le  haut  et  tantôt  vers  le  bas;  ce  cpii  fait  dire  à 
Euripide  : 

A  Le  dragon  enflammé  conduit  les  quatre  saisons , 
et  son  char,  sous  les  pas  duquel  naissent  les  fruits, 
roule  avec  harmonie.  » 

On  appelait  donc  dragon  cette  carrière  céleste,  et 
lorsque  le  soleil  l'avait  terminée,  on  disait  qu'il  avait 
tué  le  dragon.  Par  les  flèches ,  il  faut  entendre  les 
rayons  qu'il  darde,  et  qui  paraissent  extrêmeoient  al- 
longés à  l'époque  où  le  soleil ,  dans  son  apogée,  par- 
courant  sa  carrière  annuelle,  donne  lieu  aux  plus 
longs  jours  du  solstice  d'été.  De  là  vient  qu'il  est  ap- 
pelé ÈxY}€oXoç  et  ÈxaTvr^oXoc ,  c'est4-^ire ,  lançant  ses 
rayons  sur  la  terre  de  très-haut  et  de  très-loin.  Nous 
en  aurions  assez  dit  sur  le  surnom  de  Pythius,  s'il  ne 
s'en  offrait  encore  une  autre  origine.  Le  solstice  d'été 
a  lieu  9  lorsque  le  soleil,  étant  dans  le  signe  du  Can- 
cer ,  les  jours  les  plus  longs  finissent ,  et  qu'ils  com- 
mencent à  tendre  insensiblement  vers  leur  plus  courte 
durée.  C'est  alors  que  le  soleil  est  appelé  Pythius, 
ce  qui  signifie  qu'il  est  parvenu  a  l'extrémité  de  sa 


L1VR£   I.  379 

^  carrîèrev  Ce  même  nom  lui  convient  aussi  lorsqu'il 
^  rentre  dans  ie  Capricm'ne  après  avoir  donné  le  jour 
I  1^  plus  court  de  l'année,  tl  a  alors  parcouru  sa  car- 
rière annuelle  dans  l'un  et  l'autre  signe.  En  consé- 
>    qtience,  on  dit  qu'il  a  tué  le  dragon,  c'est-à-dire 
<    achevé  sa  course  oblique.  Telle  est  l'opinion  que  ma- 
'    nifeste  Ooniificius  dans  ses  Étymologies.  Voici  les 
lootifs  qui  ont  fait  donner  aux  deux  signes  que  nous 
appelons  les  portes  du  soleil  les  noms  de  Chèvre  sau^ 
vage  et  d'Écrevisse.  L'écrevisse  est  un  animal  qui  mar^ 
i^ie.à  reculons  et  obliquement;  de  même  le  soleit, 
parvenu  dans  ce  signe,  commence  à  rétrograder  et 
à  descendre  obliquement.  Quant  à  la  chèvre,  sa  mé- 
thode de  paître  est  de  monter  toujours  en  broutaM  ; 
de  même  le  sdieil^  arrivé  au  Capricorne,  commence 
à  gravir  du  point  le  plus  bas  au  plus  élevé. 

On  appelle  Apollon  Didymaios  (jumeau),  parce 

qu'il  reproduit  une  seconde  image  de  sa  divinité  en 

illuminant  et  en  rendant  visible  la  lune,  et  parce  que 

ces  deux  astres  édbirent  les  jours  et  les  nuits  par  une 

double  lumière  qui  découle  de  la  même  source.  C*est 

pourquoi  les  Boinains  honorent  le  soleil  sous  le  nom 

et  sous  la  figure  de  Janus  et  d'Apollon  Didyme.  On 

nomme  Apollon  Delphios,  parce  qu'il  &it  ressortir 

par  la  clarté  de  sa  lumière  les  choses  obscures.  Ce 

nom  dérive  de  ^ii^o<  et  iftvfiiç  (  manifestant  ce  qui 

est  obscur);  ou  signifie,  comme  le  veut  Numenius^ 

que  le  soleil  est  seul  et  unique.  Car,  dit-il,  en  vieux 

grec,  un  se  dit  ^iXfoç;  c'est  pourquoi  frère  se  dit 

t       â^eXfoç ,  c'est-à-dire  ^qui  n'est  pas  un.  Les  Hiérapoli-^ 


38o  SlTURirA.L£S. 

tains,  qui  sont  Assyriens  de  nation,  ramènent  toutes 
les  vertus  et  les  attributs  du  soleil  à  une  statue  bar- 
bue qu'ils  appellent  Apollon.  Sa  tête,  d'une   forme 
allongée ,  est  terminée  par  une  barbe  pointue  et  sur- 
montée d'un  boisseau.  Son  corps  est  couvert   d'une 
cuirasse;  de  la  main  droite  elle  élève  une  pique  au- 
dessus  de  laquelle  est  placée  une  petite  statue  de  la 
Victoire  ;  et  de  la  gauche ,  elle  semble  présenter  une 
fleur.  De  la  partie  supérieure  de  ses  épaulés   pend 
un  voile  comme  celui  des  Gorgones,  et  bordé   de 
serpents.   Auprès   d'elle   sont   des  aigles   qui  sem- 
blent prêts  à  s'envoler.  A  ses  pieds  est  Timage  d'une 
femme  qui  a  deux  autres  simulacres  de  femmes  placés 
Tun  à  sa  droite,  Tautre  à  sa  gauche.  Un  dragon  les 
entoure  des  replis  de  son  corps.  La  barbe  pendante 
désigne  que  les  rayons  sont  lancés  d'en  -  Iiaut  sur  la 
terre;  le  boisseau  d'or  qui  s'élève  au-dessus  de  ia 
tête  désigne  la  masse  de  l'éther,  qu'on  croit  être  la 
substance  du  soleil  ;  par  la  pique,  et  la  cuirasse ,  on 
veut  représenter  Mars,  que  nous  prouverons  dans  la 
suite  être  le  même  que  le  soleil.  L'image  de  la  Vic- 
toire témoigne  que  toutes  choses  sont  soumises  à  la 
puissance  du  soleil.  La  fleur  flgure  les  fleurs  de  tous 
les  végétaux  que  ce  dieu  met  en  terre,  fait  germer, 
protège,  nourrit  et  mûrit.  La  flgure  de  femme  est 
l'image  de  la  terre  que  le  soleil  éclaire  d'en-haut  ;  les 
deux  autres  statues  de  femmes  qui  entourent  la  pre- 
mière sont  la  Nature  et  la  Matière  qui  la  servent  de 
concert,  et  le  dragon  représente   la  carrière  lumi- 
neuse que  parcourt  l'astre  du  jour.  T^es  aigles,  par  la 


LIVRE    I.  38 1 

vélocité  et  la  hauteur  de  leur  vol,  indiquent  l'éléva- 
tion du  soleil.  La  statue  porte  un  vêtement  de  Gor- 
gone, parce  que,  comme  on  sait ,  c'est  Tattribut  de 
Minerve,  laquelle  est  encore  une  vertu  du  soleil;  car 
Porphyre  dit  que  Minerve  est  cette  vertu  du  soleil 
qui  donne  la  prudence  à  Tesprit  humain.  C'est  à  cause 
de  cela  qu'on  l'a  dite  sortie  de  la  tête  de  Jupiter,  c'est- 
à-dire  de  la  partie  supérieure  de  l'éther  d'^oii  le  soleil 
tire  son  origine. 


CHAPITRE  XVIII. 

Bacchus  est  aussi  le  même,  que  le  soleil. 

Ce  que  nous  avons  dit  d'Apollon  peut  être  rap- 
porté à  Bacchus.   En  efFet,  Arîstote,  qui  a  écrit  les  . 
Théologumènes ,  entre  plusieurs  arguments  par  les- 
quels il  prouve  qu'Apollon  et  Bacchus  ne  font  qu'un 
seul  et  même  dieu ,  raconte  qu'il  y  a  en  Thrace ,  chez 
les  Ligyriens,un  temple  consacré  à  ce  dernier,  où  l'on 
rend  des  oracles.  Dans  ce  temple  on  ne  prédit  l'avenir 
qu'après  avoir  bu  beaucoup  de  vin ,  de  même  que 
dans  celui  d'Apollon  de  Claros,  ce  n'est  qu'après  avoir 
bu  beaucoup  d'eau.  Les  Lâcédémoniens,  pendant  les 
fêtes  appelées  Hyacinthies  qu'ils  célèbrent  en  l'hon- 
neur d'Apollon,  se  couronnent  de  lierre,  comme  cela 
se  pratique  dans  le  culte  de  Bacchus.  Les  Béotiens,, 
tout  en  reconnaissant  que  le  Parnasse  est  une  mon- 


3da  SATURNALES. 

tagne  consacrée  à  Apollon ,  y  révèrent  à  la  fois , 
comme  étant  sous  la  tutelle  du  même  dieu,  et  roracle 
de  Delphes  et  Tantre  mystique  de  Bacchus.  C'est 
pourquoi  on  sacrifie  sur  ce  mont  à  la  même  dîvi» 
nité  sèus  le  nom  de  Tune  et  de  Tautre  divinité. 
C'est  ce  qu'affirment  Yarron  et  Granius  Flaccus,  et 
ce  qu'Euripide  nous  apprend  avec  eux  :  «  Bacchus, 
portant  des  thyrses  et  des  peaux  de  faon,  danse  sur 
le  Parnasse  au  milieu  des  torches  de  pins.  »  Cest  sur 
ce  mont  Parnasse  qu'ime  fois  tous  les  deux  ans  on 
célèbre  les  Bacchanales,  où  l'on  voit,  à  ce  qu'on  assure, 
de  nombreux  rassemblements  de  satyres,  et  où  sou- 
vent on  entend  leur  voix.  Un  retentissement  de  cym* 
baies  vient  aussi,  de  cette  montagne,  frapper  fré- 
quemment les  oreilles  des  hommes  :  et  que  personne 
ne  croie  que  le  Parnasse  est  consacré  à  des  dieux 
différents;  car  le  même  Euripide,  cité  plus  haut,  nous 
apprend,  dans  son  Licymnius ,  qu'Apollon  et  Bacchus 
ne  désignent  qu'un  seul  et  même  Dieu. 

«O  dieu  amant  du  laurier,  Bacchus ,  Paean ,  Apol- 
lon habile  à  jouer  de  la  lyre.  >» 

Eschyle  dit  dans  le  même  sens  : 

«  O  Apollon  qui  portes  le  lierre,  ô  Cabaios,  ô  devin  !  » 

Puis  donc  qu'il  a  été  prouvé  peu  auparavant  qu'A- 
pollon et  le  soleil  ne  font  qu'un ,  et  que  nous  appre^ 
nous  après  cela  que  Bacchus  est  le  même  qu'Apollon , 
on  ne  doit  nullement  douter  que  le  soleil  et  Bacchus 
ne  soient  la  même  divinité.  C'est  ce  qui  va  être  rigou- 
reusement prouvé  par  des  arguments  encore  plus 
clairs. 


LIVRK  I.  383 

C'est  UD  dogme  sacré  des  mystères  religieux  des 
anciens,  que  tandis  que  le  soleil  parcourt  Thémisphère 
supérieur,  c'est-à-dire  pendant  le  jour ,  on  l'appelle 
Apollon  ;  et  que  tandis  qu'il  est  dans  l'hémisphèi^ 
inférieur,  c'est-à-dire  pendant  la  nuit,  on  l'appelle 
Dionysius,  qui  est  le  même  que  Bacchus.  De  plus 
les  simulacres  de  ce  dieu  le  représentent,  les  uns  sous 
la  figure  d'un  enfant ,  les  autres  sous  celle  d'un  ado- 
lescent ,  d'autres  sous  celle  d'un  homme  fait,  et  d'au- 
tres enfin  sous  celle  d'un  vieillard.  Les  Grecs  le  nom- 
ment Bassareus  et  Briseus^  et  dans  la  Campanie  les 
Napolitains  l'honorent  sous  le  nom  de  Hébon.  Ces 
différences  d'âge  se  rapportent  au  soleil.  Il  est  consi* 
déré  comme  un  enfant  au  solstice  d'hiver,  époque  à 
laquelle  les  Égyptiens  le  portent  sous  cette  figure 
hors  de  son  temple.  Alors,  en  effet,  à  cause  de  la 
brièveté  du  jour,  le  soleil  parait  être  dans  son  en- 
faooe*  Ensuite,  lorsque  vers  l'équinoxe  du  printemps 
les  jours  augmentent ^  semblable  à  un  adolescent,  il 
acquiert  des  forces ,  et  on  le  représente  sous  la  figure 
d'un  jeune  limnme.  Enfin,  au  solstice  d'été,  il  entre 
dans  la  plénitude  de  l'âge  représenté  par  la  barbe , 
et  alors  aussi  le  jour  est  parvenu  à  son  pkis  grand 
accroissement.  I^e  décroissement  de»  jours  le  fait  en^- 
suite  ressembler  à  un  homme  qui  vieillit.  Nous  savons 
aussi  que,  chez  les  Thraces,  le  soleil  est  regardé 
comme  étant  le  même  que  Baochus  Ils  l'appellent  Se^ 
basius,  et  ils  rhon(MPent,  au  rapport  d'Alexandre,  avec 
la  plus  grande  solennité.  Un  temple  de  forme  ronde, 
éclairé  par  le  milieu  du  toit,  lui  est  consacré  sur  la 


384  SATURNALES. 

colline  Zelmissus.  La  rondeur  de  cet  édifice  repré- 
sente la  forme  de  Tastre;  il  est  éclairé  par  le  sommet 
de  la  voûte,  pour  indiquer  que  le  soleil  éclaire  tout 
par  les  rayons  qu  il  lance  du  haut  du  ciel,  et  que  son  \ 
lever  rend  perceptibles  tous  les  objets.  Voici  un  extrait 
de  ce  que  dit  Orphée,  lorsqu'il  veut  désigner  poéti- 
quement le  soleil  : 

«  Zeus  ayant  liquéfié  Téther,  qui  était  auparavant 
solide ,  rendit  visible  aux  dieux  le  plus  beau  phéno-      | 
mène  de  la  nature.  On  l'a  appelé  Phanès  Dionysos,     ' 
seigneur,  sage  conseiller,  éclatant  procréateur  de  soi- 
même.  Enfin,  les  hommes  lui  donnent  des  dénomina- 
tions diverses.  Il  fut  le  premier  qui  se  montra  avec  la 
lumière,  et  s'avança  sous  le  nom  de  Dionysos,  pour 
parcourir  le  contour  sans  bornes  de  l'Olympe.  Mais 
il  change  ses  dénominations  et  ses  formes  selon   les       I 
époques  et  les  saisons.  i> 

Orphée  appelle  le  soleil  Phanès,  de  fcoràç  et  f avepoç, 
c'est-à-dire  manifeste  et  brillant,  parce  qu'en  effet, 
voyant  tout,  il  est  vu  partout.  Orphée  l'appelle  en- 
core Dionysos ,  de  ÂivelOai  et  Tuepif  ep£(T6ai  à  cause  de  sa 
marche  circulaire  ;  ce  qui  a  fait  dire  à  Cléanthe  que 
le  soleil  était  surnommé  Dionysius,  de  ^toevucrai  (qui 
termine  une  marche),  parce  que,  dans  sa  coui*se  de 
chaque  jour  d'orient  en  occident,  qui  forme  le  jour 
et  la  nuit,  il  parcourt  l'étendue  du  ciel.  Les  physiciens 
l'ont  appelé  Aidvuaoç,  ^roç  vouv  (intelligence  divine), 
parce  qu'ils  disent  que  le  soleil  est  l'âme  du  monde, 
et  le  monde  est  compris  sous  la  dénomination  de  ciel 


I 


I 


LIVRK   I-  385 

auquel  ils  donnent  le  nom  de  Jupiter.  C'est  pourquoi 
Aratus,  s'apprêtant  à  chanter  ]e  ciel^  a  dit  : 
«  Commençons  par  Jupiter.  » 
Les  Romains  appellent  le  soleil  Liber,  parce  qu'il 
est  libre  et  vagabond  (yagus)^  comme  dit  Nevius  : 

«Le  soleil  vagabond  retire  à  soi  les  rênes  de  feu 
et  dirige  son  char  vers  la  terre.  » 

Les  vers  d'Orphée  que  nous  avons  cite$ ,  en  don^  ' 
nant  à  Apollon  l'épithète  d'£ùêou^Y)a  (  qui  conseille 
bien  ) ,  prouvent  que  ce  dieu  préside  aux  bons  con- 
seils. Car  si  les  conseils  naissent  des  conceptions  de 
Fesprit,  et  si  le  soleil,  comme  le  pensent  plusieurs 
personnes,  est  cette  âme  du  monde  d'où  émane  le 
principe  de  l'intelligence  humaine,  c'est  avec  raison 
qu'on  a  cru  que  le  soleil  présidait  aux  bons  conseils. 
Orphée  prononce  clairement ,  dans  le  vers  suivant , 
que  le  soleil  est  le  même  que  Bacchus. 

«  Le  soleil  qu'on  a  appelé  du  surnom  de  Diony- 
sos. » 

Ce  vers  est  positif;  en  voici  un  du  pième  poète 
dont  le  sens  est  plus  difficile  : 

«Un  Zeus,  un  Adès,un  soleil,  un  Dionysos.» 
Ce  vers  a  pour  garant  l'oracle  d'Apollon  de  Claros, 
dont  les  poésies  sacrées  ajoutent  aux  autres  noms  du 
soleil  celui  de  latù.  Car  Apollon  de  Claros,  consulté  pour 
savoir  quel  était  ce  dieu  appelé  laco,  répondit  ainsi  : 
((Il  faut  après  avoir  été  initié  dans  les  mystères, 
les  tenir  cachés  sans  en  parler  à  personne.  Car  l'in- 
telligence de  riiomme  est  étroite ,  sujette  à  l'erreur , 

I.  25 


386  SATURNALES. 

et  son  esprit  est  Êiible.  Je  déclare  que  le  plus  grand 
de  tous  les  dieux  est  laco,  lequel  est  Pluton  en  hiver, 
Jupiter  au  printemps,  le  soleil  en  été,  et  iaa>  en  au- 
tomne, I 

Cornélius  Labeo,  dans  son  livre  intitulé  de  l'Ora-  \ 
cle  d'ÂpoUon  de  Claros,  a  développé  le  sens  de  cet 
oracle,  et  la  force  de  ce  nom  et  de  cette  divinité;  d'où 
il  résulte  que  le  nom  d'iac»  était  commun  au  soleil  et 
à  Bacchus.  Orphée,  en  démontrant  que  Bacchus  et  le 
soleil  ne  sont  qu  un  seul  et  même  Dieu,  a  décrit  ainsi 
ses  ornements  et  son  costume  pendant  les  fêtes  ap- 
pelées Libérales  : 

c(  Voici  les  vêtements  sacrés  dont  on  doit  revêtir 
la  statue  éclatante  du  soleil.  D'abord,  un  péplos  cou* 
leur  de  pourpre  et  de  feu;  et  sur  l'épaule  droite,  la 
peau  tachetée  d'un  faon  aux  diverses  couleurs,  à  l'imi- 
tation de  l'admirable  disposition  des  étoiles  et  du  sa- 
cré firmament.  Ensuite,  il  faut  mettre  par-dessus  la 
peau  du  faon  une  ceinture  d'or  brillant,  passée  au- 
tour de  la  poitrine  de  la  statue,  symbole  du  soleil^ 
qui ,  lorsqu'il  vient  à  paraître  et  à  briller  aux  extré- 
mités de  la  terre  y  frappe  de  ses  rayons  d'or  les  ondes 
de  l'Océan.  Dans  cet  instant,  sa  splendeur  immense, 
se  mêlant  avec  la  rosée,  fait  rouler  devant  lui  la  lu- 
mière en  tourbillons.  Et  alors  (chose  merveilleuse  à 
voir),  la  vaste  circonférence  de  la  mer  parait  une 
ceinture  placée  sous  sa  poitrine.  y> 

Virgile,  sachant  que  Bacchus  est  le  soleil,  et  Cérès 
la  lune,  lesquels  influent  également  et  sur  la  fertilité 
de  la  terre  et  sur  la  maturité  des  fruits ,  Tune  par  la 


f 


LIVRE    I.  387 

température  douce  de  la  nuit,  et  l'autre  par  la  chaleur 
du  jour,  a  dit  : 

Si  rhomme  encor  sauvage,  instruit  par  vos  leçons, 
Quitta  le  gland  des  bois  pour  les  gerbes  fécondes. 

Le  même  poète  prouve  bientôt  après,  par  un 
exemple  puisé  hors  du  culte  sacré,  que  le  soleil  est 
le  principe  de  la  fécondité  de  la  terre ,  lorsqu'il  dit  : 

Cérès  approuve  encor  que  des  chaumes  flétris 
La  flamme  en  pétillant  dévore  les  débris. 

En  effet,  si  le  feu  que  découvrit  le  génie  de 
rhomme  est  d'une  grande  utilité,  quelle  doit  être 
l'influence  de  la  chaleur  éthérée  du  soleil  ? 


CHAPITRE  XIX. 

Mars  et  Mercure  sont  encore  la  même  divinité 

que  le  soleil. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  de  Bacchus  prouve 
que  Mars  et  le  soleil  ne  font  qu'un ,  puisque  assez  gé- 
néralement Mars  et  Bacchus  sont  considérés  comme 
une  seule  et  même  divinité.  £n  effet,  Bacchus  est 
surnommé  ÈvuscXio;  qui  est  un  des  noms  paiticuliers 
de  Mars.  Chez  les  Lacédémoniens ,  la  statue  de  Bac- 
chus est  représentée  avec  une  pique  et  non  point  avec 
un  thyrse.  Lors  même  qu'il  tient  un  thyrse,  quelle  est 
cette  arme?  sinon  une  lance  masquée,  dont  le  fer  est 

25. 


388  SAXURIfÀLES. 

couvert  par  le  lierre  qui  rentôrtille;  ce  qui  signifie 
que  la  modération  doit  servir  de  frein  à  Fimpétuosité 
guerrière.  Effectivement,  si  le  lierre  a  la  propriété  de 
lier  et  d'étreindre;  d'un  autre  côté,  la  chaleur  du  vin, 
dont  Bacchus  est  le  principe,  pousse  souvent  les 
hommes  à  la  fureur  des  combats. 

Cest  donc  à  cause  du  rapport  qui  existe  entre  ces 
deux  effets  qu'on  n'a  voulu  faire  qu'un  même  dieu  de 
Mars  et  de  Bacchus.   Aussi  les  Romains  les  hono- 
raient-ils tous  deux  du  nom  de  Père,  appelant  Tun 
Liber-Pater  et  l'autre  Mars-Piter,  ,c'çst-à-dire  Mars 
Père.  Ce  qui  prouve  encore  que  Bacchus  est  le  dieu 
de  la  guerre,  c'est  qu'on  le  regarde  comme  le  premier 
inventeur  de  la  cérémonie  du  triomphe.  Puis  donc 
que  ce  dieu  est  le  même  que  le  soleil  ^  et  puisque 
Mars  est  le  même  que  Bacchus,  qui  peut  douter  que 
Mars  ne  soit  le  même  que  le  soleil  ?  De  plus,  les  Ac- 
citains,  nation  espagnole,  honorent  très -religieuse- 
ment, sous  le  nom  de  Néton,  la  statue  de  Mars  doni 
la  tête  est  ornée  de  rayons.  D'ailleurs  la  raison  veut 
que  les  dieux,  principes  de  la  céleste  chaleur,  dis- 
tingués par  le  nom ,  ne  soient  en  effet  qu'un  seul  et 
même  être,  une  seule  et  même  substance.  Ainsi  donc, 
on    a  nommé   Mars    cette    ardeur,  qui   embrasant 
l'âme,  la  pousse  tantôt  à  la  colère,  tantôt  à  l'intré^ 
pidité,  quelquefois  aux  excès  passagers  de  la  fureur, 
toutes  sensations  génératrices  des  combats.  C'est  elle 
dont  Homère ,  voulant  exprimer  la  force  en  la  com- 
parant au  feu ,  ^  dit  : 

a  Sa  fureur  (d'Hector)  était  semblable  à  celle  de 


1 

LIVRE    i.  38<) 

Mars,  lorsqu'il  fait  vibrer  $a  lance,  ou  bien  à  colle 
du  feu  destructeur.  »  ' 

De  tout  cela,  oh  peut  conclure  qu'on  appelle  Mars 
cet  efFet  du  soleil  qui  produit  l'ardeur  des  esprits  et 
excite  la  chaleur  du  sang  ;  et  de  ce  qui  a  été  dit  plus 
haut,  il  résulte  aussi  que  Mercure  est  le  même  que 
le  soleil.  En  effet,  on  peut  croire  qu'Apollon  est  le 
même  que  Mercure,  soit  parce  que,  chez  plusieurs  na* 
tions,  l'astre  de  Mercure  porte  le  nom  d'Apollon  ;  soit 
parce  qu'Apollon  préside  le  chœur  des  Muses,  et  que 
Mercure  est  le  dieu  de  la  parole  qui  est  aussi  l'attri-' 
but  des  Muses.  Il  est,  en  outre,  plusieurs  motifs  de 
croire  que  Mercure  n'est  autre  que  le  soleil  :  d'abord, 
les  statues  de  Mercure  ont  des  ailes ,  ce  qui  fait  allu* 
sion  à  la  vélocité  du  soleil.  En  efFet,  nous  regardons 
Mercure  comme  le  dieti  de  l'intelligence ,  et  nous 
pensons  que  son  nom  vient  de  éppivivcueiv  (interpréter). 
D'un  autre  côté,  le  soleil  est  l'intelligence  du  monde , 
et  la  vélocité  de  l'intelligence  est  extrême;  car  elle 
est,  ainsi  que  le  dit  Homère:  tf  Rapide  comme  l'oiseau.» 

Voilà  pourquoi  on  donne  à  Mercure  des  ailes  qui 
sont  les  attributs  de  l'essence  du  soleil.  Les  Égyptiens 
rendent  cette  preuve  plus  évidente ,  en  représentant 
le  soleil  sous  la  forme  d'une  statue  ailée.  Ces  simu« 
lacres  n'ont  pas  tous  la  mêtoie  couleur;  les  uns  sont 
bleus,  les  autres  d'une  couleur  claire.  Ils  appellent 
ceux  d'une  couleur  claire,  supérieurs,  et  ceux  de 
couleur  bleue,  inférieurs.  Or,  le  soleil  est  qualifié 
inférieur,  lorsqu'il  parcourt  l'hémisphère  inférieur^ 
c'est-à-dire  les  signes  de  l'hiver;  et  il  est  qualifié  su- 


3gO  SATURNALES. 

périeur,  lorsqu'il  parcourt  dans  le  zodiaque  les  signes 
de  Tété.  La  même  fiction,  sous  une  autre  forme, 
existe  à  Fégard  de  Mercure  considéré  comme  mi* 
nistre  Qt  messager  des  dieux  du  ciel,  ainsi  que  de  ceux 
de  Tenfer.  De  plus,  il  est  surnommé  Argiphontès, 
non  pour  avoir  tué  Argus  qui,  dit-on,  ayant  la  tête 
couverte  d'yeux ,  gardait ,  par  ordre  de  Junon ,  lo  fille 
d'Inaclius,  sa  rivale,  métamorphosée  en  vache;  mais 
parce  que,  dans  cette  fiction ,  Argus  figure  le  ciel  qui 
est  parsemé  d'étoiles,  lesquelles  paraissent ,  en  quelque 
sorte ,  être  ses  yeux.  Le  ciel  a  été  appelé  ainsi  des 
mots  grecs  Xeuxoç  et  Tapç  (serein  et  rapide).  Par 
sa   position  supérieure,   il  a  l'air  de  considérer  la 
terre  que  les  Égyptiens  désignent  dans  leurs  carac- 
tères hiéroglyphiques   sous   la  figure  d'une  vache. 
Argus  tué  par   Mercure  signifie  la  voûte  du  ciel, 
ornée  d'étoiles  que  le  ciel  tue,  pour  ainsi  parler,  en 
les  obscurcissant,  et  en  les  dérobant  par  l'éclat  de  sa 
lumière  aux  yeux  des  mortels.  On  représente  aussi 
Mercure  sous  la  fonne  d'un  bloc  carré,  n'ayant  de 
modelé  que  la  tête  et  le  membre,  viril  en  érection. 
Cette  figure  signifie  que  le  soleil  est  la  tête  du  monde 
et  le  procréateur  des  choses,  et  que  toute  sa  force 
réside  dans  l'intelligence,  dont  la  tête  est  le  siège, 
et  non  dans  les  fonctions  réparties  entre  les  divers 
membres.  On  donne  à  cette  figure  quatre  côtés,  par 
la  même  raison  que  l'on  place  le  tétrachorde  entre 
les  attributs  de  Mercure.  Le  nombre  quatre  fait  allu- 
sion aux  quatre  points  du  monde,  ou  bien  aux  quatre 
saisons  qui  embrassent  la  durée  de  Tannée,  ou  enfin 


LIVRE    I.  391 

h  la  division  du  zodiaque  en  deux  équinoxes  et  en 
deux  solstices.  C'est  ainsi  que  la  lyre  à  sept  cordes 
d'Apollon  est  considérée  comme  Temblème  du  mou» 
veinent  des  sphères  célestes,  à  qui  la  nature  a  donné 
le  soleil  pour  modérateur.  ït  est  encore  évident  que 
c'est  le  soleil  qu'on  honore  sons  le  nom  de  Mercure  ^ 
d'après  le  caducée  que  les  Égyptiens  ont  consacré  à 
ce  dieu  sous  la  figure  de  deux  serpents ,  mâle  et  fe- 
melle, entrelacés.  Ces  serpents  se  lient  ensemble  par  le 
milieu  du  corps,  au  moyen  d'un  nœud ,  dit  noeud  d'Her- 
cule. Leurs  extrémités  supérieures  se  replient  en  rond , 
et  forment  un  cercle  en  se  baisant;  tandis  que  leurs 
queues,  après  avoir  formé  le  nœud,  viennent  aboutir 
a  la  poignée  du  caducée,  et  sont  surmontées  d'ailes 
qui  sortent  de  cette  partie  de  la  baguette.  Les  Egyp- 
tiens appliquent  la  fiction  du  caducée  à   la  généra- 
tion des  hommes  appelés  en  grec  yeveaiç.  Ils  disent 
qu'il  y  a  quatre  dieux  qui  président  à  la  naissance 
de  l'homme  :  ^at[jLov  (le  bon  génie  ),  ruy[y\  (la  bonne 
fortune),  Ipoç (l'amour),  âvayxv)  (la  nécessité).  Par 
les  deux  premiers,  ils  entendent  le  soleil' et  la  lune; 
parce  que  le  soleil ,  principe  de  la  chaleur  et  de  la 
lumière,  est  l'auteur  et  le  conservateur  de  la  vie  hu- 
maine :  en  conséquence,  il  est  regardé  comme  le  bon 
génie,  c'est*à-dire  le  dieu  protecteur  des  nouveau-nés. 
La  lune  est  appelée  Tujpj  (la  bonne  fortune),  parce 
qu'elle  est  la  divinité  des  corps ,  lesquels  sont  sujets 
aux  chances  fortuites  des  événements.  L'amour  est 
figuré  par  le  baiser  des  serpents,  la  nécessité  par  le 
nœud  qu'ils  forment.  Nous  avons  expliqué  plus  haut 


39^^  SATURNALES. 

pourquoi  on  leur  donne  des  ailes.  En  suivaat  cette 
interprétation,  le  motif  qui  avait  fait  choisir  pour  al- 
légorie des  serpents  au  corps  onduleuK  doit  être  le 
tovLTi  sinueux  des  deux  astres. 


%/va>%^<%  •/^^^■*'%^*^^/*f%i%'*/*/%f*/*^^%^J*/^/%^f^%/*^*i»^*^^'m^%9 


CHAPITRE  XX; 

Esculape^  Hercule^  Hygie^    Isis  et  Sérapis    ne 
sont  autres  que  le  dieu  soleil. 

C'est  parce  qu'EscuIape  et  Hygie  sont  les  mêmes 
divinités  que  le  soleil  et  la  lune,  qu'on  donne  un  ser- 
pent pour  attribut  à  leurs  statues.  Effectivement,  £s- 
culape  est  cette  vigueur  salutaire  émanant  de  la  sub- 
stance du  soleil ,  qui  alimente  les  esprits  el  les  corps 
des  mortels.  Hygie  est  cet  effet  propre  à  la  lune,  qui 
maintient  les  corps  animés  dans  un  état  de  santé. 
On  joint  à  leurs  statues  des  figures  de  serpents, 
parce  que  ce  sont  ces  divinités  qui  font  que  le  corps 
humain,  dépouillant,  pour  ainsi  parler,  la  peau  de 
la  maladie,  recouvre  sa  primitive  ardeur,  de  même 
que  les  serpents  rajeunissent  chaque  année  en  se  ào^ 
pouillant  de  leur  peau.  La  raison  qui  a  fait  regarder 
le  serpent  comme  l'emblème  du  soleil,  c'est  que  cet 
astre  est  toujours  ramené  du  point  de  sa  plus  grande 
déclinaison ,  qui  est  en  quelque  sorte  sa  vieillesse ,  à 
celui  de  sa  plus  grande  hauteur,  oii  il  semble  recou- 
vrer la  force  de  la  jeunesse.  On  prouve  aussi  que  le 


LIVRE    I.  393 

serpent  est  un  des  principaux  attributs  du  soleil, 
parce  que  ^poxov  (serpent  ou  dragon  )  vient  de  ^^pxetv 
(voir).  L'œil  perçant  et  vigilant  de  cet  animal  parti- 
cipe, dit-on,  de  la  nature  du  soleil;  aussi  désigne- 
t-on  lé  dragon  comme  gardien  des  temples,  des  oracles, 
des  édifices  publics  et  des  trésors.  Quant  à  Esculape, 
ce  qui  prouve  qu'il  est  le  même  qu'Apollon,  c'est 
qu'il  est  non-seulement  regardé  comme  son  fils ,  mais 
encore  qu'il  partage  la  prérogative  de  la  divination. 
Car  Àpollodore,  dans  l'ouvrage  intitulé  des  Dieux  ^ 
dit  qu'EscuIape  préside  aux  divinations  et  aux  au- 
gures; ce  qui  n'est  point  surprenant,  puisque  l'art  de 
la  médecine  et  celui  de  la  divination  ont  les  mêmes 
bases.  En  efTet,  le  médecin  prévoit  les  biens  et  les 
maux  qui  doivent  survenir  au  corps.  Aussi,  dit  Hip- 
pocrate,  le  médecin  doit  pouvoir  dire  du  malade  «  ce 
qui  est ,  ce  qui  a  été,  ce  qui  doit  être.  »  Cela  est  rendu 
par  ce  vers  de  Virgile  : 

,        Embrasse  le  passé ,  le  présent ,  Tavenir. 

Il  en  est  de  même  de  la  divination  qui  fait  con- 
naître les  choses  présentes ,  futures  et  passées. 

Hercule  n'est  pas  non  plus  une  divinité  différente 
du  soleil;  c'est  cette,  propriété  de  l'astre  du  jour  qui. 
donne  à  l'espèce  humaine  un  courage  qui  l'élève  à  la 
ressemblance  des  dieux.  Et  que  l'on  ne  croie  pas 
que  le  fils  d'AIcmène,  né  à  Hièbes  en  Béotie,  soit  le 
seul  ou  même  le  premier  qui  se  soit  appelé  Hercule. 
Il  fut  au  contraire  le  dernier  qui  ait  élé  jugé  digne 
et  honoré  de  ce  nom  :  c'est  son  invincible  courage 


394  SATURNALES. 

qui  lui  mérita  d'être  assimilé  au  dieu  qui  préside 
aux  opérations  de  la  force.  La  divinité  dUercule  est 
soigneusement  honorée  auprès  de  Tyr.  Les  Égyptiens 
lui  rendent  un  culte  des  plus  solennels  et  des  plus 
mystérieux;  et  quelle  que  soit  la  haute  antiquité  de 
leurs  traditions  9  Thommage  religieux  qu'ils  lui  adres- 
sent remonte  encore  au-delà.  Emblème  de  la  force 
des  dieux,  il  tua,  dit-on,  les  géants  qui  faisaient  la 
guerre  au  ciel. 

Mais  que  devons-nous  croire  de  cette  espèce  d'hom- 
mes appelés  géants  ?  si  ce  n'est  que  c'était  une  race 
d'hommes  impies  qui  méconnaissaient  les  dieux  : 
voilà  ce  qui  a  fait  croire  qu'ils  ont  voulu  les  chasser 
des  célestes  demeures.  lies  extrémités  de  leurs  pieds 
avaient  la  forme  de  serpents  roulés  sur  eux-mêmes, 
ce  qui  signifie  qu'ils  n'avaient  aucun  sentiméat  droit 
ni  élevé,  et  que  tous  leurs  pas,  toutes  leurs  démarches 
étaient  dirigées  par  la  bassesse.  Le  soleil  punît  avec 
justice  cette  race  par  le  violent  effet  d'une  chaleur 
pestilentielle.  Le  nom  même  d'Hercule  montre  clai- 
rement qu'il  n'est  autre  que  le  soleil,  car  ApoxX^ç 
n'est-il  pas  formé  de  îpaç  x)*£oç  (gloire  de  l'air)? Or, 
qu'est-ce  que  la  gloire  de  l'air,  si  ce  n'est  la  lumière 
du  soleil,  en  l'absence  de  laquelle  l'air  est  couvert 
de  ténèbres  profondes?  Les  cérémonies  sacrées  des 
Égyptiens  représentent  dans  leurs  divers  détails  les 
différentes  puissances  du  dieu,  et  prouvent  qu'Her- 
cule est  cet  Hélios  (soleil)  qui  est  en  tout  et  circule 
partout.  Un  fait  arrivé  dans  une  autre  contrée  dépose 
assez  fortement  en  faveur  des  pouvoirs  multiples  de 


LIVRE    I.  395 

cette  divinité.  Théron,  roi  de  l'Espagne  citérieure, 
voulant,  dans  sa  fureur,  s'emparer  du  temple  d'Her- 
cule pour  le  piller,  les  Gaditains,  montés  sur  des  vais- 
seaux longs,  vinrent  à  la  rencontre  de  sa  flotte,  et 
le  combat  s'engagea.  I^a  victoire  fut  long-temps  ba- 
lancée; mais  enfin  les  bâtiments  du  roi  prirent  la 
fuite,  et  furent  consumés  à  l'improviste  par  un  rapide 
incendie.  Le  peu  d'ennemis  qui  se  sauvèrent  furent 
pris,  et  déclarèrent  que  des  lions  leur  étaient  apparus 
sur  la  proue  des  vaisseaux  gaditains,  et  qu'au  même 
instant  leurs  vaisseaux  avaient  été  brûlés  par  des 
rayons  tels  que  ceux  qu'on  figure  autour  de  la  tête 
du  soleil.  Une  ville  voisine  de  l'Egypte,  et  qui  se 
glorifie  d'avoir  pour  fondateur  Alexandre  de  Macé- 
doine, professe  une  bien  grande  vénération  pour 
Sérapis  et  pour  Isis;  mais  elle  témoigne  que,  sous 
ces  noms,  tout  ce  culte  se  rapporte  au  soleil,  soit 
lorsqu'elle  place  sur  la  tête  de  la  statue  un  boisseau, 
soit  lorsqu'elle  met  auprès  de  ce  simulacre  l'image 
d'un  animal  à  trois  têtes:  celle  du  milieu,  qui  est 
aussi  la  plus  élevée,  appartient  à  un  lion;  celle  qui 
est  à  droite  est  une  tête  de  chien,  à  l'air  doux  et 
caressant;  et  celle  qui  est  à  gauche  est  la  tête  d'un 
loup  rapace.  Un  dragon  entoure  de  ses  nœuds  le 
corps  de  ces  animaux ,  et  sa  tête  vient  s'abaisser  sous 
la  main  droite  du  dieu.  Or,  la  tête  du  lion  figure  le 
temps  présent,  qui,  placé  entre  le  passé  et  l'avenir, 
jouit  d'une  force  énergique  par  le  fait  de  son  action 
actuelle.  Le  temps  passé  est  figuré  par  la  tête  du 
loup,  parce  que  le  souvenir  des  choses  passées  est 


396  SATURNALES. 

enlevé  est  dévoré.  Là  tête  caressante  du  chien  désigne 
les  événements  futurs ,  sur  lesquels  Tespérance ,  bien 
qu  incertaine,  nous  flatte.  A  qui  les  temps  obéiraient-ils 
en  effet,  si  ce  n'est  à  Tauteur  de  leur  être?  Le  boisseau , 
qui  surmonte  la  tête  de  la  statue,  figure  la  hauteur  du 
soleil  et  son  immensité,  telle  que  tous  les  corps  ter- 
restres sont  attirés  vers  lui  par  la  force  de  la  chaleur 
qui  émane  de  son  sein.  Voici  maintenant  ce  qu'un 
oracle  a  prononcé  touchant  le  soleil  ou  Sérapis.  Cette 
divinité,  que  les  Égyptiens  proclamèrent  le  plus 
grand  des  dieux,  consultée  par  Nicocréon,  roi  de 
Chypre,  sur  le  rang  qu'elle  tenait  au  ciel,  satisfît 
par  les  vers  suivants  à  la  religieuse  curiosité  de  ce 
roi  : 

c<  Je  vais  te  &ire  connaître  la  nature  de  ma  divinité  : 
le  cercle  élevé  des  cieux  couronne  ma  tête;  mes 
oreilles  sont  dans  Tair;  le  bassin  des  mers  est  mon 
ventre;  la  terre  forme  mes  pieds;  mes  yeux  sont 
dans  le  disque  brillant  du  soleil,  d 

Il  suit  de  là  que  Sérapis  et  le  soleil  sont  une  seule 
et  même  divinité.  On  joint  à  son  culte  celui  dlsis , 
qui  est  ou  la  terre,  ou  la  nature  des  choses  qui  sont 
sous  le  soleil.  De  là  vient  que  tout  le  corps  de  la 
déesse  est  couvert  de  mamelles  pressées  les  unes 
contre  les  autres,  parce  que  la  nature  ou  la  terre 
nourrit  toutes  choses. 


LIVRE    I.  397 


CHAPITRE  XXI. 

Adonis  y  Attis^  Osiris  et  Horus  ne  différent  pas 
du  soleil;  et  les  douze  signes  du  zodiaque  se 
rapportent  à  la  nature  de  cet  astre. 

On  ne  doutera  pas  non  plus  qu* Adonis  ne  soit  le 
soleil,  si  Ton  considère  la  religion  des  Assyriens  chez 
lesquels  florissait  autrefois  le  culte  de  Vénus  Architis 
et  d'Adonis,  qui  est  passé  maintenant  chez  les  Phé- 
niciens. En  effet,  les  physiciens  ont  donné  le  nom 
de  Vénus  à  Thémisphère  supérieur  dont  nous  occu- 
pons une  partie;  et  ils  ont  appelé  Proserpine  l'hémi- 
sphère  inférieur.  Voilà   pourquoi  Vénus,  chez  les 
Assyriens  et  chez  les  Phéniciens ,  est  en  pleurs  lors- 
que le  soleil,  parcourant  dans  sa  course  annuelle  les 
douze    signes   du   zodiaque,  passe   chez  nos  anti- 
podes. Car,  de  ces  douze  signes,  six  sont  dits  infé- 
rieurs, et  six  supérieurs.  Lorsque  le  soleil  est  dans 
les   signes   inférieurs,  et  que,  par  conséquent,  les 
jours  sont  plus  courts,  la  déesse  est  censée  pleurer 
la  mort  temporaire  et  la  privation  du  soleil,  enlevé 
et  retenu  par  Proserpine ,  que  nous  regardons  comme 
la  divinité  des  régions  australes  ou  de  nos  antipodes. 
On  dit  qu'Adonis  est  rendu  à  Vénus,  lorsque  le  so- 
leil, ayant  traversé  les  six  signes  inférieurs,  com- 
mence à  parcourir  ceux  de   notre  hémisphère,  en 


39B  SATURNALES. 

nous  apportant  une  lumière  plus  vive  et  des  jours 
plus  longs.  Le  sanglier  que  Ton  suppose  avoir  tué 
Adonis  est   remblème  de  l'hiver;  car  cet  animal ,  à 
poils  rudes  et  hérissés,  se  plait  dans  les  lieux  hu- 
mides, fangeux , couverts  de  gelée,  et  se  nourrit  de 
gland,  fruit  particulier  à  l'hiver.  Or,  l'hiver  est  une 
sorte  de  blessure  pour  le  soleil,  dont  il  nous  enlève 
la  lumière  et  la  chaleur;  effet  que  produit  la  mort 
sur  les  êtres  animés.  Vénus  est  représentée  sur  le 
mont  Liban  avec  toute  l'expression  de  la  douleur; 
sa  tête,  penchée  et  couverte  d'un  voile,  est  soutenue 
par  sa  main  gauche  près  de  sa  poitrine,  et  son  visage 
semble  baigné  de  ses  larmes.  Cette  image,  qui  repré- 
sente la  déesse  pleurant  pour  le  motif  que  nous  avons 
dit  plus  haut,  figure  aussi  la  terre  pendant  lliivcr, 
époque  à  laquelle ,  voilée  par  les  nuages  et  privée  du 
soleil,  elle  est  dans  l'engourdissement.  Les  fontaines, 
qui  sont  comme  ses  yeux,  coulent  abondamment,  et 
les  champs  dépouillés  de  leurs  ornements  n'offrent 
qu'un  triste  aspect.  Mais,  lorsque  le  soleil  s'élève  au- 
dessus  des  régions  inférieures  de  la  terre,  lorsqu'il 
franchit  Téquinoxe  du  printemps,  et  prolonge  la 
durée  du  jour ,  alors  Vénus  est  dans  la  joie  ;  les  champs 
s'embellissent  de  leurs  moissons,  les  prés  de  leurs 
herbes,  les  arbres  de  leurs  feuillages.  Aussi  nos  an- 
cêtres ont-ils  consacré  le  mois  d'avril  à  Vénus.  Bien 
que  les  traditions  et  les  diverses  cérémonies  religieuses 
des  Phrygiens  ne  soient  pas  les  mêmes  que  celles  des 
Assyriens,  le  fond  en  est  le  même  relativement  à  la 
mère  des  dieux  et  à  Attis.  Qui   doute  en  effet  que 


LIVRE    I.  39g 

cette  mère  des  dieux  ne  soit  la  terre?  La  déesse  est 
portée  par  des  lions,  animaux  pleins  de  force  et  d'ar- 
deur; ce  qui  est  le  caractère  du  ciel,  dans  le  contour 
duquel  est  contenu  l'air  qui  porte  la  terre.  On  donne 
pour  attributs  au  soleil,  sous  le  nom  d'Àttis,une 
verge  et  une  flûte  ;  les  trous  de  la  flûte  modifient  iné- 
galement l'air ,  ce  qui  désigne  l'irrégularité  des  vents , 
dont  la  substance  émane  de  celle  du  soleil.  La  verge 
témoigne  la  puissance  de  cet  astre  qui  régit  toutes 
choses.  De  toutes  les  cérémonies  des  Phrygiens,  celle 
dont  on  peut  plus  particulièrement  conclure  qu'elles 
se  rapportent  au  soleil,  c'est  que,  d'après  les  rites 
de  ce  peuple,  lorsque  l'astre  du  jour  se  dispose  à  re- 
venir vers  eux,  et  que  le  deuil  simulé  a  cessé,  la  joie 
renaît,  et  l'on  célèbre  la  fête  desHilaries  le  huit  des 
calendes  d'avril,  parce  qu'à  cette  époque,  le  soleil 
.assure  au  jour  l'empire  sur  la  nuit.  Cette  cérémonie 
religieuse  est  la  même  sous  d'autres  noms  que  celle 
qui  a  lieu  en  Egypte  lorsque  Isis  pleure  Osiris  ;  car 
on  n'ignore  pas  qu'Osiris  est  le  soleil,  et  qu'Isis  est, 
comme  nous  l'avons  dit,  la  terre  ou  la  nature.  Ainsi 
les  motifs  concernant  Adonis  et  Attis ,  pour  lesquels 
la  joie  succède  annuellement  à  la  tristesse,  sont  les 
mêmes  pour  Osiris;  et  quand  les  Egyptiens  veulent 
exprimer  hiéroglyphiquement  qu'Osiris  est  le  soleil, 
ils  peignent  un  sceptre  surmonté  d'un  œil.  Cet  em- 
blème représente  Osiris  ou  le  soleil  qui ,  du  haut  des 
cieux ,  exerce  son  pouvoir  royal ,  et  porte  ses  regards 
sur  toute  la  nature.  En  effet,  l'antiquité  appelle  le 
soleil  l'œil  de  Jupiter.  Chez  les  mêmes  Égyptiens, 


400  SATURNALES. 

Apollon,  c'est-à-dire  le  soleil ,  est  appelé  Horus.  C'est 
de  lui  que  les  vingt -quatre  parties  dont  le  jour  et 
la  nuit  sont  composés  ont  tiré  leur  nom;  ainsi  que 
les  quatre  saisons  qui  forment  le  cercle  de  Tannée  et 
qui  sont  aussi  appelées  heures.  Ces  peuples  voulant, 
sous  ce  nom,  consacrer  une  statue  au  soleil,  l'ont 
représenté  la  tête  rasée,  à  l'exception  d'un  toupet  do 
cheveux  qu'ils  lui  ont  laissé  au  coté  droit.  I..es  che- 
veux qui  restent  indiquent  que  le  soleil  n'est  jamais 
caché  à  la  nature.  Les  cheveux  coupés ,  mais  dont 
cependant  la  racine  existe,  désignent  que  cet  astre, 
même  lorsqu'il  n'est  pas  visible  pour  nous,  conserve, 
comme  les  cheveux,  la  faculté  de  revenir. 

Cette  fiction  désigne  aussi  le  temps  où  le  jour  est 
le  plus  court,  et  où  il  a  perdu  tous  les  accroissements 
qu'il  avait  reçus,  le  soleil  étant  parvekiu  au  terme  le 
plus  étroit  de  sa  carrière  diurne;  c'est  ce  que  les  an- 
ciens ont  appelé  le  solstice  brumal ,  car  bruma  (hiver) 
est  dérivé  de  Ppa^ù  -^|jLap  (court  jour).  Mais  ensuite, 
cet  astre  sortant  de  la  prison  étroite  et  obscure  dans 
laquelle  il  avait  été  renfermé,  s'achemine  vers  le 
solstice  d'été,  accroît  sans  cesse  les  jours,  et  c'est 
alors  qu'il  semble  avoir  regagné  son  empire.  Aussi 
les  Égyptiens  lui  ont-ils  consacré  un  animal  dans  le 
zodiaque,  et  dans  cette  partie  du  ciel  où  sa  révolu- 
tion annuelle  nous  le  montre  animé  de  la  chaleur  la 
plus  ardente.  Ils  appelèrent  cette  demeure  du  soleil 
le  signe  du  Lion ,  parce  que  la  nature  de  cet  animal 
paraît  émaner  de  la  substance  du  soleil,  et  que  son 
ardeur  et  son  impétuosité  lui  donnent  sur  les  autres 


LIVRE    I.  .40' 

aniimaux  une  supériorité  égale  à  celle  du  soleil  sur 
les  autres  astres,  La  vigueur  du  lion,  remarquable 
surtout  dans  sii  poitrine  et  dans  la  partie  antérieure 
de  son  corps,  est  moindre  dans  la  partie  postérieure; 
de  même  l'ardeur  du  soleil  va  toujours  croissant, 
depuis  la  première  partie  du  jour  jusqu^à  midi,  ou 
depuis  la  première  partie  de  Tannée,  qui  est  le  prin- 
temps, jusqu'à  Tété;  ensuite  elle  s'afTaiblit  insensi- 
blement depuis  midi  jusqu'au  soir,  ou  depuis  l'été 
jusqu'à  l'hiver,  dernière  partie  de  l'année.  L'œil  du 
lion  est  toujours  ouvert  et  toujours  étincelant;  de 
même  l'œil  du  soleil ,  toujours  ouvert  et  toujours  écla- 
tant, est  constamment  et  infatigablement  dirigé  sur 
la  terre.  Ce  n'est  point  seulement  le  lion,  mais  en- 
core tous  les  signes  du  zodiaque  qu'on  peut  à  bon 
droit  rapporter  à  la  nature  du  soleil;  et,  pour  com- 
mencer par  le  Bélier,  ne  trouve-t-on  pas  entre  eux  un 
grand  rapport  ?  car  cet  animal,  pendant  les  six  mois  de 
riiiver,  se  couche  sur  le  côté  gauche;  tandis  qu'il  se 
couche  sur  le  côté  droit,  à  partir  de  l'équinoxe  du 
printemps;  de  même  le  soleil,  pendant  la  première 
de  ces  époques ,  parcourt  l'hémisphère  qu'il  a  à  sa 
droite;  et  pendant  la  seconde,  celui  qui  est  à  sa 
gauche.  C'est  pour  cela  que  les  Libyens  représentent 
Hammon,  qu'ils  regardent  comme  le  soleil  couchant, 
avec  des  cornes  de  bélier,  dans  lesquelles  réside  la 
principale  force  de  cet  animal,  comme  le  soleil  a  la 
sienne  dans  ses  rayons.  Aussi  est-il  appelé,  chez  les 
Grecs^  Corne  de  Bélier.  La  religion  des  Égyptiens 
fournit  aussi  plusieurs  preuves  du  rapport  qui  existe 

I.  a6 


4oa  SA^TORNALES. 

entre  le  taureau  et  le  soleil ,  soit  parce  qu'ils  rendent 
un  culte  solennel  dan)  la  ville  dHéliopolis  à  un  tau- 
reau consacré  au  soleil,  et  qu'ils  appellent  Néton; 
soit  parce  que  le  bœuf.  Apis  est  reçu  à  Memphis  avec 
autant  de  vénération  que  |e  dieu  soletl;  soit  enfin 
parce  qu'à  Hermunthis,  dar^s  un  magnîtîque  temple 
d'Apollon,  on  honore  un  taureau  nommé  Pacis,  pré- 
sentant l'image  de  plusieurs  attributs  qui  tiennent 
à  la  nature  du  soleil.   Car  on  assure  qu'à  chaque 
heure  du  jour,  on  voit  changer  les  nuances  de  son 
poil  hérissé ,  dont  la  direction  est  contraire  à  celle 
du  poil  des  autres  animaux;  ce  qui  le  fait  ressem- 
bler au  soleil  qui  va  en  rebroussant  contre  l'ordre 
des  signes.  Les  Gémeaux  qui  vivent  alternativ^nent 
aux  dépens  l'un  de  l'autre,  que  figurent^ils ?  sin<Hi  le 
soleil,  qui  seul,  et  toujours  un,  tantôt  descend  au 
point  le  plus  bas  du  monde,  et  tantôt  remonte  au 
point  le  plus  élevé.  Que  signifie  la  démarche  oblique 
du  Cancer?  si  ce  n'est  la  route  du  soleil  qui  n'est  ja- 
mais en  droite  ligne,  parce  qu'il  faut  que  cet  astre 

suive  l'oblique  voie 
Du  zodiaque  où  toujours  sa  marche  se  déploie; 

et  c'est  principalement  dans  ce  signe  que  le  soleil 
commence  à  dériver  obliquement  de  la  partie  supé- 
rieure de  sa  carrière  vers  la  partie  inférieure.  Nous 
avons  déjà  parlé  du  Lion.  Quel  emblème  offre  la 
Vierge  qui  dans  sa  main  tient  un  épi?  N'est-ce  pas 
cette  puissance  du  soleil  qui  préside  aux  biens  de  la      > 


LIVRE    I.  4^3 

terre  ?  Cette  même  Vierge  est  aussi  le  symbole  de  la 
justice 9  qui  veut  que  ces  biens  soient  à  fusage  de 
tous  les  honotnes. 

Le  Scorpion  qui,  dans  son  entier,  renferme  la  ba- 
lance, est  le  type  de  la  nature  du  soleil;  car,  en- 
gourdi pendant  l'hiver,  après  cette  saison,  il  relève 
de  lui-même  son  aiguillon,  sans  se  ressentir  aucune- 
ment de  sa  torpeur  passagère.  Le  Sagittaire  est  la 
dernière  et  la  plus  basse  des  douze  demeures  du  zo- 
diaque :  homme  dans  la  partie  supérieure  de  son 
corps,  ses  formes  inférieures  sont  celles  d'un  animal, 
comme  si  la  première  partie  de  lui-même  refoulait 
la  dernière  vers  les  lieux  bas.  Il  lance  cependant  sa 
flèche,  ce  qui  indique  que  tout  tire  .sa  vie  des  rayons 
du  soleil,  alors  même  qu'ils  viennent  du  point  le  plus 
abaissé.  Le  Capricorne  qui  ramène  le  soleil  des  signes 
inférieurs  vers  les  signes  siq>érieurs,  parait  imiter 
le  caractère  de  la  chèvre,  qui,  en  paissant,  tend  tou- 
jours des  lieux  les  plus  bas  vers  la  cime  des  rochers 
les  plus  élevés.  Le  Verseau  désigne  spécialement  la 
puissance  du  soleil;  car,  comment  les  terres  seraient- 
elles  arrosées,  si  le  soleil,  par  sa  chaleur,  n'aspirait 
les  vapeurs  pour  nous  les  rendre  ensuite  en  eaux 
pluviales?  Au  dernier  rang  dans  Tordre  du  zodiaque 
sont  placés  les  Poissons  consacrés  au  soleil,  non  pas 
qu'il  y  ait  quelque  conformité  entre  eux  et  la  nature 
de  cet  astre,  mais  en  témoignage  de  sa  puissance 
qui  donne  la  vie,  non-seulement  aux  animaux  de  l'air 
et  de  la  terre,  mais  encore  à  ceux  qui,  relégués  au 

a6. 


4o4  SATURNA.LES. 

fond  des  eaux,  semblent  bannis  de  sa  présence,  tant 
est  grande  cette  puissance  qui  pénètre  et  vivifie  les 
êtres  même  qui  se  cachent  à  ses  regards. 


CHAPITRE  XXIL 

NémésiSj  Pan  qu'on  appelle  aussi  Inus,  ainsi 
que  Saturne  j  ne  sont  que  des  emblèmes  du 
soleil. 

Je  reviens  aux  divers  effets  de  la  puissance  du  so- 
leil. Némésis  qui*  punit  l'orgueil ,  ne  figure-t-elle  pas 
la  puissance  du  soleil  qui  obscurcit  et  dérobe  à  la 
vue  les  objets  brillants,  tandis  qu'il  fait  ressortir  et 
apercevoir  ceux  qui  sont  dans  lobscurité?  Les  esprits 
doués  de  sagacité  n'ont  pas  de  peine  à  reconnaître  le 
soleil  sous  le  costume  que  l'on  donne  à  Pan  surnommé 
Inus.  Les  Arcadiens  honorent  ce  dieu  sous  le  nom 
de  seigneur  de  la  matière  (Sxyiç  xijpiov).  Us  n'enten- 
dent pas  par  le  mot  SXiq  les  bois  ou  les  forêts ,  mais 
la  matière  universelle  sur  laquelle  s'étend  sa  puis- 
saRce.  C'est  elle  dont  les  propriétés  forment  l'essence 
de  tous  les  corps  soit  terrestres,  soit  divins.  Ainsi  les 
cornes  d'Inus  et  sa  longue  barbe  pendante  sont  le 
type  de  la  lumière  du  soleil  qui  éclaire  et  la  voûte 
élevée  des  cieux,  et  les  parties  inférieures  du  monde. 
Ce  qui  a  fait  dire  à  Homère,  en  parlant  de  cet  astre  : 


LlYRE   T.  4*>5 

ce  QuMI  se  levait  pour  porter  la  lumière  aux.  mor- 
tels j  comme  aux  immortels.  » 

Nous  avons  dit  plus  haut  ^  en  parlant  des  attributs 
d'Attis,  ce  que  signifient  la  flûte  et  la  verge.  Voici 
l'explication  des  pieds  de  chèvre  qu'on  donne  à  la 
statue  de  Pan  :  La  matière  qui ,  par  l'intermédiaire 
du  soleil,  entre  dans  la  composition  de  toutes  les 
substances,  après  avoir  donné  naissance  à  des  corps 
divins,  a  fini  par  former  l'élément  de  1»  terre.  Et 
pour  figurer  cette  dernière  destination  de  la  matière, 
on  a  choisi  des  pieds  de  chèvre,  animal  terrestre  qui ,. 
cependant ,  tend  toujours  en  paissant  vers  les  lieux 
élevés:  à  l'exemple  du  soleiî  qui  lance,  il  est  vrai, sur 
la  terre  ses  rayons  du  haut  du  ciel ,  mais  qui  se  repose 
aussi  sur  les  montagnes.  L'invisible  écho  passe  pour 
être  l'amour  et  les  délices  d'Inus  ;  ce  qui  désigne 
l'harmonie  des  cieux.  Cette  amie  du  soleil  qui  est  le 
premier  régulateur  des  sphères,  auxquelles  elle  doit 
sa  naissance,  ne  peut  jamais  tomber  sous  nos  sens. 
Saturne  lui-même,  type  des  temps,  et  que  pour  cette 
raison  les  Grecs  ont  appelé  xpc^voç ,  en  substituant  la 
lettre  x  à  la  lettre  x,  est-il  autre  que  le  soleil  ?  et  la 
tradition  ne  nous  montre- 1- elle  pas  l'ordre  établi 
parmi  les  éléments,  diversifié  par  la  série  de  tem^ps, 
et  rendu  visible  par  la  lumière?  toutes  choses  où  se 
manifeste  l'action  du  soleil. 


4o6  SATURNALES. 

CHAPITRE  XXIII. 

Jupiter  et  l'jddad  des  Assyrieni  ne  font  qu^un 
avec  le  soleil.  On  peut  démontrer^  d après  l'aur 
torité  des  anciens  théologiens  et  celle  d^ Orphée , 
que  le  culte  de  tous  les  dieux  n'est  que  le  culte 
du  soleil. 

Jupiter  lui^même^  ce  roi  des  dieux,  n'est  point  un 
être  supérieur  au  soleil  ;  tous  deux  ne  sont  qu'une 
seule  et  même  divinité.  C'est  une  assertion  qui  peut 
être  clairement  démontrée.  Par  exemple,  au  sujet  de 
ces  vers  d'Homère  ; 

(c  Hier  Jupiter ,  suivi  de  Ions  les  autres  dieux ,  est 
allé  dans  l'Océan  souper  chez  les  irréprochables 
Éthiopiens,  et  dans  douze  heures,  il  retournera  dans 
le  ciel,  n 

Cornificius  dit  que,  sous  le  nom  de  Jupiter,  il  faut 
entendre  le  soleil  auquel  l'Océan  fournit  ses  eaux  en 
guise  d'aliments.  Voilà  pourquoi  cet  astre  dans  sa 
carrière,  ainsi  que  l'affirment  Possidonius  et  Cléan- 
the ,  ne  s'écarte  pas  de  la  zone  dite  torride ,  parce 
que  le  lit  de  l'Océan ,  qui  embrasse  et  divise  la  terre, 
est  placé  sous  cette  zone.  En  effet,  selon  tous  les 
physiciens ,  la  chaleur  s'entretient  par  l'humidité ,  et 
quand  Homère  dit  : 

«  Jugiter  suivi  de  tous  les  autres  dieux ,  Oeou  »   il 


LIVRE   I.  4^7 

désigne  les  astres  qui,  avec  le  soleil,  sont  portés  par 
le  mouvemeat  diurne  du  ciel  vers  le  levant  et  vers 
le  couchant,  et  comme  lui  s'alimentent  de  la  même 
substance  humide.  Car  par  Oeoù^  on  entend  les  étoiles 
et  les  astres  en  général.  Ce  mot  est  dérivé  de  6éeiv 
qui  est  la  même  chose  que  Tpe^^iv  (  courir),  parce  que 
les  autres  sont  toujours  en  course;  ou  bien  il  est  dé- 
rivé de  bgiùjfvjshai  (être  contemplé) ,  et  quand  le  poète 
ajoute  : 

Ao^fixam  8^i  toi  otuOiç, 

il  entend  parler ,  non  pas  du  qonibre  des  jours ,  mais 
de  celui  des  heures  qui  ramènent  les  astres  au-dessus 
de  l'hémisphère  supérieur.  Les  paroles  suivantes  du 
Timée  de  Platon  nous  conduisent  à  la  même  opinion 
sur  le  soleil  : 

«Jupiter,  le  grand  souverain  des  deux,  s'avance 
le  premier  conduisant  un  char  ailé  et  gouvernant  et 
enibeUissant  toutes  choses.  Le  cortège  des  dieux  et 
des  démons  (génies)  rangés  en  onze  groupes  le  sulL 
Hestia  seule  reste  fixe  dans  la  demeure  des  dieux,  jx 

Par  ces  paroles,  Platon  établit  que  le  soleil,  sur  un 
char  allé  qui  désigne  la  vélocité  de  l'astre,  est  le  sou- 
verain régulateur  du  ciel,  sous  le  nom  de  Jupiter. 
En  effet,  comme,  dans  quelque  signe  qu'il  se  trouvé, 
il  éclipse  tous  les  signes  et  tçtus  les  astres ,  ainsi  que 
les  dieux  qui  y  président,. Il  senible  marcher  au-de- 
vant de  tous  les  dieux ,  et  les  coadiiit  en  ordonnant 
et  embellissant  toutes  choses  ;  et  parce  qu'en  quelque 
signe  qu'il  se  trouve,  il  occupe  le  douzième  rang,  à 


4o8  SATURNALES. 

cause  (le  leur  dispos'itlou  circulaire,  les  autres  dieux 
distribués  dans  les  onze  autres  paraissent  former  son 
armée.  Platon  unit  ici  les  dieux  aux  démons,  parce 
que  les  premiers  sont  îaTfpioveç,  c'est-à-dire  instruits 
de  l'avenir  ;  ou ,  comme  l'a  dit  Possidonius  dans  l'ou- 
vrage intitulé  des  Dieux  et  des  Héros ,  parce  qu'ils 
ont  été  admis  à  la  participation  de  la  substance 
éthérée  ;  ce  qui  ferait  dériver  ce  mot  de  jeo(iivoç  qui 
signifie  la  même  chose  que  xaio|JLevo;  (enflammé),  ou 
de  ^ai|ji^voç  qui  revient  à  [Jiepi^opi^voç  (divisé).  Ce  que 
Platon  ajoute  ensuite ,  a  qullestia  reste  fixe  dans  la 
demeure  des  dieux,»  signifie  que  la  terre,  que  nous 
savons  être  cette  Hestia,  reste  seule  immobile  au  mi- 
lieu de  la  demeure  des  dieux,  c'est-à-dire  du  monde. 
Cela  est  conforme  à  ce  que  dit  Euripide  : 

<c  O  terre,  notre  mère,  que  les  sages  d'entre  les 
mortels  appellent  Hestia ,  et  qui  es  assise  dans  l'é- 
ther!» 

Nous  apprenons  aussi  dans  les  deux  passages  sui- 
vants ce  qu'il  faut  penser  du  soleil  et  de  Jupiter.  On 
lit  dans  le  premier  que , 

«  L'œil  de  Jupiter  voit  et  pénètre  toutes  choses.  » 
Dans  l'autre  : 

«  Que  le  soleil  voit  et  entend  toutes  choses.  » 

11  résulte  de  ces  deux  passages  que  le  soleil  et  Ju- 
piter sont  tous  deux  une  même  puissance.  Aussi  les 
Assyriens  rendent  au  soletLdans  la  ville  d'Héliopolis 
un  culte  solennel  sous  le  nom  de  Jupiter  qu'ils  nom- 
ment Dia  Heliopolites.  La  statue  de  ce  dieu  fut  ti- 
rée, sous  le  règne  de  Sénémure,  qui  peut-être  est  le 


LIVHE  I.  409 

tiiême  que  Sénépos,  d'une  ville  d^Égyple  notnmëe 
Héliopolis.  Elle  y  avait  été  primitivement  apportée 
par  Opias ,  ambassadeur  de  Déliboris  roi  des  Assy- 
riens, et  par  des  prêtres  égyptiens  dont  le  chef  se 
nommait  Partémétis. 

A  près  avoir  long^temps  séjourné  chez  les  Assyriens , 
elle  fut  de  nouveau  transférée  à  Héliopolis.  Je  remets 
à  un  autre  moment,  parce  que  cela  est  étranger  au 
sujet  actuel,  de  dire  comment  tout  cela  arriva,  com- 
ment cette  statue  est  venue  d^Égypte  au  lieu  où  elle 
est  maintenant,  et  pourquoi  elle  y  est  honorée  con* 
formément  aux  rites  du  culte  des  Assyriens,  plutôt 
que  suivant  les  formes  égyptiennes.  Mais  on  reconnaît 
aux  cérémonies  de  son  culte  et  à  ses  attributs  que  ce 
dieu  est  le  même  que  Jupiter  et  que  le  soleil.  En  effet, 
sa  statue  est  en  or ,  et  représente  un  jeune  homme  sans 
barbe,  qui  élève  la  main  droite,  dont  il  tient  un  fouet, 
dans  l'attitude  d'un  coc:her  ;  de  la  gauche ,  il  tient  la 
foudre  et  des  épis,  attributs  caractéristiques  de  la 
force  du  soleil  et  de  Jupiter.  Son  temple  est  principa- 
lement consacré  à  la  divination ,  objet  qui  rentre  dans 
les  attributions  du  pouvoir  d'Apollon ,  que  nous  sa- 
vons être  le  même  que  le  soleil.  On  porte  l'idole  du 
dieu  dlléliopolis  sur  un  brancard,  de  la  même  ma- 
nière qu'on  porte  les  simulacres  des  dieux  dans  les 
fêtes  du  cirque.  Ce  brancard  est  placé  sur  les  épaules 
des  hommes  de  la  première  distinction,  qui,  la  tête 
rasée,  ont  mérité  cet  honneur  par  une  longue  conti- 
nence. Courbés  sous  ce  fardeau ,  ils  sont  agités  par 
l'esprit  divin  et  forcés  de  suivre  la  direction  qu'il  leur 


4lÛ  SATUailALES. 

doBiie,  de  oiâme  €(u'od  voit  se  mouvoir  les  sorte  d'Au- 
tium   lorsqu'ib  rendent  leurs  oracles.  I>es  absents 
GORsnltent  aussi  le  dieu  pair  des  écrits  cachetés  aux- 
quels il  répond  en;  suivant  l'ordre  des  demandes  qui 
y  sont  consignées.  C'est  ce  qui  eut  lieu  lorsque  Tra- 
jan  se  disposait  à  passeur  avec  squ  armée  de  l'Assyrie 
dans  la  Parifaie..  Plusieurs  de  ses  amis  d'une  piété  so- 
lide ,  et  qui  avaient  acquis  des  preuves  frappantes  de 
la  puissance  de  la  divinité  dTIéUopolis,  ayaiit  engagé 
l'empereur  à  la  consulter  sur  le  sort  futur  de  son 
entreprise  9  il  vpiUut,  conformément  à  la  prudence 
romaine  ^  se  mettre  d'abord  en  garde  contre  l'impos- 
ture des  hommes.  En  conséquence ,  il  adressa  au  dieu 
des  tablettes  cachetées  ^  en  l'invitait  à  lui  fiiire  ré- 
ponse. Le  dieu  fit  apporter  du  papier,  ordonna  qu'on 
lé  [Jiât  et  qu'on  le  cachetât  sans  y  rien  écrire,  et 
l'envoya  en  cet  état,  au  grand  étonnement  des  prêtres 
qui  ignoraient  le  contenu  des  tablettes  de  l'empereur. 
Trajan  reçut  le  papier  avec  une  surprise  extrême^ 
car  il  avait  lui-même  envoyé  au  dieu  des  tablettes  en 
blanc.  Alors  il  écrivit  et  scella  d'autres  lettres  dans 
lesquelles  il  demanda  s'il  était  destiné  à  retourner  à 
Rome  après  la  fin  de  la  guerre.  I^  dieu  ordonna 
qu'on  prit  parmi  les  objets  consacrés  dans  le  temple 
un  aarmejit  de  vigne,  et  qu'après  l'avoir  divisé  en 
plusieurs  morceaux >  on  l'enveloppât  dans  un  suaire 
et  quou  l'envoyât  h  l'empereur.  Le  sens  de  cette  allé- 
gorie fut  e^liqué  par  la  nw>rt  de  Trajan  et  la  transla- 
tion de  ses  os  à  Rome.  Les  sarments  divisés  en  ipor-^ 


ceaux  désignaient  TéUil  des  restes  de  Trajan,  et  ta 
vignes  répoque  de  révénemeot. 

Mamleoant,  sans  parcourir  leg  nomB  de  tous  les 
dieux  ^  je  vais  dire  quelle  était  Topiaion  des  Assyrieiis 
sur  la  puissance  du  soleil.  Ils  ont  domié  le  nom  d'Adad 
au  dieu  qu  ils  hcmorent  comme  le  premier  et  le  plus 
grand  de  tous.  Ce  mot  signifie  unique.  Ils  honorent 
donc  ce  dieu  comme  la  divinité  suprême  ;  mais  ils  lui 
adjoignent  une  déesse  nommée  Atargatis,  et  regardent 
ces  deux  divinités  comme  les  arbitres  souverains  de 
toutes  choses.  Sous  ces  deux  noms  ils  entendent  le 
soleil  et  la  terre ,  et,  sans  énoncer  par  une  foute  de 
dénominations  tes  attributs  de  leur  puissance,  ils  ex- 
priment leur  prééminence  par  tes  symboles  dont  ils 
les  décorent.  Ces  symboles  désignent  le  soleil ,  car  la 
tête  d'Adad  est  entourée  de  rayons  inclinés  qui  indi- 
quent que  la  force  du  ciel  réside  dans  ceux  que  te  so** 
leil  envoie  sur  la  torre.  Les  rayons  de  la  statue  d'A- 
tergatis  tendent  vers  le  haut,  ce  qui  marque  que  c'est 
par  la  force  des  rayons  envoyés  d'en^^hatit  que  naît 
tout  ce  qne  prodoit  la  terre.  Aux  pieds  de  cette  der« 
nière  statue  sont  des  figures  de  lions ,  par  la  mêm« 
raison  qui  fit  atteler  ces  animaux  au  char  de  la  mère 
des  dieux,  emblème  de  la  terre.  Enfin,  les  théologiens 
enseignent  que  la  suprématie  de  toute  puissance  se 
rapporte  à  la  puissance  du  soleil ,  d'après  cette  courte 
invocation  en  usage  dans  les  saorifioes  :  «  O  soleil 
tout-puissant ,  âme  du  monde,  puissance  du  monde.  3» 
Orphée  aussi  y  dans  les  vers  suivants ,  rend  témoH 
gnage  que  le  soleil  est  tout. 


4l2t  SATUBNALES. 

ce  Écoute-moi,  ô  toi  qui  parcours  dans  l'espace  un 
cercle  brillant  autour  des  sphères  célestes ,  et  qui 
poursuis  ta  course  en  faisant  de  nombreux  circuits, 
brillant  Jupiter,  Dionysos,  père  de  la  mer,  père  de 
la  terre,  soleil  à  la  lumière  dorée  et  aux  couleurs  di- 
verses, toi  qui  as  tout  engendré....  » 

CHAPITRE  XXIV. 

Éloge  de  Virgile  y  et  son  érudition  variée.  Des  su- 
jets qui  seront  traités  par  ordre  dans  les  livres 
salivants. 

Lorsque  Praetextatus  eut  cessé  de  parler,  ses  audi- 
teurs, les  yeux  fixés  sur  lui,  témoignèrent  leur  ad- 
miration par  leur  silencieux  étonnement  Ensuite  l'un 
se  mit  à  louer  sa  mémoire,  Fautive  sa  science,  tous 
son  instruction  religieuse,  en  proclamant  que  lui  seul 
était  initié  au  secret  de  la  nature  des  dieux ,  et  que 
seul  il  avait  l'intelligence  des  choses  divines  et  le  dou 
de  les  traiter  convenablement.  Je  suis,  dit  alors  Evan- 
gelus,  aussi  émerveillé  que  vous  de  l'art  avec  lequel 
Praetextatus  a  ^su  différencier  le  genre  de  puissance 
attribué  à  tant  de  divinités  différentes  ;  mais  si  toutes 
les  fois  qu'il  s'agit  de  religion  vous  appelez  en  té- 
moignage notre  poète  de  Mantoue,  c'est,  je  pense, 
plutôt  pour  l'ornement  du  discours  que  par  un  motif 
fondé  en  raison.  Groirai-je,  par  exemple,  que  lors- 


LIVRE    I.  4^3 

qu'il  a  dit  : 

Protecteur  des  raisins ,  déesse  des  moissons,  etc. 

il  n'ait  pas  en  cela  copié  quelque  autre  poète,  sans 
s'être  rendu  raison  de  la  valeur  de  cette  invocation  ? 
Et  voulons-nous  y  à  l'imitation  des  Grecs  qui  exagèrent 
tout  ce  qui  a  rapport  à  leur  pays,  faire  aussi  de  nos 
poètes  des  philosophes?  Voyez  Cicéron,  qui  cultiva 
avec  une  égale  ardeur  l'art  de  la  parole  et  la  philo* 
Sophie;  toutes  les  fois  qu'il  parle  de  la  nature  des 
dieux,  de  la  divination  ou  du  destin,  le  peu  d'ordre 
qu'il  met  dans  ces  matières  affaiblit  la  gloire  que  lui 
a  méritée  son  éloquence.  Plus  tard ,  lui  dit  Symmaque, 
nous   nous  occuperons   de  Cicéron  qui,  du  reste, 
Evangelus,   est  au-dessus   du  blâme.  Maintenant, 
puisqu'il  s'agit  de  Virgile,  dites-moi,  je  vous  prie, 
si  vous  pensez  que  les  ouvrages  de  ce  poète  ne  soient 
propres  uniquement  qu'à  instruire  les  enfants,  ou  si 
vous  convenez  qu'ils  renferment  des  sujets  bien  au- 
dessus  de  la  portée  de  cet  âge  ?  On  dirait  que  ses 
vers  ne  sont  encore  à  présent  pour  vous  que  ce  qu'ils 
étaient  poumons,  lorsque,  dans  notre  enfance, nous 
les  répétions  d'après  nos  maîtres.  Lorsque  nous  étions 
enfants,  Symmaque,  lui  répondit  Evangelus,  nous 
admirions  Virgile  sans  connaissance  de  cause,  car  ni 
nos  maîtres  ni  notre  âge  ne  nous  permettaient  d'aper- 
cevoir ses  défauts.  Qui  pourrait  cependant  les  nier, 
lorsque  l'auteur  lui-même  les  a  reconnus?  En  lé- 
guant, avant  de  mourir,  son  poème  aux  flammes, 
n'a-t-il  pas  voulu  sauver  sa  mémoire  des  affronts  de 


4l4  SATURKALES. 

la  postérité?  Et  certes,  l'on  s'aperçoit  que  ce  n'est 
pas  sans  raison  qu'il  a  redouté  le  jugement  de  l'ave^ 
nir,  quand  on  lit  le  passage  dans  lequel  Vénus  de- 
mande, pour  son  fils,  des  armes  au  seul    ^oux 
qu'elle  ait  eue,  et  auquel  «lie  savait  bien  n'avoir  pas 
donné  d'en&nts;et  mille  autres  choses  bien  plus  hon* 
teuses  pour  le  poète,  soit  en  ce  qui  concerne  les  ex - 
presëions  tantôt  grecques,  tantôt  barbares,  soit  dans 
la  disposition  roâme  de  l'ouvrage.  Â  ces  mots ,  ras- 
semblée frémit  d'indignation,  et  Symmaque  lui  parla 
aînai  :  Telle  est  la  gloire  de   Virgile,  Evangelus, 
qu'aucune  louange  ne  peut  l'accroître,  ni  aueune 
critique  l'afSiiblir.  Quant  à  vos  tranchantes  asser- 
tions, le  moindre  des  grammairiens  est  en  état  d'y 
répondre,  sans  qu'il  soit  besoin  de  faire  l'injure  à 
notre  ami  Servius  (lequel, à  mon  avis,  surpasse  en 
savoir  tous  les  maîtres  anciens)  d'avoir  recours  à 
lui  pour  réfuter  de  telles  inculpations.  Mais  enfin, 
puisque  les  vers  d'un  si  grand  poète  ne  vous  plaisent 
pas,  dites<moi  si  l'éloquence  portée  chez  lui  au  plus 
haut  degré  ne  fait  pas  impression  sur  vous.  Un  sou- 
rire fut  d'abord  la  seule  réponse  d'Evangelus,  qui 
ensuite  ajouta  :  Ainsi  donc,  il  ne  vous  reste  plus  qu'à 
proclamer  que  Virgile  est  orateur;  ce  qui,  au  reste, 
ne  me  surprendrait  pas ,  car  tout  h  l'heure  vous  vou- 
liez le  placer  au  rang  des  philosophes.  Si  vous  croyez , 
reprit  Symmaque,  qu'il  n'ait  envisagé  ses  sujets  qu'en 
qualité  de  poète ,  titre  que  néanmoins  vous  lui  «iviez 
encore,  écoutez  ce  qu'il  dit  lui  «même  relativement 
aux  connaissances  variées  qu'exigeait  son  ouvrage; 


LIVRE    I.  4 '5 

voici  le  coinmenceinent  d'utie  de  ses  lettres,  adressée 
à  Auguste  :  «Je  reçois  de  fréquentes  lettres  de  vous.» 
Et  plus  bas  :  a  Quant  &  mon  Énée ,  certainement  si 
je  le  croyais  digne  de  vous  être  présenté^  je  vous 
renverrais  volontiers  ;  mais  l'importance  de  mon  en<- 
t reprise  est  telle,  que  c'est  presque  folie  à  moi  d'avoir 
abordé  un  pareil  sujet;  d'autant  plus  que,  comme 
vous  le  savez,  je  ne  puis  bien  le  traiter,  sans  me  li- 
vrer à  d'autres  études  d'un  genre  beaucoup  plus  élevé.  » 
Ces  expressions  de  Virgile  nous  donnent  la  mesure 
de  la  richesse  des  matières  sur  lesquelles  la  plupart 
des  littérateurs  passent  légèrement,  comme  si  la  tâche 
des   grammairiens  se  réduisait  à  épiloguer  sur  les 
mots.  C'est  ainsi  que  ces  beaux  diseurs  ont  donné 
des  bornes  à  la  science,  et,  d'un  ton  d'oracle,  ont 
tracé  autour  d'elle  une  sorte  d'enceinte  qu'on  ne  peut 
franchir  sans  être  accusé  d'avoir  violé  les  mystères 
de  la  Bonne  Déesse,  dont  les  mâles  de  toute  espèce 
doivent  fitre  exclus. 

Quant  à  nous,  à  qui  cette  doctrine  dénuée  de 
goût  ne  peut  convenir,  nous  ne  souffrirons  pas  que 
les  beautés  secrètes  du  poème  sacré  soient  plus  long- 
temps voilées,  et  lorsque  nous  les  aurons  mises  à  dé- 
couvert, nous  les  offrirons  à  la  vénération  des  savants. 
Cependant  qu'on  ne  croie  pas  que  je  veuille,  moi 
seul ,  tout  embrasser;  je  ne  m'engage  qu'à  démontrer, 
dans  l'ouvrage  de  Virgile ,  les  plus  fortes  conceptions 
et  les  plus  puissants  artifices  de  la  rhétorique.  Mais 
je  n'enlève  point  à  Eusèbe ,  le  plus  éloquent  de  nos 
orateurs ,  le  soin  de  le  considéi-er  sous  le  rapport  de 


4l6  SATURNALES. 

l'art  oratoire;  il  s'en  acquittera  mieux  que  moi  et  par 
son  savoir  et  par  l'habitude  qu'il  a  d'enseigner.  Enfin, 
je  prie  instamment  chacun  de  ceux  qui  sont  ici  pré- 
sents de  nous  faire  part  de  ses  observations  parti- 
culières sur  le  génie  de  Virgile  :  que  ce  soit  une  co- 
tisation dans  laquelle  tous  entrent  également 

Cette  proposition  fut  accueillie  de  la  société  avec 
la  plus  vive  satisfaction;  et  chaque  membre,  entraîné 
par  le  désir  d'entendre  les  autres,  semblait  s'exclure 
du  nombre  des  interlocuteurs.  Mais  l'accord  régna 
aussitôt  qu'on  se  fut  donné  le  mot  :  tous  alors  jetèrent 
les  yeux  sur  Prsetextatus,  qui  fut  prié  de  donner  le 
premier  son  opinion  sur  Virgile,  les  autres  se  réser- 
vant de  la  donner  ensuite,  d'après  l'ordre  dans  le- 
quel chacun  d'eux  se  trouverait  placé.  En  consé- 
quence, Praetextatus  débuta  ainsi: 

Parmi  tant  de  motifs  que  nous  avons  pour  célébrer 
les  louanges  de  Virgile  dont  je  fais  ma  lecture  habi- 
tuelle', il  en  est  un  que  j'admire  toujours;  c'est  que, 
dans  une  infinité  de  passages  de  ses  écrits  relatifs  au 
droit  des  pontifes,  il  en  observe  les  règles  aussi  sa- 
vamment que  s'il  l'eût  été  lui-même.  Et  si  nous  re- 
venons sur  un  sujet  aussi  important,  je  m'engage  à 
démontrer  que  ce  poète  a  droit  à  la  dignité  de  grand 
pontife. 

Flavien  dit  à  son  tour  :  Je  trouve  notre  poète  si 
profondément  versé  dans  la  science  du  droit  augurai 
que,  quand  même  il  manquerait  de  savoir  en  d'au- 
tres sciences,  celle-là  seule  suffirait  pour  le  placer  à 
un  rang  fort  élevé. 


LIVRE    I.  4^7 

Quant  à  moi,  dit  Eustathe,  je  vanterais  particu- 
lièrement l'art  avec  lequel,  sans  paraître  s'occuper 
des  écrits  des  Grecs,  il  sait  se  les  approprier,  tantôt 
en  masquant  ses  emprunts,  et  tantôt  en  les  avouant 
ouvertement,  si  je  n'admirais  encore  davantage  les 
réflexions  philosophiques  et  les  connaissances  astro- 
nomiques qu'il  a.  semées  dans  son  ouvrage  avec  une 
rései*ve  et  une  sobriété  dignes  d'éloges. 

Furius  Âlbinus,  assis  à  côté  de  Praetextatus,  et  son 
voisin  Albinus  Csecina,  louèrent  tous  deux  dans  Vir- 
gile le  goût  de  l'antiquité  que  Tun  avait  remarqué 
dans  la  facture  de  ses  vers  et  lautre  dans  ses  ex- 
pressions. 

Pour  moi,  dit  Avienus,  je  ne  m'engagerais  pas  à 
démontrer  en  particulier  quelqu'une  des  qualités  de 
Virgile;  mais  si  j'ai  l'occasion  de  faire  des  remarques, 
soit  d'après  vos  discours ,  soit  d'après  mes  propres 
lectures,  je  vous  les  soumettrai,  pourvu  que  vous 
n'oubliiez  pas  d'exiger  de  notre  ami  Servius  qu'il  nous 
explique,  lui  qui  est  le  premier  des  grammairiens, 
tout  ce  qui  paraîtra  obscur. 

Les  sentiments  étaient  unanimes  sur  ce  qui  venait 
d'être  dit,  lorsque  Prxtextatus,  qui  voyait  tous  les 
yeux  fixés  sur  lui,  s'exprima  ainsi:  La  philosophie, 
ce  don  par  excellence  que  nous  ont  fait  les  dieux, 
cette  règle  des  règles ,  doit  être  traitée  la  première. 
Ainsi  Ëustathe  voudra  bien  se  souvenir  qu'il  a  le 
premier  la  parole;  tout  autre  sujet  devant  céder  au 
sien.  Vous  lui  succéderez ,  mon  cher  Flavien ,  d'a- 
bord pour  que  je  jouisse  du  plaisir  de  vous  entendre 
1.  a7 


4l8  SATURNALES. 

toits  deux,  et  aussi  pour  que  je  reprenne  haleine 
quelques  instants. 

Sur  ces  entre£ûtes,  l'intendant  chargé  des  détails 
de  rinteriebr  vint  aVettir  son  maître  qiie  le  repas 
d'usage  donné  annuellement  à  la  domesticité  pour  ia      | 
fête  des  Saturnales  était  terminé.  Car  ice  jour-là  on 
fait  aux  esclaTes,  dans  toutes  les  maisons  hioi  ré* 
glées,  rhonneur  de  les  fiiire  asseoir  à  une  table  aussi 
bien  servie  que  celle  du  maître  qui^  lorsqu'ils  ont 
fini,  s'fiâsied  avec  sa  famille  à  une  autre  que  Ton 
dresse  pour  )ui.  L'intendant  était  donc  venu  annoncer 
à  Praetextatus  que  le  moment  de  son  souper  était  ar- 
rivé. Puisque  c'est  ainsi ,  dit  celui-ci  à  ses  amis ,  ré- 
servons notre  Virgile  pour  un  moitaent  plus  favorable 
de  là  journée,  et  consacrons^ lui  une  matinée  pour 
parcourir  son  poème  avec  ordre.  Maintenant  l'heure 
nous  convie  de  nous  placer  autour  de  cette  taUe 
que  vous  allez  lionorer  de  votre'  présence;  mais  £us- 
tathe  et ,  après  loi ,  Avienus  n'oublieront  pas  qu^ils 
sont  les  premiers  en  date  pour  nos  dissertations  de 
demain. 

Je  dois,  dit  alors  Flavien,  vous  rappeler  qu'il  a 
été  décidé  qu'après -demain  mes  pénates  auront  le 
bonheur  de  posséder  l'illustre  compagnie  ici  présente. 
Cette  réclamation  accueillie  unaniAiement,  ils  allè- 
rent prendre  le  repas  du  soir  avec  beaucoup  de 
gaieté,  chacun  d'eux  se  rappelant  quelques-unes  des 
questions  précédemment  traitées,  et  y  donnantt  son 
assentiment. 


LTVRE    II.  4^9 


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SATURNALES. 


LIVRE  SECOND, 


CHAPITRE  L 


jLa  table  venait  d'être  débarrassée  du  petit  nombre 
de  mets  dont  s^était  contentée  la  sobriété  des  con- 
vives; et  la  coupe  à  demi  pleine  inspirait ,  en  circu- 
lant y  une  douce  gaieté ,  lorsque  Avienus  prit  la  pa- 
role. Virgile ,  dit  -  il ,  dans  un  seul  vers ,  auquel  il  a 
fait  de  légers  cbangements,  a  décrit  avec  beaucoup 
de  goût  et  de  justesse  la  différence  d'une  orgie  et 
d'un  modeste  banquet;  car,  pour  exprimer  le  luxe 
d'un  repas  m^|gnifique,qui  dégénère  en  orgie,  il  s'ex- 
prime ainsi  :    * 

Lorsqu'on  ent  desservi ,  le  calme  renaissant ,  etc. 

Mais  j  pendant  le  repas  frugal  des  compagnons  d'Ënée^ 
il  ne  ramène  pas  le  calme ,  parce  que  la  joie  bruyante 

27. 


4aO  SATURNALES. 

n'a  pas  eu  lieu,  il  dit  simplement  : 

Lorsqu'aux  premiers  besoins  ils  eurent  satisfait ,  etc. 

Quant  à  celui  auquel  nous  assistons,  et  qui  réu- 
nit «  à  la  simplicité  des  siècles  héroïques ,  rélégaoce 
des  temps  où  nous  vivons;  à  une  propreté  recher-- 
chée,  une  économie  bien  entendue,  je  n'hésite  pas, 
malgré  la  jactance  sublime  de  Platon ,  non-seulement 
à  le  comparer,  mais  à  le  préférer  à  celui  d'Agathon. 
D'abord  nous  avons  un  roi  du  festin  qui  ne  le  cède 
pas  en  Sagesse  à  Socrate,  et  dont  les  talents  sont  plus 
utiles  à  l'État  que  ceux  de  ce  philosophe;  à  l'égard 
des  autres  membres  de  cette  société,  les  principes 
sublimes  qu'ils  professent  ne  permettent  pas  qu'on 
les  compare  à  des  poètes  comiques ,  à  Alcibiade  dont 
les  mœurs  furent  si  déréglées ,  ni  k  tel  autre  des  nom- 
breux convives  de  ce  banquet.  Doucement,  je  vous 
prie,  dit  alors  Praetextatus ;  conservons  le  respect  dû 
au  grand  nom  de  Socrate:  pour  les  autres,  on  ne 
pourrait,  sans   injustice,  établir  im  parallèle  entre 
eux  et  les  illustres  personnages  ici  présents;  mais  où 
tend  ce  discours,  mon  cher  Avienus?  Je  veux  dire, 
répondit  celui-ci,  que,  malgré   la  gravité  des  con- 
vives d'Agathon ,  j'en  vois  qui  demandent  qu'on  in- 
troduise une  joueuse  d'instruments,   afin  que  cette 
jeune  fille,  savante  dans  l'art  des  mouvements  lascifs, 
exerce,  au  moyen  de  sa  danse  lubrique,  et  de  la 
mollesse  de  ses  sons,  la  sagesse  des  philosophes;  et 
cela ,  pour  avoir  occasion  de  célébrer  la  victoire  que 
remporte  Agathon.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  nous  qui 


LIVRE    II.  4^1 

honorons  Saturne  et  célébrons  sa  fête  sans  la  souiller 
par  l'apparence  de  la  volupté.  Et  cependant  je  sais 
que  vous  ne  vous  targuez  pas  de  montrer  un  front 
sombre  et  soucieux,  et  que  vous  faites  assez  peu  de 
cas  de  ce  Crassus  qui,  dit  Cicéron  d'après  Lucilius, 
n'a  ri  qu'une  seule  fois  en  sa  vie.  Sur  quoi  Praetexta- 
tus  prenant  la  parole:  Mes  pénates,  dit-il,  n'admet* 
tent  que  des  plaisirs  chastes  et  seuls  dignes  d'une 
assemblée  telle  que  la  nôtre.  £h  bien!  reprit  Sym- 
maque ,  si ,  selon  l'expression  du  poète  de  Vérone , 

Ce  jour,  plus  qu'aucun  autre ,  appartient  à  Saturne  ; 

puisque   nous  ne  sommes   ni  assez  stoïciens    pour 
fuir  la  volupté  comme  on  évite  un  ennemi,  ni  assez 
épicuriens  pour  la  considérer  comme  le  souverain 
bien ,  imaginons  quelque  passe-temps  dont  la  décence 
n'ait  pas  à  rougir;  en  voici  un  qui  me  paraît  fort 
convenable  :  faisons  un  choix  dans  les  recueils  nom- 
breux qui  nous  restent  des  bons  mots  des  hommes 
illustres  de  l'antiquité,  et  citons-les  alternativement. 
Cet  amusement  littéraire,  et  ces  doctes  badinages  qui 
ne  blessent  ni  l'honnêteté,  ni  les  convenances,  rem- 
placeront, pour  nous,  les  facéties   grossières  fami- 
lières aux  bouffons.  Nos  ancêtres  n'ont  pas  dédaigné 
i:e  genre  d'amusement;  parmi  eux  j'aperçois  Plante 
et  Cicéron,  tous  deux  très -éloquents,  et  tous  deux 
célèbres  par  le  sel  et  les  grâces  de  leurs  plaisanteries. 
Le  premier  fut  si  habile  en  ce  genre,  qu'après  sa 
mort,  les  comédies  sans   nom  d'auteurs,  mais  rem- 
plies de  sel  at tique,  lui  furent  attribuées.  Quant  au 


4a  a  SATURNALES. 

mérite  de  Cicéron  à  cet  égard,  pour  llgnorer,  îl 
£aLUt  u'avoir  pas  lu  le  recueil  fait  par  Tîron  des  mots 
plaisants  de  son  patron,  et  que  quelques  personnes 
attribuent  à  Cicéron  lui-même.  On  n^ignore  pas  non 
plus  que  les  ennemis  de  ce  grand  homme  l'appelaient 
le  bouffon  consulaire,  ce  dont  fait  foi  l'oraison  de 
Vatinius;  et,  si  je  ne  craignais  d'être  trop  long,  je 
citerais  les  causes  dans  lesquelles,  en  défendant  les 
accusés  les  plus  coupables,  ses  plaisanteries  lui  don- 
nèrent gain  de  cause.  Je  m'en  tiendrai  à  TafFaire  de 
L.  Flaccus  mis  en  jugement  pour  concussion;  un 
mot  piquant  dit  à  propos  par  son  défenseur  le  blan- 
chit des  crimes  les  plus  évidents.  Ce  bon  mot  (dêcêe" 
rium),  qui  n^existe  pas  dans  l'oraison,  m^est  connu 
par  l'ouvrage  de  Fusius  Bibaculus,  et  passe  pour  un 
des  meilleurs  de  Cicéron.  Ce  n'est  pas  sans  dessein 
que  j'ai  employé  ici  l'expression  dicterium^  consacrée 
par  nos  ancêtres  pour  un  certain  genre  de  plaisan- 
terie, comme  nous  l'apprend  Cicéron  Ini-même  qui, 
en  écrivant  à  Cornélius  Nepos ,  lui  dit  :  «  Nos  an- 
cêtres qui  ont  appelé  dicta  les  mots  au  moyen  des- 
quels nous  rendons  nos  pensées,  ont  nommé  dicten'a 
ceux  de  ces  mots  qui  sont  concis ,  enjoués  et  piquants.  » 
Nonius  et  Pomponius  manquent  rarement  de  donner 
ce  nom  aux  bons  mots  tels  qu'en  disait  Caton  le  Cen- 
seur lui-même.  L'autorité  des  grands  hommes  nous 
servirait  donc  d'excuse,  lors  même  que  ces  plaisante- 
ries seraient  tirées  de  notre  propre  fonds;  mais,  en 
rapportant  celles  des  anciens,  nous  aurons  de  plus 
en   notre   faveur   l'importance  des  personnages.  Si 


Liv&i:  II.  4^3 

cette  idée  vous  plaU^  que  chacun  de  nous  cite  à  son 
tour  les  traiU  de  ce  genre  que  iuj  fournira  sa  mé^ 
luo'ire.  Cet  emploi  du  temps,  aussi  gai  qu'innpcent, 
ayant  obtenu  rassentiment  général,  Prœtextatua  fut 

^i>S^S^  ^  cammencer,   pour  enocturager  les  autres 
par  son  exemple. 


CHAPITRE  II. 

PUi^isanfefieJi  ^t  mçts  piquants  de  cUi^erses 

Je  vais,  dit  alors  Prsetextatus,  vous  rapporter  une 
bonne  plaisanterie  d'un  ennemi  qu'ont  vaincu  Içs  Ro- 
mains, mais  dont  le  nom  ajoute  beaucoup  à   leur 
gloire.  Annibal,  retiré  auprès  d'Antiochus,  le  railla 
biep  finement.  Ce  roi  lui  montrait  dans  une  plaine 
les  nombreuses  troupes  qu'il  destinait  à  porter  la 
guerre  en  Italie,  et  affectait  de  lui  faire  remarquer 
l'or  et  l'argent  qui  éclataiejit  sur  les  armures,  les 
chars  garnis  de  £iux,  les  éléphants  chargés  de  tours, 
les  freins,  les  eolliers  précieux,  les  harnois  et  les  ca<» 
paraçons  de  la  cavalerie,  a  Pensez-^vous ,  lui  disait  An- 
tiochus ,  ébloui  du  spectacle  d'une  armée  aussi  magni- 
fique, et  composée  d'une  si  grande  quantité  4'hommes, 
que  c'en  soit  assez  pour  les  Romains  ?  —  Oui ,  sei- 
gneur, répondit  le  rusé  Carthaginois  qui  counaissait 
la  mollesse  et  la  lâcheté  de  ces  brillantes  cohortes; 


/p4  SATURlfA.LES. 

cen  est  assez  pour  les  Romains ,  quelque  avares  qu'ils 
soient,  d  II  n'y  a  pas  de  repartie  plus  plaisante  et  plus 
ironique  en  même  temps.  Le  roi  questionnait  Anni- 
bal  sur  le  nombre  et  la  bonne  tenue  de  ses  troupes  ; 
celui-ci  lui  répondit  en  faisant  allusion  au  butin 
qu'elles  offraient,. 

Flavius  prenant  la  parole:  Nos  ancêtres,  dit-il, 
avaient  une  sorte  de  sacrifice  qu'ils  appelaient  prop^ 
ter  viam  (  pour  cause  de  voyage  ).  La  coutume,  en 
ce  cas,  était  de  faire  consumer  par  le  feu  ce  qu'on 
n'avait  pu  manger.  C'est  sur  cette  coutume  que  re- 
pose le  bon  mot  de  Caton.  Un  nommé  Q.  Albudius 
avait  dépensé  tout  son  patrimoine ,  et  la  seule  maison 
qui  lui  restait  venait  d'être  détruite  par  les  flammes. 
«  Albudius ,  dit  Caton ,  a  offert  un  sacrifice  propter 
viam;  ce  qu'il  n'a  pu  manger,  il  l'a  brûlé.  » 

Servilie,  mère  de  Brutus,  dit  alors  Symmaque, 
venait  d'obtenir  à  bas  prix  une  fort  belle  terre  que 
lui  avait  adjugée  César  qui  mettait  à  l'encan  les  pro- 
priétés de  ses  ennemis.  «  Il  est  si  vrai ,  dit  Cicéron , 
que  Servilie  a  acheté  cette  terre ,  qu'elle  l'a  payée 
tertia  deducta  »  (  un  tiers  au*dessous  de  sa  valeur) , 
ou  Tertia  deducta  (  au  prix  du  déshonneur  de  sa 
fille  Tertia).  Cette  Junia  Tertia ,  fille  de  Servilie,  était 
femme  de  C.  Cassius,  et  le  dictateur  était  aussi  étroi- 
tement lié  avec  la  fille  qu'avec  la  mère.  IjC.  peuple 
romain  égayait  alors  quelquefois  ses  maux  en .  plai- 
santant sur  l'incontinence  et  les  adultères  de  César 
déjà  avancé  en  âge. 


LIVRE    If.  4ï^5 

A  Symmaque  succéda  Albinus  Caecina  :  Plancus, 
dit  celui-ci,  voulant,  dans  le  jugement  d'un  de  ses 
amis  ,  exclure  un  témoin  incommode ,  demanda  à  ce 
dernier,  qu'il  savait  être  cordonnier,  quels  étaient  ses 
moyens  d'existence:  Gallam  subigOy  répondit  plai- 
samment le  cordonnier,  c'est-à-dire  je  manie  Taléne, 
ou  je  dispose  de  Galla.  Par  cette  repartie  équivoque, 
il  reprochait  finement  à  Plancus  ses  liaisons  illégales 
avec  Maevia  Galla,  femme  mariée. 

Après  le  combat  de  Modène ,  continua  Furius  Al- 
binus, on  demandait  ce  que  faisait  Antoine:  ail  fait, 
répondit  un  des  amis  de  ce  général ,  ce  que  font  les 
chiens  en  Egypte  ;  il  boit  toujours  courant.  »  C'est 
efCcctivement  ce  que  font  les  chiens  sur  les  bords  du 
Nil  9  par  la  crainte  des  crocodiles. 

Publius ,  reprit  ensuite  Eustathe ,  voyant  MuciUs , 
envieux  fort  connu  ,  plus  triste  que  de  coutume ,  «  Il 
faut,  dit-il,  qu'il  lui  soît  arrivé  quelque  malheur, 
ou  quelque  bonheur  à  un  autre.  » 

Faustus,  fils  de  Sylla,  poursuivit  Avienus,  sachant 
que  sa  sœur  avait  deux  amants,  Fufvius,  fils  d'un 
foulon,  et  Pompée  surnommé  Macula  (taohe)^  disait: 
«  Je  m'étonne  que  ma  sœur  ait  une  tache,  elle  qui  a 
un  foulon  à  son  service.  » 

LfC  tour  d'Evangelus  étant  venu,  il  s'exprima  ainsi  : 
Servilius  Greminus  soupait  chez  L.  Mallius ,  qui  pasr 
sait  pour  le  plus  habile  peintre  de  Rome;  comme  il 
s'aperçut  que  les  enfants  de  son  bote  étaient  fort  laids  : 
Vous  ne  réussissez  pas ,  lui  dit-il ,  aussi  bien  dans  la 


4a6  SA.TURirALES. 

sculpture  que  dans  la  peinture.  —  La  raison  en  est, 
repartit  Mallius,  que  je  sculpte  pendant  la  uuil,  et 
que  je  peius  au  grand  jour,  p 

Après  Evangelus ,  Ëusèhe  s'énonça  de  la  sorte  : 
a  Démostbèna,  sur  le  bruit  de  la  beauté  de  Laïs  dont 
parlait  toute  la  Grèce,  voulut  ausaî  obtenir  sea  fa- 
veurs; mais ,  lorsqu'il  sut  que  le  prix  d'une  nuU  de 
cette  courtisane  était  d'un  deini*talenl  :  «  Je  n'achète 
pas  si  cher  un  repentir,»  hii  dit -il  en  se  retirant. 

C'était  à  Servius  à  parler,  et  comme  il  se  taisait 
par  discrétion ,  Ne  voyez-vous  pas ,  lui  dit  Evangelus , 
qu'en  refusant  de  suivre  notre  exemple  par  la  crainte 
de  manquer  à  la  bienséance ,  vous  nous  accusez  nous- 
mêmes  clairement  d'en  avoir  violé  les  lois;  vous  devez 
donc  imiter Praetextatus, ainsi  que  nous,si  vouafDîsa- 
riusetHorus,  ne  voulez  pas  être  taxés  d'orgueil.  Ser- 
vius, voyant  qu'il  lui  en  coûterait  plus  de  se  taire 
que  de  parler,  se  décida  à  payer  de  sa  personne  en 
ces  mots  :  Ganinius  Revilius  n'ayant  été  conaul  qu'un 
seul  jour,  Marcus  Otacilius  Pitholaûs  disait  à  ce  sujet  : 
t(  C'étaient  autrefois  les  flamines  qui  étaient  diales , 
maintenant  ce  sont  les  consuls»  {dialù  signifie  de  Ju- 
piter, ou  d'un  jour  ). 

Disarius,  ne  voulant  pas  qu'on  lui  reproduit  son 
silence,  parla  ainsi.  (Ce  qu'il  dit  ne  nous  est  point 
parvenu.) 

Je  vais  vous  rapporter,  dit  Horus  qui  prit  la  pa* 
rôle  après  Disarius,  des  vers  que  fit  Platon  dans  sa 
jeunesse,  et  lorsqu'il  s'occupait  de  poésie  drama- 
tique. 


iiviiE  If.  4^7 

Quand  je  baise  Agathon ,  mon  âme  au  même  instant 
Sur  mes  lèvres  accourt,  je  la  sens  qui  m'ëchappe, 
Et  voudrait  s'exhaler  au  sein  du  bel  enfant. 

Ces  diverses  anecdotes  avaient  excité  la  gaieté  et 
amené  le  sourire  sur  les  lèvres  des  auditeurs,  qui  re- 
vinrent ensuite  sur  chacun  des  traits  rapportés. 
Quant  aux  jolis  vers  de  Platon,  dit  alors  Symmaque , 
qui  unissent  à  un  égal  degré  la  grâce  et  la  concision, 
je  me  rappelle  en  avoir  lu  la  traduction  latine,  ou 
plutôt  la  paraphrase,  tant  est  pauvre  notre  langue 
comparée  à  celle  des  Grecs.  La  voici  : 

1  Lorsque  je  baise  amoureusement  mon  Agathon, 
et  que  j'aspire  la  douce  haleine  qui  s'échappe  de  son 
sein,  mon  âme,  ivre  d'amour^  vient  à  l'instant  se 
placer  sur  mes  lèvres ,  et  cherche  à  se  frayer  un  pas- 
sage à  travers  celles  du  bel  enfant.  Si  je  prolongeais 
un  peu  plus  mes  caresses,  elle  ne  tarderait  pas,  vu 
l'ardeur  qui  la  consume ,  à  changer  de  demeure,  11 
arriverait  alors  une  chose  bien  étonnante;  je  cesserais 
d'exister  pour  me  survivre  dans  l'objet  de  mes  affec- 
tions. » 


4a8  SATURNALES. 

CHAPITRE  III. 

Bons  mots  de  Cicéron. 

Ce  qui  m'étonne,  continua  Symmaque,  c'est  qu'au- 
cun de  vous  ne  nous  ait  rappelé  les  bons  mots  de  Ci  - 
céron;  c'est  un  sujet  dans  lequel  il  n'excelle  pas  moins 
que  dans  tout  autre.  Tel  que  le  ministre  d'un  dieu , 
charge  de  rapporter  ses  oracles ,  je  serai,  si  vous  le 
trouvez  bon ,  celui  de  Cicéron,  autant  que  le  permettra 
ma  mémoire.  L'auditoire  bien  disposé ,  il  entra  ainsi 
en  matière.: 

Il  soupait  chez  Damasippe,  qui  lui  servit  du  vin 
assez  médiocre  :  «  Buvez  de  ce  Falerne ,  lui  dit  sou 
hâte;  il  a  quarante  ans.  —  Je  le  crois  sans  peine, 
repartit  Cicéron,  il  porte  bien  son  âge.  m 

Un  jour  qu'il  voyait  Cn.  Lentulus  Dolabella ,  son 
gendre,  porter,  malgré  sa  petite  taille,  une  longue 
cpée  à  son  côté  :  «  Qui  donc ,  s'écria-t-il ,  a  ainsi  atta- 
ché mon  gendre  à  cette  épée?  » 

Il  ne  faisait  pas  grâce,  même  à  son  frère  Quintus , 
de  ses  railleries  piquantes.  Dans  la  province  d'Asie 
que  ce  dernier  avait  gouvernée  comme  préteur,  on 
montrait  à  Cicéron  le  buste  colossal  de  Quintus  gravé 
sur  un  bouclier  votif:  «  Voici,  dit-il,  une  partie  une 
fois  plus  grande  que  le  tout.  » 

A  l'occasion  du  consulat  de  Yatinius,  dont  la  durée 


LIVRE    IT.  4^9 

fut  de  quelques  jours  seulement,  on  citait  une  fort 
bonne  plaisanterie  de  Cicëron.  a  II  est  arrivé,  disait-il , 
un  grand  phénomène  pendant  l'année  du  consulat  de 
Vatinius,  nous  n'avons  eu  ni  hiver,  ni  printemps,  ni 
été ,  ni  automne.  »  Sur  ce  que  le  même  Vatinius  lui 
reprochait  de  n'être  pas  venu  le  voir  pendant  qu'il 
était  malade,  ce  J'avais  bien  l'intention  d'y  venir  pen- 
dant votre  consulat ,  lui  répondit-il ,  mais  la  nuit  m'a 
surpris  en  chemin.  »  Sans  doute  Cicéron  avait  encore 
sur  le  cœur  une  certaine  repartie  de  Vatinius.  L'ora- 
teur romain  se  vantait  d'être  revenu  d'exil ,  porté  dans 
les  bras  de  toute  l'Italie:  «  Comment  se  fait -il  donc 
que  vous  ayez  des  varices?  i>  lui  dit  Vatinius. 

Caninius  Revilius  avait  été,  comme  l'a  rapporté 
Servius,  consul  pendant  un  jour  iseulemeht  ;  et  le 
même  instant,  pour  ainsi  dire,  qui  le  vit  honoré  de 
cette  dignité ,  le  vit  aussi  s'en  démettre.  C'est  ce  qui 
fit  dire  à  Cicéron  qui  ne  perdait  jamais  l'occasion  de 
plaisanter  :  <c  Caninius  consul  est  un  être  de  raison.  » 
11  ajoutait:  «  Revilius  a  si  bien  fait,  qu'on  se  de- 
mande sous  quels  consuls  il  a  été  consul.  »  «cLa  vigi- 
lance de  Caninius,  ajoutait-il  encore,  a  été  si  mer- 
veilleuse, qu'il  n'a  pas  fermé  l'œil  pendant  son 
consulat,  d 

Les  sarcasmes  de  Cicéron  donnaient  de  l'humeur  à 
Pompée;  et  celui-ci  surtout  qui  était  fort  répandu  : 
«  Je  sais  bien  qui  fuir,  mais  je  ne  sais  qui  suivre.  »^ 

On  lui  reprochait  de  venir  bien  tard  se  ranger  sous 
les  drapeaux  de  Pompée.  «  Je  ne  viens  pas  trop  tard, 
dit-il,  puisqu'il  n'y  a  encore  rien  de  prêt.  »  Pompée 


43o  SATURNALES. 

lut  demandant  oo  était  son  g<endre  DokdieUa  ^  «  AiFec 
votre  beau^père ,  »  répondk^l.  Le  même  gméral  ayaat 
donné  ie  droit  de  cité  romaine  à  un  transfuge  gau- 
lois, «  O  le  plaisant  homme!  s'écria  Cîcéron ,  il  ofire 
à  des  étrangers  une  nouvelle  patrie ,  et  ne  peut  nous 
rendre  la  notre,  yt  Pompée,  fatigué  de  ces  railleries, 
n'eut  donc  pas  tort  de  lui  dire  un  jour  :  «  Passez  à 
l'ennemi,  et  vous  nous  craindrez.  » 

Sa  pii|uante  ironie  n'q)argiia  pas  même  César.  On 
lui  demandait,  après  la  bataille  de  Pfaarsale^  com* 
meut  ii  avait  pu  errer  dans  le  dioix  du  parti  à  em- 
brasser :  «  C'est  sa  ceinture  qui  m*a  trompé,  »  disait- 
il  en  faisant  allusion  à  la  robe  flottante  et  à  la  dé- 
marche efféminée  du  vainqueur  de  Pompée,  à  qui 
Sylla  avait  dît^  icomme  par  inspiration,  Méfies-^vons 
de  ce  jeune  homme  à  la  robe  traînante. 

A  la  fin  des  jeux  donnés  au  peuple  par  César ,  La- 
berius,  ayant  reçu  du  dictateur  l'anneau  d'or,  se 
plaça  sur-le-champ  dans  les  rangs  assignés  aux  cfae» 
valiers,  dont  l'ordre  se  trouvait  blessé,  et  parce  qu'un 
de  ses  membres  avait  été  avili  ^  et  parce  qu'il  ren- 
trait au  milieu  d'eux.  Au  moment  où  Laberius  passait 
devant  Cicéron,  «  le  vous  ferais  place,  dit  celui-ci, 
si  j'étais  moins  à  l'étroit.  »  C'était  tout  à  la  fois  té- 
moigner son  mépris  pour  Laberius,  et  plaisanter  sur 
le  grand  nombre  d'intrus  que  César  avait  admis  dans 
le  sénat.  Mais  la  repartie  de  Laberius  ne  se  fit  pas 
attendre:  «  Je  m'étonne,  dit  celui-ci,  que  vous  soyez 
à  l'étroit ,  vous  qui  avez  toujours  deux  sièges  à  votre 


LIVRE   11.  0Ï 

service.»  Il  reprochait  à  Cicét^on  une  légèreté  ciont 
cet  excellent  citoyen  était  accusé  bien  injustement. 
Une  autre  fois  Gicéron  se  moqua  ouvertement  dû 
peu  de  soin  <[u*a{>poitait  César  dans  le  choix  des 
nouveaux  sénateurs.  P.  Mallius,  son  hâte,  le  priait 
de  faire  nommter  son  beau -fils  décurion  (cette  di- 
gnité répondait  à  celle  de  sénateur)  :  «  Volontiers,  si 
c*est  à  Rpttie,  lui  répondit  Cicécon,  devant  beaucoup 
de  témoins;  mais  à  Pompéii,  cela  devient  plus  dif- 
ficile. i> 

Il  ne  s-«in  tint  pas  à  ces  épigrammes,  car  ttn  cer- 
tain  Andron,  citoyen  de  Laodîcée,  étant  venu  le  sa- 
luer,et  lui  ayant  appris  que  ses  concitoyens  l'envoyaient 
à  César  pour  obtenir  du  dictateur  la  liberté  de  ktrr 
patrie,  il  protesta  en  ces  termes  contre  la  servitude 
publtqiie  :  «  Si  voâls  réussissez ,  sollicitez  aussi  pour 
noos.i) 

On  voit  par  une  dé  ses  lettres  à  Cassius,  l'un  des 
meurtriers  de  César,  que  son  goût  pour  la  raillerie 
ne  se  renfermait  pas  toujours  dans  les  bornes  d'une 
simple  plaisanterie.  «  Que  ne  m'invitiez -vous ,  lui 
écrivait-il,  à  votre  souper  des  ides  de  Mars?  il  n'y 
aurait  certainement  pas  eu  de  restes:  ce  sont  ces 
restes  qui  me  chagrinent.  » 

On  raconte  aussi  de  lui  de  fort  bonnes  plaisan- 
teries sur  Pison ,  le  premier  mari  de  sa  fille ,  et  sur 
M.  Lepidus.  Symmaque  allait  continuer,  lorsqu'il  fut 
interrompu  par  Avienus,  comme  il  est  d'usage  dans 
les  propos  de  table.  César  Auguste, dit  celui-ci,  ne  le 


43a  SATURNALES. 

céda  à  personne  pour  la  bonne  plaisanterie,  pas  même 
peut-être  à  Cicéron;  et  si  vous  le  désirez,  je  vous 
dirai  tout  ce  que  je  sais  sur  ce  sujet. 

Permettez,  mon  cher  Avienus,  lui  dit  Horus,  que 
Symmaque  achève  ce  qui  lui  reste  à  dire  des  plaisan- 
teries de  Cicéron  sur  les  deux,  personnes  qu'il  nous 
a  nommées.  Celles  d'Auguste,  dont  vous  voudrez 
bien  nous  faire  part,  n'en  seront  que  mieux  à  leur 
place. 

Cicéron,  reprit  alors  Symmaque,  voyant  TuUia,  sa 
fille,  marcher  avec  trop  de  vitesse,  et  son  gendre 
Pison  avec  trop  de  lenteur,  ce  Ma  fille,  dit-il,  mar- 
chez comme  votre  mari;  et  vous,  mon  gendre,  mar- 
chez comme  votre  femme.  » 

Lepidus,  devant  le  sénat  assemblé,  disait:  «Je 
n'aurais  pas  fait  tant  de  bruit  pour  une  action  de  ce 
genre  (il  s'agissait  du  meurtre  de  César).  —  Ni  moi 
pour  son  équivalent ,  »  répondit  Cicéron  (  Lepidus  était 
général  de  la  cavalerie).  Mais,  continuez,  Avienus, 
que  je  ne  vous  arrête  pas  plus  long-temps. 


LIVRE    If.  4*^3 


CHAPITRE  IV. 

Bons  mots  d* Auguste  sur  quelques  particuliers^ 
et  de  quelques  particuliers  sur  Auguste, 

Auguste,  dit  Avienus,  aimait  beaucoup  à  plaisan- 
ter; mais  jamais  ses  plaisanteries  ne  choquèrent  la 
bienséance,  ni  ce  qu'il  devait  à  son  rang,  et  ne  dé- 
générèrent jamais  en  bouffonneries.  11  avait  fait  une 
tragédie  intitulée  Ajax^  et,  mécontent  de  son  ou- 
vrage, il  avait  passé  Téponge  sur  ses  tablettes.  Quel- 
que temps  après,  Lucius,  poète  tragique  très-distin- 
gué, lui  ayant  demandé  ce  qu'était  devenu  son  Ajax: 
«  Il  s'est  percé  de  son  éponge,  »  lui  répondit-il  {in 
spongiam  incubuit). 

Un  particulier  qui  lui  présentait  une  requête  en 
tremblant,  tantôt  avançait  la  main  et  tantôt  la  reti- 
rait: a  Croyez-vous,  lui  dit-il,  présenter  une  pièce 
de  monnaie  à  un  éléphant  ?  » 

Pacuvius  Taurus  sollicitait  une  largesse  de  l'empe- 
reur, et  lui  disait:  «  On  ne  parle  dans  le  monde  que 
'du  présent  considérable  que  je  dois  attendre  de  vous. 
—  N'en  croyez  pas  un  mot,  lui  dit  Auguste,  ce  sont 
de  faux  bruits.  » 

Un  officier  de  cavalerie,  qu'il  venait  de  destituer, 
lui  demandait  une  gratification:  «Ce  n'est  pas  dans  des 
vues  d'intérêt  que  je  la  sollicite,  mais   afin    que   le 
1.  as 


434  SATtimiALKS. 

public  croie  qu'elle  m'est  accordée  en  échange  de  la 
place  que  voua  m'ôtéz.  —  Affirmez,  lui  dit  Auguste^ 
que  j'ai  satisfait  à  votre  demande  ;  ce  n'est  pas  moi 
qui  vous  démentirai.  » 

On  connaît  la  repartie  pleine  d'esprit  qu'il  fit  à 
Herennius  :  ce  jeune  homme,  très-dérangé , avait  reçu 
d'Auguste  l'ordre  de  quitter  l'armée ,  et  le  suppliait 
instamment  de  lui  pardonner  :  «  Comment  oserai-je , 
lui  disait-il,  retourner  à  la  maison  paternelle?  et  que 
dirai  «je  à  mon  père?  —  Que  vous  étiez  mécontent 
de  moi,  »  dit  l'empereur. 

Un  particulier  qui ,  dans  une  expédition  militaire , 
avait  été  atteint  an  front  d'un  coup  de  pierre  dont 
la  cicatrice  le  défigurait ,  se  vantait  de  ses  hauts  Êiits 
avec  trop  d'ostentation  :  «  Une  autre  fois ,  lui  dit  Au- 
guste, qui  voulait  lui  donner  une  leçon  peu  sévère, 
lorsque  vous  fuirez,  ne  vous  avisez  pas  de  regarder 
derrière  vous.  » 

L'orateur  Galba  était  bossu  :  un  jour  qu'il  plaidait 
devant  l'empereur  :  a  Redressez  -  moi ,  répétait-il  fré» 
quemment ,  si  je  m'écarte  de  la  question.  —  Je  ne 
puis  que  vous  avertir,  mais  non  vous  redresser^»  dit 
Auguste. 

Comme  beaucoup  de  ceux  qu'accusait  Cassius  Se- 
verus  étaient  absous  par  les  juges ,  Auguste,  fatigué 
des  lenteurs  de  l'architecte  chargé  de  la  construction 
ànforiun  Augustin  disait ,  en  jouant  sur  le  mot  ab^ 
solveri  (être  absous,  ou  bien  être  terminé)  :  «Plût 
au  ciel  que  Cassius  se  portât  pour  accusateur  de 
mon  forum  !  » 


Livre  h.  4^5 

Vettîus  ayant  labouré  le  terrain  qui  couvrait  le 
monument  sépulcral  de  son  père  :  a  Voilà ,  dit  Au- 
guste, ce  qui  s'appelle  honorer  la  mémoire  de  son 
père.  »  (  11  jouait  sur  les  deux  mots  monunientum  et 
colère:  le  premier  signifie  monument,  ou  bien  sou- 
venir; et  le  second,  cultiver ,  ou  honorer.) 

Ayant  appris  qu'au  nombre  des  enfants  au-dessous 
de  deux  ans  qu'Hérode  avait  fait  tuer,  se  trouvait  le 
(ils  de  ce  roi  des  Juifs  :  «  Il  vaut  mieux ,  dit  l'empe- 
reur, être  le  porc  que  le  fils  d'Hérode.  » 

Pour  se  moquer  du  style  peu  nerveux,  peu  concis, 
«t  plein  d'afféteries  de  son  favori  Mecenas,  Auguste 
lui  écrivait  souvent  dans  le  même  goût;  il  oubliait 
alors  cette  pureté  d'expression  dont  il  se  piquait  dans 
toute  autre  occasion.  Voici  un  modèle  de  ce  genre, 
«  Adieu ,  délices  du  genre  humain ,  lui  disait-il  ;  adieu , 
mon  pelit  cœur,  ivoire  d'Etrurie,  benjoin  d'Arczzo, 
diamant  du  Samnium,  perle  du  Tibre,  émeraude  des 
Gilniens,  jaspe  des  potiers,  béryl  de  Porsenna,  es- 
carboucle  d'Italie,  et,  pour  tout  dire,  délices  des 
courtisanes.  » 

Engagea  souper  chez  un  particulier,  car  il  était 
rare  qu'il  refusât  une  invitation,  le  repas  fut  sans 
apprêt:  c'était,  comme  on  dit  vulgairement,  la  for- 
tune du  pot.  Lorsque  le  repas  fut  fini,  il  se  leva  à 
jeun  et  à  bas  bruit ,  en  se  contentant  de  dire  à  l'oreille 
de  son  hôte  qui  lui  faisait  ses  adieux  :  (c  Je  ne  croyais 
pas  que  nous  fussions  aussi  bien  ensemble.  » 

Il  avait  fait  acheter  de  la  pourpre  de  Tyr  dont  la 
couleur  lui  paraissait  trop  sombre  :  «  Elevez  l'étoffe , 

28. 


436  SATUABTÂLBS. 

lui  dit  le  marchand ,  à  la  hauteur  de  vos  yeux ,  et 
regardez  -  la.  —  Comment  donc  !  repartit  Auguste  , 
sera-t-îl  nécessaire  que  je  me  promène  sur  une  ter- 
rasse, afin  que  les  Romains  admirent  ma  robe?  » 

Son  nomenclateur,  de  la  mémoire  duquel  il  avaît 
à  se  plaindre,  lui  demandait  ses  ordres  avant  de 
partir  pour  le  forum  :  «c  Attendez ,  dit  l'empereur  : 
comme  vous  n'y  connaissez  personne,  je  vais  vous 
donner  des  lettres  de  recommandation.  » 

Il  était  bien  jeune  encore  lorsqu'il  persifla  Yati- 
nius  fort  agréablement.  Celui-ci,  rongé  par  la  goutte , 
dissimulait  son  mal,  et  se  vantait  de  pouvoir  faire 
un  mille  en  se  promenant:  a  Je  le  crois,  lui  répondit 
Octave ,  les  jours  sont  déjà  un  peu  plus  longs  qu'ils 
n'étaient.  » 

Ayant  entendu  dire  qu'un  chevalier  romain  venait 
de  mourir  en  laissant  des  dettes  énormes ,  et  qui  ex- 
cédaient vingt  millions  de  sesterces,  il  fit  acheter  son 
lit ,  et  dit  à  ceux  qui  semblaient  surpris  d'un  ordre 
semblable  :  <y  Un  coucher  sur  lequel  pouvait  dormir 
un  homme  aussi  endetté,  doit  être  bien  favorable  au 
sommeil.  » 

Nous  ne  passerons  pas  sous  silence  ce  qu'il  dit  à 
l'honneur  de  Caton.  II  se  trouvait  dans  la  maison 
qu'avait  habitée  ce  grand  homme ,  dont  Strabon , 
par  flatterie ,  blâmait  l'inébranlable  fermeté.  «  C'est  le 
fait  de  Thomme  de  bien  et  du  bon  citoyen,  dit  l'em- 
pereur, de  s'opposer  à  tout  changement  dans  l'état 
actuel  de  la  chose  pubKque.»  En  blâmant  les  novateurs. 


.% 


LIVRE    II.  437 

il  louait  dignement  Caton,  et  parlait  en  même  temps 
dans  son  propre  intérêt. 

J'admire  plus  encore  dans  Auguste  la  patience 
avec  laquelle  il  endura  les  mots  piquants  lancés 
contre  lui  que  sa  facilité  à  en  dire ,  parce  c^ue  l'art 
de  bien  parler  ne  peut  entrer  en  comparaison  avec 
l'égalité  d'âme  dont  il  fit  preuve,  surtout  lorsque  les 
traits  dirigés  sur  lui  passaient  la  plaisanterie.  On 
connaît  celui  de  ce  provincial  qui  s'était  fait  remar- 
quer par  sa  ressemblance  parfaite  avec  l'empereur. 
Auguste  ayant  désiré  le  voir:  «Votre  mère,  lui  dit-il, 
jeune  homme,  n'est -elle  jamais  venue  à  Rome  ? 
—  Jamais ,  répondit  l'étranger,  mais  mon  père  y  est 
venu  souvent.  » 

Dans  le  temps  du  triumvirat,  Auguste  avait  fait 
contre  PoUion  des  vers  fescennins  :  a  Je  ne  lui  répon- 
drai pas,  dit  ce  dernier,  il  'n'est  pas  aisé  d'écrire 
contre  celui  qui  peut  proscrire.  » 

A  la  table  de  l'empereur,  une  grive  maigre  venait 
de  tomber  en  partage  à  Curtius,  chevalier  romain  et 
gastronome  célèbre  :  «  Puis-je  laisser  aller  ce  que  je 
tiens  (  licelne  mittere)?  dit-il  à  Auguste.  —  Et  pour- 
quoi non?»  répondit  le  prince.  Aussitôt  il  lança  la 
grive  par  la  fenêtre.  (On  sait  que  mittere,  qui  si- 
gnifie envoyer,  laisser  aller,  çtc. ,  signifie  aussi  jeter, 
lancer,  etc.) 

Auguste ,  sans  en  être  prié ,  avait  payé  les  dettes 
d'un  sénateur  qu'il  aimait ,  lesquelles  se  montaient  à 
quatre  millions  de  sesterces.  Pour  tout  remercîment , 
le  sénateur  lui  écrivit  :  ce  Et  à  moi  rien.  » 


438  SATCRIfAI.ES. 

Lorsqu'il  Élisait  canslruire,  il  avait  coulunie  de 
s'adresser  à  Ucinius,  l'un  de  ses  affranchis,  qui  lui 
avançait  de  très-fortes  sommes.  Celui-ci  luiavaitÊiit,  un 
jour,  un  bon  de  dix  millions  de  sesterces,  et  avait  pro- 
longé le  trait  placé  au-dessus  des  valeurs  numériques , 
de  manière  à  laisser  un  vide  sur  la  droite   de  ces 
quantités  ;  Auguste ,  profitant  de  l'occasion ,  remplit 
soigneusement  le  vide  en  ajoutant  une  somme  égale  à 
la  première,  avec  la  précaution  de  bien  imiter  les  ca- 
ractères de  celle-ci,  et  reçut  ainsi  de  son  affranchi  le 
double  de  la  somme  promise.  Quelque  temps  après,  et 
dans  une  circonstance  semblable ,  Licinius  lui  fît  sen- 
tir qu'il  n'était  pas  dupe ,  en  lui  adressant  un  bon 
ainsi  conçu  :  a  Je  vous  offre  ,  seigneur,  pour  vos  nou- 
velles constructions,  tout  l'argent  dont  vous  aurez 
besoin.  » 

On  ne  peut  assez  admirer  la  modération  quil  mon- 
tra en  remplissant  les  fonctions  de  censeur.  11  répri- 
mandait un  chevalier  romain  pour  avoir  dissipé  son 
patrimoine  :  celui-ci  lui  prouva  clairement  qu'il  l'avait 
augmenté.  Auguste  le  tança  ensuite  pour  n'avoir  pas 
obéi  aux  lois  concernant  le  mariage  :  a  Je  suis  époux  et 
père  de  trois  enfants ,  »  répondit  le  chevalier,  qui  en- 
suite ajouta  :  «  Lorsque  vous  aurez  à  prendre  des  in- 
formations sur  d'honnêtes  gens,  adressez-vous,  sei- 
gneur, à  d'honnêtes  gens.» 

Il  sut  excuser,  non  pas  la  franchise,  mais  la  brus- 
querie d'un  simple  soldat.  Il  était  à  la  campagne,  et 
les  cris  d'un  hibou  lui  causant  de  fréquentes  insomnies, 
il  donna  ordre  qu'on  le  saisit.  Un  soldat,  habile  oisc« 


LIVRE    II.  4^9 

leur  et  anime  par  l'espoir  d'une  grande  récompense, 
prit  l'oiseau  et  le  présenta  à  l'empereur,  qui  lui  fit 
donner  mille  sesterces:  «N'est-ce  que  cela?  dit  le  sol- 
dat ;  j'aime  mieux  qu'il  vive ,  »  et  aussitôt  il  le  lâcha. 
Qui  croirait  qu'Auguste  ne  parut  pas  affecté  d'une 
pareille  audace  ? 

Un  vétéran,  assigné  pour  une  affaire  qu'il  craignait 
de  perdre ,  s'adressa  à  Auguste  et  le  pria  de  se  char- 
ger de  sa  cause.  L'empereur  lui  donna  sur-le-champ 
pour  défenseur  une  des  personnes  de  sa  suite  :  «Je 
ne  me  suis  pas  fait  représenter,  lui  dit  le  vieux  soldat, 
lorsque  vous  étiez  en  danger  h  la  bataille  d'Âctium; 
moi-même  j'ai  combattu  pour  vous.  En  voici  la  preuve,» 
ajouta-t-il ,  en  découvrant  sa  poitrine  couverte  de  ci- 
catrices. César  rougit,  et  craignant  d'être  accusé, 
non-seulement  de  fierté,  mais  encore  d'ingratitude, 
il  se  chargea  lui-même  de  l'affaire  du  vétéran. 

Auguste  charmé  d'un  concert  que  lui  avaient  donné 
pendant  son  souper  des  esclaves  de  Toronius  Flaccus 
qui  en  était  marchand ,  leur  avait  fait  donner  quelques 
mesures  de  blé  au  lieu  d'argent  qu'en  pareil  cas  il 
leur  donnait  assez  libéralement.  Quelque  temps  après, 
il  s'adressa  de  nouveau  à  Toronius  pour  avoir  ses  es- 
claves. «  Ils  sont  au  moulin ,  »  répondit  ce  dernier. 

Au  moment  où  il  rentrait  dans  Rome  environné 
de  tout  l'éclat  de  la  victoire  remportée  à  Actium , 
parmi  ceux  qui  venaient  au-devant  de  lui  pour  le  fé- 
liciter, se  trouvait  uu  artisan  tenant  un  corbeau  à 
qui  il  avait  appris  ces  mots  :  «Salut  à  César,  au  vain- 
queur, à  l'illustre  général.»  Flatté  du  compliment, 


44o  SATURNALES. 

César  acheta  loiseau  vingt  mille  sesterces.  Un  cama- 
rade de  cet  artisan,  jaloux  de  sa  bonne  fortune,  as- 
sura le  général  que  son  compagnon  avait  encore  un 
autre  corbeau ,  et  le  supplia  de  l'envoyer  chercher. 
Le  nouveau  venu  s'annonça  en  disant  :  «  Salut  à  An> 
toine,  au  vainqueur,  à  l'illustre  général.  »  Sans  pa- 
raître offensé ,  Octave  se  contenta  d'ordonner  que  la 
somme  fût  partagée  entre  les  deux  ouvriers. 
^  Il  répondit  aussi  aux  félicitations  d'un  perroquet 
et  d'une  pie  en  les  achetant  tous  deux.  Encouragé 
par  ces  exemples,  un  pauvre  cordonnier  entreprit 
l'éducation  d'un  autre  corbeau;  mais  désespéré  de 
l'inutilité  de  ses  peines,  il  disait  fréquemment  en  s'a- 
dressant  à  l'oiseau  muet  :  «J'ai  perdu  mon  temps  et 
mon  argent.  »  Cependant  il  réussit  quelque  temps 
après,  et  alla  se  mettre  sur  le  passage  de  César,  qui 
dit  en  entendant  l'oiseau  :  ail  ne  me  manque  pas  de 
pareils  complimenteurs.»  A  l'instant  le  corbeau,  se 
rappelant  les  doléances  fréquentes  de  son  maître , 
ajouta  :  a  J'ai  perdu  mon  temps  et  mon  argent.»  César 
se  mit  à  rire,  et  paya  l'oiseau  plus  cher  qu'aucun  de 
ceux  qu'on  lui  avait  présentés  jusqu'alors. 

Un  Grec  avait  coutume  d'offrir  à  Auguste  des  vers 
à  sa  louange,  chaque  fois  qu'il  le  voyait  sortir  de  son 
palais  ;  mais  cela  lui  avait  rarement  réussi.  L'empe- 
reur le  voyant  un  jour  se  disposer  à  faire  la  même 
manœuvre,  traça  rapidement  quelques  vers  dans  la 

« 

même  langue,  et  les  lui  fit  remettre  au  moment  où 
le  Grec  s'avançait  vers  lui.  Notre  homme  ne  manqua 
pas  de  s'extasier  en  les  lisant ,  et  d'applaudir  de  la 


LIVRE    II.  44  1 

voix  et  du  geste.  Puis  s'approchant  de  la  litière,  et 
fouillant  dans  sa  bourse  peu  garnie,  il  en  tira  quelque 
petite  monnaie  qu'il  offrit  au  prince,  en  ajoutant  : 
«  Cette  récompense  est  peu  digne  de  vous,  sans  doute; 
mais  si  j^avais  plus,  je  vous  le  donnerais.  »  Cette  saillie 
fut  accueillie  d'un  rire  général,  et  César  lui  fit  compter 
par  son  trésorier  cent  mille  sesterces. 

CHAPITRE  V. 

Bons  mots  et  mœurs  de  Julie ,  fille  (T Auguste. 

Désirez*vous,  continua  Avienus,  que  je  cite  quel- 
ques-uns des  bons  mots  de  Julie,  fille  d'Auguste?  Mais 
ne  m'accusez  pas  de  loquacité  si  je  commence  par 
une  exposition  succincte  des  mœurs  de  cette  femme  ; 
ce  ne  sera  toutefois  qu'à  condition  qu'aucun  de  vous 
ne  croira  devoir  traiter  un  sujet  plus  grave  et  plus 
intéressant.  Puis,  avec  l'assentiment  de  toute  la  so- 
ciété, il  débuta  ainsi  :  Je  vous  présente  Julie  âgée  de 
trente -huit  ans.  Si  elle  eût  eu  un  jugement  sain, 
elle  aurait  senti  qu'à  cette  époque  de  la  vie  ses  beaux 
jours  étaient  passés,  et  qu'elle  devait  cesser  d'abuser 
des  dons  de  la  fortune  et  de  la  tendresse  paternelle. 
Cependant  son  goût  pour  les  belles- lettres,  ses  con- 
naissances étendues  (  ce  qui  ne  doit  pas  étonner  de 
la  fille  d'Auguste),  son  affabilité,  son  heureux  natu- 
rel ,  lui  avaient  concilié  la  faveur  générale ,  et  ceux 


/|4a  SA.TIIRNA.LES. 

qui  connaissaient  le  dérèglement  de  ses  mœurs  avaient 
peine  à  se  rendre  raison  d'une  telle  disparate. 

Souvent  son  père ,  unissant  l'indulgence  à  la  sévé- 
rité, l'avait  réprimandée  sur  l'excès  de  son  luxe  et  sur 
le  brillant  cortège  dont  elle  s'entourait  ;  mais ,  frappé 
de  la  ressemblance  de  ses  nombreux  petits«enfants 
avec  Agrippa  leur  père,  il  n'osait  élever  des  doutes 
sur  la  sagesse  de  sa  fille ,  et  se  complaisait  dans  l'idée 
que,  malgré  la  légèreté  de  sa  conduite,  les  mœurs 
de  Julie  étaient  sans  reproche.  Il  la  comparait  à  cette 
Claudia  des  premiers  siècles  de  Rome,  et  disait  à  ses 
amis  que  ses  deux  filles ,  la  république  et  Julie ,  exi- 
geaient de  sa  part  de  grands  ménagements. 

Un  jour  elle  s'était  présentée  devant  son  père  avec 
une  mise  peu  décente;  Auguste  en  fut  choqué,  et 
ne  lui  parla  pas.  Le  lendemain  elle  revint  le  voir  et 
l'embrasser  dans  un  costume  qu'aurait  avoué  la  plus 
sévère  matrone.  Ce  père,  dont  la  douleur  avait  été 
muette  la  veille,  ne  put  commander  à  sa  joie,  et  Oh! 
combien  cette  simplicité,  lui  dit-il ,  est  plus  digne  de 
la  fille  d'Auguste  !  —  Aujourd'hui,  lui  répondit-elle, 
pour  se  disculper,  je  me  suis  parée  pour  plaire  à  mon 
père;  hier,  c'était  pour  plaire  à  mon  époux.  j> 

Cette  repartie  de  Julie  est  bien  connue  :  elle  as- 
sistait avec  Livie  à  un  combat  de  gladiateurs,  et  la 
différence  de  leur  cortège  frappait  tous  les  specta- 
teurs. Livie  était  environnée  de  graves  personnages, 
et  Julie  n'avait  autour  d'elle  que  des  jeunes  gens  dis- 
sipés et  insouciants.  Un  billet  de  son  père  lui  ayant 
fait  sentir  combien  la  comparaison  lui  était  peu  fa- 


LIVRE    II.  44^ 

vorable  :  «Ces  jeunes  gens,  lui  récrivit-elle,  vieilliront 
aussi  avec  moi.» 

Julie  avait  eu  de  bonne  heure  des  cheveux  blancs, 
qu'elle  avait  bien  soin  de  faire  arracher  par  ses  fem- 
mes. Un  jour  son  père  les  surprit  dans  cette  occu- 
pation, et  remarqua  même  sur  les  habits  de  sa  fille 
quelques  uns  de  ces  cheveux.  Il  n'en  dit  rien ,  parla 
de  choses  indifierentes ,  puis ,  ayant  amené  la  con- 
versation sur  lage,  il  demanda  à  Julie  si  elle  aime- 
rait mieux,  dans  quelques  années,  avoir  les  cheveux 
blancs,  ou  bien  être  chauve.  «Je  préférerais,  lui  dit- 
elle,  avoir  des  cheveux  blancs.  —  Eh!  pourquoi  donc 
vos  femmes  se  pressent- elles  tant  de  vous  rendre 
chauve  ?  » 

Un  des  amis  de  Julie ,  personnage  respectable , 
cherchait  à  lui  persuader  qu'elle  gagnerait  à  imiter 
la  modeste  simplicité  de  son  père:  ce  S'il  oublie  qu'il 
est  César,  répondit-elle ,  je  ne  dois  pas  oublier  que 
je  suis  la  fille  de  César.  » 

Les  confidents  de  ses  intrigues  s'étonnaient  que , 
malgré  ses  nombreuses  infidélités,  elle  donnât  à  Agrippa 
des  enfants  si  ressemblants  à  leur  père.  «C'est,  leur 
dit-elle,  parce  que  je  ne  prends  de  passagers  que 
lorsque  le  navire  est  plein.  » 

On  cite  de  Populie,  fille  de  Marcus,  une  réponse 
aussi  leste.  Quelqu'un  remarquait  que  les  femelles 
des  autres  animaux  ne  désirent  le  mâle  que  lors- 
qu'elles veulent  devenir  mères.  «Cela  ne  m'étonne  pas^ 
dit-elle ,  ce  sont  des  bétes.  » 


444  SATURNALES. 


CHAPITRE  VL 

Autres  citations  de  mots  heureux  et  de  reparties 
fines  de  quelques  Romains. 

Des  propos  un  peu  lestes  de  quelques  Romaines , 
revenons  aux  bons  mots  décents  de  quelques  Romains. 
Ceux  du  jurisconsulte  CascelHus  étaient  un  modèle 
de  bonne  plaisanterie  et  de  franche  gaieté.  L'un  des 
plus  connus  est  celui-ci  :  Yatinius  venait  d'être  assailli 
à  coups  de  pierres  par  le  peuple  à  qui  il  donnait  un 
combat  de  gladiateurs ,  et  avait  obtenu  des  édiles  une 
ordonnance  qui  défendait  de  lancer  dans  l'arène 
autre  chose  que  des  fruits.  Dans  le  même  temps ,  il 
arriva  par  hasard  qu'un  particulier  vint  demander  à 
CascelHus  si  la  pomme  de  pin  était  un  fruit:  «cOui, 
sans  doute,  dit  le  jurisconsulte,  si  vous  avez  l'intention 
de  la  lancer  sur  Yatinius.  » 

Un  commerçant  le  consultait  sur  les  moyens  de 
partager  son  navire  avec  son  associé;  «Si  vous  parta- 
gez le  navire,  lui  répondit-il,  que  deviendra  votre 
part  et  celle  de  votre  associé?» 

«L'esprit  de  Galba  est  mal  logé,»  disait  M.  Lollius 
en  parlant  du  célèbre  orateur  si  mal  fait  dont  il  a 
déjà  été  question. 

Le  grammairien  Orbilius  railla  ce  même  Galba  bien 
plus  durement.  Le  premier  paraissait  devant  lui  comme 


LIVRE    If.  44^ 

témoin  à  charge  contre  un  accusé.  Galba,  qui  voulait 
l'embarrasser,  feignit  de  ne  pas  le  connaître  ,  et  lui 
demanda  quelle  était  sa  profession  :  «  Je  frotte  les 
bossus  au  soleil ,  y>  répondit  Orbilius. 

C.  César  avait  fait  donner  cent  mille  sesterces  à 
chacun  de  ceux  qui  venaient  de  jouer  à  la  paume 
avec  lui ,  et  cinquante  mille  seulement  à  L.  Cœcilius , 
Pun  de  ces  joueurs:  oc  César,  dit-il,  en  agit  avec  moi 
comme  si  j'étais  manchot.» 

On  disait  à  D.  Laberius  que  P.  Clodius  était  cour- 
roucé contre  lui  parce  qu'il  lui  avait  refusé  un  de  ses 
mimes  :  «Le  pis  qui  puisse  m'en  arriver,  dît  Laberius, 
est  de  faire  le  voyage  de  Dyrrachium  »  (par  allusion 
à  l'exil  de  Cicéron). 


CHAPITRE  VIL 

Maximes  et  mots  heureux  des  deux  mimographes 
Laberius  et  Publius.  Des  deux  histrions  Pylade 
et  Hjrlas. 

Ce  que  je  viens  de  dire  de  Laberius,  et  ce  qu'en 
avait  dit  avant  moi  Symmaque,  m'amène  naturellement 
à  citer  quelques  apophthegmes  de  ce  mimographe  et 
de  Pubiius  son  rival.  Nous  pourrons  jouir  ainsi  de 
tout  le  plaisir  que  procure  dans  un  repas  la  présence 
des  mimes,  sans  offenser  la  bienséance  qui  ne  permet 
pas  de  les  admettre  à  table. 


44^  SATÙRHALES. 

Laberius,  chevalier  romain,  connu  par  son  austère 
franchise,  avait  été  invité  par  César,  qui  lui  offrit  cinq 
cent  mille  sesterces,  à  paraître  sur  la  scène,  et  à  jouer 
lui-même  les  mimes  dont  il  était  lauteur.  Mais  rinvi- 
tation,  la  prière  même  d'un  homme  puissant  est  un 
ordre;  aussi Laberius  protesta-t-il  contre  cette  violence 
dans  le  prologue  qui  suit  : 

O  nécessité  !  combien  peu  de  mortels  ont  su  vain'- 
cre  les  obstacles  que  leur  a  opposés  ton  cours  im- 
pétueuxy  et  à  quelles  extrémités  m* as-tu  réduit? 
Celui  que  ni  V ambition^  ni  V amour  des  richesses , 
ni  la  crainte^  ni  la  force  ^  ni  V  autorité  y  n* ont  pu 
JiUre  broncher  d^un  pas  dans  sa  jeunesse  ^  se  voit 
réduit  dans  sa  vieillesse  à  dévier  de  sa  route ,  et 
à  se  rendre  aux  sollicitations  flatteuses  d^un  illus- 
tre personnage  que  la  générosité  de  son  caractère 
engage  à  descendre  jusqu'à  la  prière.  Comment  ne 
complairaiS'je  pas  à  celui  à  qui  les  dieux  mêmes 
n  \mt  rien  pu  refuser?  Me  voici  donc^  après  soixante 
ans  d*une  vie  sans  tactie^  contraint  de  sortir  de 
chez  moi  chei^alier^  pour  y  rentrer  mime.  Mal- 
heureux que  je  suis ,  j'ai  vécu  trop  d^un  jour! 
Et  toi  ^fortune ,  qui  ne  sais  t' arrêter  ni  dans  te  bien^ 
ni  dans  le  mal,  puisqu'il  t'étaà  donné  de  me /aire 
descendre  du  poste  élet^é  oh  m'avait  placé  la  gloire 
littéraire  j  que  ne  le  faisais-tu  lorsque  mon  talent 
plus  flexible  et  mon  extérieur  plus  gracieux  au- 
raient  pu  me  mériter  la  fou^eur  de  César  et  celle 
des  Romains  ?  De  quel  coup  tu  m' as  frappé ,  et  de 
quelle  utilité  puis-je  être  sur  la  scène  ?  J'ai  tout 


LIVRE   II.  447 

perdu;  les  charmes  de  la  figure ^  les  grâces  du 
maintien^  Vénergie  du  sentimenty  et  les  avantages 
cTun  bel  organe.  Je  succombe  sous  les  étreintes  des 
années  j  comme  V arbre  sous  celles  du  lierre  qui 
r embrasse.  Semblable  à  un  cénotaphe ,  je  nai 
d^homme  que  le  nom. 

Dans  sa  pièce,  il  se  vengeait  de  César  autant  qu'il 
était  en  lui ,  sous  le  rôle  d'un  esclave  qui ,  venant  de 
recevoir  les  étrivières,  s'échappaifc  des  mains  de  ses 
bourreaux ,  et  s'écriait  :  «  C'en  est  fait ,  Romains ,  il 
n'y  a  plus  de  liberté.»  Bientôt  après  il  ajoutait  :  «Qui 
se  fait  craindre  de  beaucoup  d'hommes ,  doit  néces- 
sairement en  craindre  beaucoup.  » 

On  eût  vu  alors  tous  les  spectateurs,  les  yeux  diri. 
gés  sur  César,  lui  faire  sentir  qu'ils  avaient  saisi  la 
mordante  allusion  faite  à  sa  tyrannie.  Depuis  ce  mo- 
ment ,  la  faveur  du  dictateur  se  porta  sur  Publius. 
Celui-ci ,  Syrien  de  nation ,  ayant  été  présenté ,  jeune 
encore,  au  patron  de  son  maître,  avait  su  gagner  ses 
bonnes  grâces ,  autant  par  ses  ingénieuses  reparties 
que  par  sa  beauté.  Ce  patron  demandait  un  jour  du- 
rement à  l'un  de  ses.  esclaves  attaqué  d'hydropisie,  et 
couché  au  soleil  dans  la  cour,  ce  qu'il  faisait  là  :  «  Il 
fait  chauffer  de  l'eau,»  dit  Publius. 

Parihi  plusieurs  propos  de  table,  on  agitait  la 
question  de  savoir  quel  était  le  repos  le  plus  pénible. 
Chacun  disait  son  mot,  lorsque  Publius  assura  que 
c'était  celui  d'un  goutteux.  Plusieurs  traits  sembla- 
bles lui  firent  obtenir  sa  liberté,  et  le  soin  qu'on  prit 
de  son  instruction  lé  mit  en  état  de  composer  des 


448  SATORNALES. 

mimes  dont  la  représentation  fut  accueillie  avec  en- 
thousiasme dans  les  principales  villes  d'Italie.  Appelé 
à  Rome  à  l'époque  où  César  se  disposait  à  donner 
des  jeux  au  peuple,  il  provoqua  tous  ceux  qui  tra- 
vaillaient alors  pour  la  scène.  Chacun  d'eux  devait , 
à  son  tour,  concourir  avec  lui  sur  un  sujet  convenu, 
et  le  remplir  dans  un  temps  donné.  Tous  acceptèrent, 
et  tous  furent  vaincus,  y  compris  Laberius.  Sur  quoi 
César  dit  ironiquement  à  ce  dernier:  «Eh  quoi!  La* 
berius,  un  Syrien  vous  a  vaincu,  quoique  je  fusse 
pour  vous  !  »  et  sur-le-champ  il  donna  la  palme  à 
Publius,  et  cinq  cent  mille  sesterces  à  Laberius,  ainsi 
que  l'anneau  d'or.  «Veuillez,  dit  alors  Publius  à  ce 
dernier,  accueillir  avec  bienveillance  comme  specta- 
teur, celui  que  vous  avez  combattu  comme  auteur.  » 

Pour  le  concours  suivant,  Laberius  fit  un  nouveau 
mime  dans  lequel  il  sema  les  réflexions  qui  suivent. 

On  ne  peut  primer  tous  en  même  temps.  Dès 
quon  est  arrivé  au  plus  haut  degré  d'illustration^ 
on  s'y  soutient  difficilement  y  et  la  descente  est  une 
chute.  Je  suis  tombée  mon  successeur  tombera  plus 
tard;  la  gloire  est  un  bien  commun- 

Quant  aux  maximes  de  Publius,  elles  sont  ingé- 
nieuses et  susceptibles  d'être  citées  dans  maintes  cir^ 
constances.  J'ai  retenu  chacune  de  celles  qui  suivent 
à  la  faveur  de  leur  concision. 

Un  plan  est  vicieux  quand  on  n'y  peut  rien 
changer. 

On  s'oblige  soi-même  en  obligeant  l'homme  de 
bien. 


LIVRE    II.  44C) 

Souffrez ,  saiis  vous  plaindre ,  un  mal  inévitable. 

Celui  qui  peut  franchir  impunément  les  bornes 
de  réquitéy  Ventreprend  bientôt. 

Un  compagnon  de  voy€ige  qui  cause  bien  y  sour 
iage  autant  qu'une  voiture. 

La  modestie  relès^e  V éclat  d'une  bonne  réptuar 
lion. 

Les  larmes  dnn  héritier  sont  des  ris  sous  le 
masque. 

La  patience  poussée  à  boutsechai^  en  fureur. 
Celui  qui  fait  naufrage  une  seconde  fois  a. tort 
den  accuser  Neptune. 

Une  longue  contestation  fait  perdre  de  vue  la 
i^érité. 

Cest  presque  accorder  une  grâce  que  de  rien 
pas  faire  attendre  le  refus. 

Conduisez'vous  avec  votre  ami  comme  s'il, de- 
vait un  Jour  être  votre  ennemie 

Ne  point  se  venger  d'une  injure  y  c'est  s'en  a/- 
tirer  une  nouvelle. 

On  ne  surmonte  pas  un  danger  sans  en  encourir 
un  autre. 

Mais  puisque  j'ai  commencé  à  parler  du  théâtre, 
je  ne  dois  oublier  ni  Pylade^  histrion  célèbre  du  temps 
d'Auguste,  ni  son  élève  Hylas  dont  il  parvint  affaire 
un  autre  lui*méme ,  et  qui  partagea  avec  lui  les  suf- 
frages du  public. 

Dans  une  pantomime  dont  le  sujet  finissait  par,  ces 
mots  ,  Le  grand  Jgamemnony  Hylas  cherchait  à 
I.  ^9 


J 


45q  saturnales. 

donner  à  sa  taille  le  plus  d'extension  possible.  «  Ce 
n'est  pas  cela ,  lui  cria  du  parterre  son  maître  Py- 
lade,  vous  vous  faites  long,  et  non  pas  grand.»  Puis, 
sur  l'injonction  des  spectateurs,  il  remplaça  Hylas; 
et  quand  il  fut  arrivé  au  passage  qu'il  avait  blâmé 
dans  son  élève,  il  prit  l'attitude  d'un  homme  enfoncé 
dans  ses  réflexions,  persuadé  que  l'air  méditatif  est 
l'attribut  par  excellence  de  l'homme  d'état. 

Hylas  représentait  Œdipe  aveugle  ;  l'assurance  de 
sa  démarche  ne  put  échapper  à  Pylade ,  qui  lui  cria  : 
f^ous  voyez  clair. 

Ce  dernier  jouait  le  rôle  d'Hercule  en  fureur,  et 
son  jeu  semblait  à  beaucsoup  de  spectateurs  peu  con- 
forme aux  règles  de  la  pantomime;  sur-le-champ  il 
6te  son  masque  et  apostrophe  les  censeurs  en  ces 
termes  :  «  Insensés ,  ne  voyez- vous  pas  que  je  repré-» 
sente  un  fou?»  Dans  ce  même  rôle,  il  lançait  des 
flèches  sur  le  peuple. 

Un  jour  qu'il  représentait  le  même  personnage  en 
présence  de  l'empereur  et  dans  sa  salle  à  manger,  il 
tendit  aussi  son  arc  et  lança  des  traits;  Auguste  ne 
s'offensa  pas  de  voir  Pylade  en  user  avec  lui  comme 
avec  le  public. 

Ce  comédien  passait  pour  avoir  perfectionné  la 
danse  pantomimique  depuis  long-temps  connue,  mais 
grossièrement  exécutée  avant  lui.  Auguste  lui  de- 
mandant quelles'  améliorations  lui  devait  cet  art: 
<<  J'ai ,  lui  dit-il ,  substitué  aux  cris  le  son  de  la  flûte, 
de  la  syringe  et  les  voix  des  chœurs.»  Un  jour  que 
l'empereur  lui  témoignait  son  indignation  au  sujet  de 


LIVRE   II.  45  I 

la  multitude  qui  prenait  parti  entre  Hylas  et  lui  : 
«  Seigneur,  vous  êtes  ingrat,  lui  dit  Pylade,  souffrez 
pour  vous-même  que  le  peuple  s'occupe  de  nous.  » 


CHAPITRE  VIII. 

Ce  qu'entend  Platon  quand  il  dit  qu'on  peut  user 
des  dons  de  Bacchus.  Des  dangers  et  de  la  honte 
qiiily  a  à  se  rendre  esclave  des  plaisirs  du  tact 
et  du  goût. 

Au  moment  où  Avienus  terminait  son  récit  qui 
avait  excité  la  gaieté  des  convives,  et  lui  avait  mérité 
des  éloges  sur  sa  mémoire  si  agréablement  meublée 
et  sur  les  grâces  de  son  esprit,  le  second  service 
parut.  Je  crois,  dit  alors  Flavien,  que  beaucoup  de 
personnes  diffèrent  de  Topinion  de  Yarron  qui,  dans 
sa  charmante  satire  ménippée,  intitulée:  yous  ne 
savez  ce  que  le  soir  vous  prépare^  exclut  les  gâ- 
teaux du  second  service.  Votre  mémoire,  plus  fidèle 
que  la  mienne ,  mon  cher  Caecina ,  se  rappelle  sans 
doute  ce  qu'il  dit  à  ce  sujet;  veuillez  nous  en  faire  part* 
Voici  à  peu  près,  dit  Câlina,  comment  s'exprime  ce 
savant  :  «  Parmi  les  mets  qui  font  partie  du  dessert, 
les  plus  sains  sont  ceux  dont  la  saveur  naturelle  n'a 
été  corrompue  par  aucun  assaisonnement  étranger; 
car  les  raffinements  de  la  sensualité  nuisent  à  l'esto- 
mac. Au  reste,  le  mot  bellaria  (friandises)  signifie 

^9- 


4$S  SATURNALES. 

en  général  tout  ce  qui  a  rapport  aux  secondes  tables, 
car  c'est  le  terme  qu'employaient  nos  ancêtres  pour 
rendre  ce  que  les  Grecs  appelaient  içimiara  ou  Tpoyir 
[tara.  La  vieille  comédie  s'en  servait  aussi  pour  dé- 
signer les  vins  doux  et  liquoreux  qu'elle  nomme  àe/- 
laria  Liberi  (les  douceurs  de  Bacchus).» 

Allons,  mes  amis,  dit  Evangelus,  il  faut,  avant  de 
quitter  la^^table,  fêter  les  dons  de  Bacchus;  ainsi  Fa 
décidé  Platon ,  qui  pensait  que  lorsque  l'esprit  et  le 
corps  sont  échauffés  par  le  vin,  la  pénétration  du 
premier  et  la  vigueur  du  second  atteignent  leur  plus 
grand  développement.  Que  dites -vous,  Evangelus? 
reprit  Eustathe,  pensez- vous  que  Platon  ait  conseillé 
l'abus  du  vin?  ne  vaut-il  pas  mieux  croire  qu'il  ne 
désapprouve  pas  ces  plaisirs  délicats  de  la  table  et 
cette  liberté  décente  et  aimable  que  maintient  la  so- 
briété des  arbitres  du  festin  ?  Voilà  les  délassements 
que,  dans  le  second  et  le  troisième  livre  des  Lois,  il 
regarde  comme  utiles;  car  il  pensait  que  ces  récréa- 
tions honnêtes,  dont  le  vin  anime  la  joie,  rendent  à 
l'âme  ce  degré  d'élasticité  qui  fait  vaquer  avec  aisance 
aux  devoirs  de  la  société ,  et  à  l'esprit  cette  gaieté  vive 
qui  le  rappelle  à  l'étude  et  l'y  rend  plus  propre. 

Selon  lui ,  ces  banquets  innocents  étaient  pour  l'ado- 
lescent brûlé  des  premiers  feux  de  l'amour,  et  qui, 
par  prudence,  cache  son  émotion,  le  moment  le  plus 
favorable  pour  découvrir  sans  danger  sa  flamme  se- 
crète, et  trouver,  dans  les  conseils  de  l'amitié,  les 
moyens  d'en  arrêter  les  ravages.  Il  faut,  continue 
Platon ,  d'autant  moins  éviter  ces  rendez-vous  char- 


LIVRE    II.  ^5'i 

mants,  quec^est  là  qu'on  apprend  à  se  rendre  maître 
du  vin;  et  qu'il  nest  pas  de  sage  constamment  so- 
bre et  tempérant  dont  la  vertu  ne  se  soit  exercée 
conti^  •  les  erreurs  des  passions  au  milieu  même  des 
attraits  du  plaisir.  Qu'arrive -t- il  en  effet  à  l'homme 
qui  jamais  n'eut  de  commerce  avec  les  grâces  aima- 
bles qui  président  aux  festins?  Si  la  nécessité,  la  fàn* 
taisie  ou  l'occasion  lui  mettent  la  coupe  à  la  main , 
il  se  laisse  amollir,  et  le  voilà  pris.  Frappé  d'un  coup 
imprévu,  sa  rai$on,  son  énergie  l'ont  abandonné.  Il 
faut  donc  combattre  de  près  les  voluptés ,  et  s'aguerrir 
de  bonne  heure  contre  les  séductions  de  Bacchus.  La 
fuite  et  l'absence  ne  garantiront  pas  du  danger  ;  la 
vigueur  de  l'ânie,  la  constance  et  la  modération,  voilà 
l'égide  dont  il  faut  se  couvrir,  et  ne  pas  craindre  de 
réchauffer  notre  cœur,  lorsque  la  froide  langueur  oU' 
la  mauvaise  honte  cherchent  à  le  flétrir. 

Mais  puisque  nous  parlons  des  voluptés,  voyons 
quelles  sont,  suivant  Aristote,  celles  qu'il  convient 
de  fuir.  La  nature  a  doué  l'homme  de  cinq  sens:  le 
goût,  le  tact,  l'odorat ,  la  vue  et  l'ouïe,  qui  parais-^ 
sent  être  pour  le  corps  et  pour  l'âme  les  sources  du 
plaisir.  La  raison  réprouve  et  déclare  malhonnêtes 
les  jouissances  immodérées  que  l'on  se  procure  en 
abusant  de  l'un  quelconque  de  ces  organes.  Mais  les 
excès  que  l'on  se  permet  dans  le  goût  et  dans  le  tact 
ont  toujours  paru ,  aux  yeux  des  sages ,  le  plus  bon* 
teux  des  vices.  Leur  indignation  a  surtout  éclaté' 
contre  ces  hommes  vils  qui  dégradent  ainsi  la  dignité 
de  leur  nature,  et  les  Grecs  les  ont  signalés  par  deux 


454  SATURITALES. 

noms  qui  répondent  chez  nous  à  ceux  d'intempéranls 
et  d'impudiques.  Les  appétits  déréglés  de  ces  deux 
sens ,  pour  le  coït  et  pour  les  aliments ,  sont  les  seuls 
qui  soient  communs  à  l'homme  et  à  l'animal.  On  a 
donc  raison  d'assimiler  aux  brutes  celui  qui  partage 
leurs  passions.  Je  vais  transcrire  ici  un  passage  d'Aris- 
tote  à  ce  sujet;  nous  verrons  quelle  opinion  ce  grand 
homme  avait  de  ces  honteux  plaisirs. 

«  C'est  pourquoi,  dit  ce  grand  homme,  ceux  qui 
se  livrent  sans  modération  aux  plaisirs  du  tact  et  du 
goût  sont  appelés  intempérants,  et  ceux  qui  ne  met* 
tent  aucun  frein  aux  jouissances  de  l'amour  sont 
nommés  dissolus  ou  impudiques.  Les  aliments  ofïrent 
deux  moyens  de  sensualité  :  chez  les  uns,  c'est  la 
langue  qui  jouit ,  et  chez  d'autres ,  c'est  le  gosier; 
aussi  Philoxène  désirait- il  avoir  le  cou  aussi  long 
que  celui  de  la  grue.  Si  l'on  ne  fait  pas  les  mêmes  re- 
proches  à  ceux  qui  abusent  des  plaisirs  de  l'ouïe  et  de 
la  vue,  c'est  parce  que  les  autres  animaux  ne  parta- 
gent pas  ces  plaisirs  avec  nous.  C'est  donc  parce 
que  les  premiers  établissent  une  communauté  entre, 
Fhomme  et  l'animal  qu'ils  méritent  tout  notre  mé- 
pris, et  qu'on  les  a  plus  particulièrement  notés  d'in- 
fiimie.  En  effet,  ceux  qui  se  laissent  vaincre  par  les 
passions  les  plus  avilissantes  sont,  à  juste  titre,  nom- 
més lascifs  et  intempérants.  Des  cinq  sens  que  pos- 
sèdent, ainsi  que  nous,  les  autres  animaux,  le  tact 
et  le  goût  sont  les  seuls  qui  leur  offrent  des  jouis> 
sances.  Quant  aux  trois  autres ,  ils  ne  leur  en  pro- 
curent aucune,  si  ce  n'est  par  hasard.  » 


LIVRE   II.  455 

»  Quel  est  donc  rhomme ,  s'il  lui  reste  quelque  pu-^ 
deur,  qui  puisse  se  livrer  sans  retenue  à  des  plaisirs 
que  partagent  avec  lui  Tàne  et  le  pourceau?  Beaucoup 
de  personnes,  disait  Socrate,  ne  semblent  vivre  que 
pour  boire  et  manger  ;  quant  à  moi ,  je  ne  mange  et 
ne  bois  que  pour  vivre.  Hippocrate,  cet  homme  in- 
spiré par  le  ciel  même,  disait  que  l'acte  vénérien  te^* 
nait  de  près  à  un  mal  affreux  que  nous  appelons 
répîlepsie.  Voici  ses  propres  expressions  :  Le  coït  est 
un  diminutif  du  mal  caduc. 


CHAPITRE   IX. 

Luxe  de  Q.  Hortensius ,  de  Fabius  Gurges ,  de  Me-* 
tellus  Pius  et  du  grandponUfe  Metellus,  Du  porc 
de  Troie ,  des  lièvres  et  des  escargots  mis  en  mue. 

Voici  ce  que  dit  Varron  au  livre  troisième  de  son 
Traité  d'Agriculture,  en  parlant  des  paons  qu'on 
élevait  dans  les  métairies  :  «  Quintus  Hortensius  est 
le  premier  qui  en  fit  servii*  sur  sa  table,  quand  il  fut 
reçu  augure;  ce  qui  fut  alors  regardé  par  tous  les 
gens  de  bien  comme  un  luxé  blâmable.  »  Cet  exemple 
eut  bientôt  tant  d'imitateurs,  que  ces  oiseaux  se  vendi- 
rent deux  cents  sesterces ,  et  leurs  œufs  vingt  sesterces. 
Le  prix  de  ces  œufs  doit  nous  paraître  d'autant  plus 
étonnant,  qu'aujourd'hui  il  n'y  a  rien  de  plus  commun^ 
et  qu'on  ne  trouve  pas  même  à  les  vendre.  Ce  même  Hor- 


456  SATURNALES. 

tensius  étaH  dans  l'usage  d'arroser  ses  platanes  avec- du 
vin.  Un  jour  il  devait  plaider  dans  une  cause  que  lui  et 
Cicéron  étaient  chargés  conjointement  de  défendre; 
mais  contraint,  disait-il,  de  se  rendre  à  sa  campagne 
de  Tusculum  pour  arroser  des  platanes  nouvellement 
mis  en  terre  ^  U  pria  son  collègue  d'échange  avec 
lui  le  jour  de  l'audience.  On  me  dira  peut-être  que 
ces  travers  d'Hortensius  ne  sufiSsent  pas  pour  asseoir 
un  jugiement  sur  son  siècle,  bien  qu'il  se  fît  gloire 
d'être  eflGpminé ,'  et  de  briller  par  l'élégance  de  sa 
mise.  Il  était  en  effet  si  curieux  de  sa  toilette,  qu'il 
lui  fallait  un  miroir  pour  s'habiller,  et  qu'il  le  con- 
sultait pour  ÙLire  à  sa  robe  des  plis  onduleux,  assu- 
jettis par  une  ceinture  artisteraent  nouée  sur  le  côté, 
et  marquant  la  hauteur  à  laquelle  il  relevait  le  bord 
de  son  vêtement.  Ajusté  de  la  sorte,  il  lui  arriva  une 
fois  d'assigner  pour  cause  d'injures  un  autre  séna- 
teur qui,  en  le  rencontrant  dans  un  chemin  étroit, 
avait  froissé  par  mégarde  son  habillement  :  c'était 
pour  lui  une  affaire  essentielle  qu'un  pli  dérangé  sur 
son  épaule.  Je  nç  m'occuperai  donc  plus  d'Hortensius; 
mais  je  citerai  des  triomphateurs,  des  vainqueurs 
des  nations  que  le  luxe  a  vaincus.  Je  ne  dirai  rien  de 
Fabius,  surnommé  Gurges,  pour  avoir  dévoré  son 
patrimoine ,  parce  que ,  chez  lui ,  les  vertus  de  l'ftge 
mûr  firent  oublier  les  torts  de  la  jeunesse.  Mais  à 
quels  excès  de  luxe  et  d'orgueil  les  succès  continuas 
de  Metellus  Pius  ne  le  poussèrent-ils  pas  ?  Je  m'arrête 
pour  laisser  parler  Salluste  :  Metellus^  de  retour 


LIVRE    II.  4^7 

iians  r Espagne  ultérieure  après  une  année  d^ab- 
sence ,  fut  reçu  aux  acclamations  de  toute  la  po- 
pulation des  deux  sexes  ^  qui  se  portait  enfouie^ 
pour  le  voir,  sur  les  routes  et  sur  les  toits  des  mai-^ 
sons.  Son  questeur  C.  Urbinus  et  d* autres  cunis^ 
sûrs  de  son  assentiment^  t invitèrent  a  un  souper 
dpnt  la  reclierche  surpassa  tout  ce  qui  s'était  vu 
jusqiûalors  à  Rome  et  dans  le  reste  de  la  terre. 
Des  tapisseries  et  des  décorations  île  toute  espèce 
coui^rcUent  les  murs  de  la  salle  à  manger  dans  la- 
quelle était  dressé  un  théâtre  pour  lui  donner  la 
comédie  ;  des  eaux  parfumées  arrosaient  le  pavé , 
ainsi  que  cela  se  pratique  dans  les  lieux  saints  les 
plusjameux.  Quand  il  eut  pris  place ,  une  statue 
de  la  Victoire ,  descendant  ^  au  bruit  de  la  foudre^ 
dune  ouverture  pratiquée  au  plafond j  déposa 
une  couronne  sur  la  tête  du  général^  qui  avait  été 
encensé  y  à  son  entrée^  comme  une  divinité.  Au 
moment  de  se  mettre  à  table ,  il  revêtit  une  robe 
de  pourpre  tissue  dor.  Cette  table  était  couverte  des 
mets  les  plus  recherchés.  Non-seulement  la  pro- 
vince avait  été  mise  à  contribution  j  mais  on  avait 
envoyé  au-delà  des  mers,  et  la  Mauritanie  avait 
fourni  des  oiseaux  et  des  bêtes  fauves  dont  plus 
dune  espèce  était  restée  jusqi£ alors  inconnue.  En- 
agissant  ainsi^  Metellus  perdit  une  partie  de  sa 
renommée ,  dans  V opinion  surtout  des  anciens  et 
graves  personnages ,  qui  jugèrent  cette  conduite 
pleine  d'orgueil ^  dun  exemple  pernicieux  et  in- 
digne du  nom  romain. 


458  SATURNALES. 

Cest  ainsi  que  s'exprime  Salluste,  ce  censeur  si 
rigide  du  luxe  chez  tout  autre  que  chez  lui. 

J'ajoute  que  les  personnes  les  plus  imposantes  par 
leur  rang  ne  furent  pas  à   l'épreuve  de  ce  luxe  ef- 
fréné. Voici  le  menu  d'un  repas  donné  pour  la  ré* 
ception  d'un  pontife.  Ce  détail  est  tiré  du  quatrième 
livre  des  Annales  du  grand-pontife  Metelius.  le  neuf 
des  calendes  de  septembre ,  jour  de  V inauguration 
de  Lentulus^  nommé  Jlamine  de  Mars ,  la  maison 
fut  décorée ,  et  trois  tables ,  autour  de  cliacune  des- 
quelles étaient  disposés  des  lits  dUçoire^  furent 
dressées  dans  la  salle  du  festin.  Les  pontifes  Q.  Ca- 
Tulusj  M.  Emilius  Lepidus^  D.  Silanus,  C.  César, 
roi  des  sacri/icesy  P.  Scœvola  Sextus,  Q.  Cornélius  y 
P.  Volumniusy  P.  jilbinoifanus ,  et  Vaugure  L.  Ju'^ 
lius  César ^  chargé  de  V  inauguration  ^prirent  place 
aux  deux  premières.  La  troisième  reçut  les  ves- 
tales Popilia,  Perpennia,  Licinia^  Arruntia,  la 
Jlaminique  Publicia,  épouse  de  Lentulus,  et  sa 
belle-mère  Sempronia. 

Pour  Ventrée  de  table  on  servit  des  hérissons 
de  mer 9  des  huîtres  crues  en  quantité ,  des  pa^ 
lourdes ,  des  spondyles ,  des  grives  et  des  asperges. 
Venaient  ensuite  une  poule  grasse ,  un  bassin 
d^huitres^  un  de  palourdes;  des  glands  de  mer 
noirs  et  blancs;  puis  encore  des  spondjrleSy  des 
gljrçymérides  y  des  orties  de  mer^  des  becs- figues  ; 
des  rognons  de  chevreuil  et  de  sanglier,  des  vo- 
lailles grasses  saupoudrées  de  farine ,  et  des  coquil- 
lages de  l'espèce  du  murex. 


LIVRE    II.  4^9 

La  fond  du  diner  se  composa  de  tétines  de 
truie  ^    dHune  hure  de  sanglier^  d'un  bassin   de 
poissons  y  d'un  autre  de  tétines  de  truie,  de  ca^ 
nards^   de  sarcelles  bouillies  y  de  lièvres  y  de  vo^ 
tailles    rôties  j  de  fleur  de  farine  et  de  pains  du 
Picenum.  Peut -on  se  récrier  sur  le  luxe  actuel  de 
nos   tables,  quand  on  voit  que  celle  des   pontifes 
était  surchargée  jadis  de  tant  de  mets  ?  Et  n'est-ce 
pas  UDC  honte  que  la  diversitç  de  ces  mets  ?  Aussi  Cin- 
cîus,  qui  persuada  au  peuple  assemblé  de  recevoir 
la  loi  Fannia,  reprochait-il  à  ses  contemporains  l'ad- 
mission sur  leurs  tables  du  porc  de  Troie;  on  le 
nommait  ainsi ,  parce  qu'à  l'imitation  du  cheval  de 
Troie ,  qui  renfermait  dans  ses  concavités  une  troupe  de 
Grecs  armés,  ce  sanglier  cachait  dans  ses  flancs  des 
animaux  comestibles  de  tous  genres.  On  portait  le 
raffinement  jusqu'à  engraii;ser  des  lièvres.  Nous  allons 
rapporter  oe  que  dit, à  ce  sujet,  Yarron  au  troisième 
livre  de  son  Traité  d'Agriculture  :  «  On  vient  d'ima- 
giner un  moyen  de  mettre  les  lièvres  en  mue  ;  on  les 
retire  des  parcs,  puis  on  les  enferme  dans  des  fosses; 
ainsi  détenus  et  privés  de  mouvement ,  il  faut  qu'ils 
engraissent.»  Ce  procédé  pour  engraisser  des  lièvres 
ne  peut  causer  autant  d'étonnement  que  celui  d'en- 
graisser des  escargots.  Les  curieux  pourront  le  lire 
dans  le  livre  de  Yarron  que  nous  venons  de  citer.  Je 
me  contente  d'indiquer  la  source  où  le  lecteur  pourra 
puiser. 

Il  ne  résulte  pas  de  ce  que  je  viens  de  dire  que 
nous  valons  mieux  que  nos  ancêtres ,  bu  t\wvt  nous 


46o  SATURNALES. 

les  égalons  ;  j'ai  seulement  voulu  répondre  aux  re- 
proches quHorus  fait  à  notre  siècle,  et  lui  prouver, 
comme  cela  est  en  efFet|,  que  les  Romains  étaient 
jadis  beaucoup  plus  voluptueux  qu'à  présent. 

CHAPITRE  X. 

L*art  de  la  danse ,  celui  du  chant  ^  la  profession 
même  de  comédien ,  n'avaient  rien  de  déshono- 
rant chez  nos  ancêtres. 

Je  suis  étonné ,  dit  alors  à  Calcina  Furius  Albinus, 
non  moins  vei^  que  lui  dans  la  connaissance  des 
mœurs  et  coutumes  anciennes ,  que  vous  n'ayez  rien 
dit  de  cette  quantité  de  mets  qu'offrait  à  nos  an- 
cêtres le  voisinage  de  la  mer;  c'eût  été  une  preuve  de 
plus  en  faveur  de  la  sobriété  de  notre  siècle.  Veuillez, 
lui  répondit  Caecina,  nous  faire  part  de  ce  que  vous 
savez  à  ce  sujet,  car  votre  mémoire  est  un  trésor  d'anti- 
quités. Cette  antiquité,  reprit  Furius,  doit  être  l'objet 
de  l'admiration  de  tous  les  bons  esprits.  En  effet,  notre 
empire  fut  cimenté  parle  sang  et  la  sueur  de  nos  aïeux; 
ce  qui  exigeait  le  développement  de  grandes  et  nom- 
breuses vertus  :  mais,  convenons -en,  ces  siècles  si 
riches  en  vertus  furent  souillés  par  des  vices  dont 
nous  met  à  l'abri  notre  manière  actuelle  de  vivre. 

Je  pourrais,  à  l'appui  de  cette  assertion,  parler, 
ainsi  que  j'en  avais  d'abord  l'intention ,  de  ce  luxe  de 


LIVRE    II.  Ifiî 

table  que  déployaient  nos  pères  dans  la  recherche 
des  poissons  de  mer  de  toute  espèce;  mais  ayant  en- 
core d'autres  preuves  à  donner  de  notre  amélioration, 
je  reviendrai  plus  tard  sur  ce  sujet,  et  je  vais  main- 
tenant vous  entretenir  d'un  genre  de  dissolution  que 
nous  ne  connaissons  pas. 

Dites-moi,  Horus,  vous  qui  nous  offrez  toujours 
pour  modèles  les  anciens  Romains,  dans  quelle  salle 
à  manger  avez-vôus  vu,  de  notre  temps,  introduire 
une  danseuse  ou  un  danseur  ?  Vous  savez  cependant 
quel  intérêt  attachaient  à  cette  sorte  de  plaisir  ceux 
d'entre  eux  qui  se  respectaient  le  plus.  £t  pour  partir 
de  l'époque  où  régnait  dans  les  mœurs  la  plus  grande 
austérité,  c'est-à-dire  de  l'intervalle  entre  les  deux 
dernières  guerres  puniques ,  n'a-t-on  pas  vu  des  en- 
fants de  condition  libre ,  que  dis-je ,  des  fils  de  séna- 
teurs, se  rendre  aux  académies  de  danse,  et  là, 
prendre  leurs  leçons  en  jouant  des  cymbales?  Ajou- 
terai-je  que  les  dames  romaines  ne  voyaient  rien  de 
messéant  dans  un  art  que  les  plus  honnêtes  d'entre  elles 
se  contentaient  de  ne  pas  pousser  jusqu'à  la  perfection? 
cr  Elle  jouait  du  luth,  elle  dansait,  dit  Salluste,  avec 
plus  de  perfection  qu'il  n'appartient  à  une  honnête 
femme.  »  Il  ne  blâme  pas  Sempronia  de  danser,  mais 
de  trop  bien  danser.  Croyons-en  le  second  Scipion 
qui^  dans  sa  harangue  contre  la  loi  de  Tib.  Gracchus, 
laquelle  attribuait  aux  chevaliers  seuls  le  droit  de  ju- 
ger, parle  des  fils,  et,  ce  qui  est  plus  pénible  encore 
à  dire,  des  filles  nobles  qui  mettaient  au  nombre  de 
leurs  études  les  plus  sérieuses  l'application  à  bien 


46a  SATURNALES. 

danser.  Écoutons-le  parler  :  «c  On  leur  enseigne  des 
attitudes  immodestes;  on  les  voit  dans  les  salles  de 
danse,  pêle-mêle  avec  de  vils  bateleurs,  et  jouant 
du  luth  et  de  la  sambuque.  C'est  là  que  la  jeunesse 
apprend  à  chanter  sur  un  mode  efféminé,  que  nos 
pères  réputaient  déshonorant  pour  des  enfants  bien 
nés.  C'est  dans  ces  tripots,  je  le  répète,  qu'on  trouve 
les  fils  et  les  filles  de  nos  meilleures  familles.  On  avait 
beau  me  le  dire,  ajoute-t-il,  je  ne  pouvais  croire  que 
des  personnes  d'un  haut  rang  donnassent  à  leurs  en- 
fants une  semblable  éducation;  mais  on  m'a  conduit 
dans  ces  académies,  où  j'ai  vu,  j'en  jure,  plus  de 
cinq  cents  enfants  des  deux  sexes;  et,  ce  qui  m'afflige 
encore  plus  pour  mon  pays,  j'y  ai  trouvé  un  enfant 
de  douze  ans,  qui,  décoré  de  la  bulle  et  fils  d'un 
prétendant  aux  magistratures,  dansait  en  s'accompa- 
gnant  avec  des  cymbales,  et  prenait  des  attitudes 
dont  aurait  eu  honte  l'esclave  le  plus  corrompu.  » 

Jugez  de  la  douleur  du  second  Africain  en  voyant 
figurer  ainsi  le  fils  d'un  candidat  qui,  dans  une  cir* 
constance  où  le  désir  et  l'espoir  d'obtenir  une  magis- 
trature auraient  dû  l'engager  à  se  mettre,  ainsi  que  les 
siens,  à  l'abri  de  tout  reproche,  ne  peut  prendre  sur  lui 
de  ne  pas  faire  une  chose  honteuse,  quoique  non  repu» 
tée  telle  alors;  et  remarquons  que Scipion  se  plaint  que 
la  plus  grande  partie  des  nobles  est  entachée  de  cette 
infamie.  Ne  voyons-nous  pas  aussi  M.  Caton  traiter 
le  sénateur  Cœcilius,  d'une  ancienne  famille,  de  cou* 
reur  et  de  bouffon?  «  Il  descend  de  cheval,  dit-il ,  ges- 
ticule sans  changer  de  place ,  et  dit  des  quolibets.  » 


LIVRE    If.  463 

Puis,  dans  un  autre  endroit^  parlant  toujours  du 
même  sénateur  :  a  11  chante  partout  où  cela  lui  plaît; 
quelquefois  il  déclame  des  vers  grecs ,  fait  de  jnau-* 
vaises  pointes,  donne  à  sa  voix  diverses  inflexions, 
et  joue   la  pantomime.  »  Observons  ici   que  Caton 
pense  que  l'homme  qui  se  respecte  ne  doit  pas  chanter; 
et  cependant  l'art  du  chant  n'était  pas  alors  consi- 
déré comme  infamant,  puisque  L.  Sylla,  ce  grand 
personnage,  eut  la  réputation  d'un  habile  chanteur. 
Qui  plus  est,  l'opinion  publique  ne  flétrissait  pas 
les  histrions;  nous  en  avons  pour  garant  Cicéron,  qui 
fut  si  étroitement  lié  avec  Roscius  et  ^sopus,  qu'on 
le  voit  employer  ses  talents  à  défendre  leurs  intérêts. 
Ses  lettres,  parmi  beaucoup  d'autres  preuves,  vien- 
nent à  l'appui  de  ce  que  je  dis;  et  qui  n'a  pas  lu 
cette  harangue  dans  laquelle  il  réprimande  le  peuple 
romain  de  troubler  le  spectacle  pendant  que  Roscius 
est  sur  la  scène  ?  Il  est  constant  que  ce  comédien  et 
lui  faisaient  assaut  :  il  s'agissait  enti'e  eux  de  savoir 
si  Roscius  varierait  autant  de  fois  ses  attitudes  pour 
représenter  un  même  sujet  que  Cicéron  trouverait 
de  tours  divers  pour  l'exprimer.  Cette  lutte  inspira 
tant  de-  confiance  à  Roscius  dans  son  art ,  qu'il  fit 
un  livre  dans  lequel  il  l'égalait  à  l'éloquence.  C'est 
ce  même  Roscius  dont  le  dictateur  Sylla  faisait  tant 
de  cas  qu'il  lui  donna  l'anneau  d'or.  Il  était  si  honoré 
et  si  aimé  que  chaque  jour  il  tirait  du  trésor  publie, 
pour  sa  part ,  quatre  mille  sesterces.  On  sait  que  le 
grand  tragique  iEsopus  laissa  à  son  fils  vingt  millions 
de  sesterces.  Mais  qu'ai-je  besoin  de  citer  des  corné-. 


464  SATURNALES. 

dîens?  Appius  Claudius,  honoré  du  triomphe,  et  qui 
fut  membre  du  collège  des  Saliens  jusqu'à  l'âge  le 
plus  avancé ,  n'a-t-il  pas  été  cité  honorablement  comme 
dansant  mieux  que  ses  collègues?  J'ajouterai,  avant 
de  quitter  ce  sujet,  qu'on  a  vu  trois  des  premiers 
citoyens  de  Rome,  tous  trois  contemporains,  se  faire 
honneur,  non-seulement  de  leur  goût  pour  la  danse, 
mais ,  qui  pis  est ,  de  leur  habileté  dans  cet  art.  L'un 
d'eux  est  Gabinius,  personnage  consulaire,  et  l'en- 
nemi de  Cicéron ,  qui  lui  en  fit  hautement  des  repro- 
ches ;  le  second ,  M.  Cœlius ,  si  connu  à  l'époque  de 
la  guerre  civile,  et  dont  Cicéron  prit  la  défense;  et 
le  troisième,  Licinius  Crassus^  fils  de  celui  qui  périt 
chez  les  Parthes. 


CHAPITRE  XL 

Du  prix  qu'attachaient  les  Romains  des  derniers 
temps  de  la  république  aux  poissons ,  et  parti* 
cuUèremerU  à  la .  murène. 

Je  ne  puis  parler  des  Licinius  sans  être  amené  bien 
naturellement  à  passer  de  la  danse  des  anciens  à  leur 
engouement  pour  les  poissons  de  mer^  et  l'on  sait 
que  le  surnom  de  Murœna  donné  à  cette  famille  lui 
vient  de  sa  prédilection  pour  ce  poisson.  C'est  l'c^t- 
nion  deVarron ,  qui  soutient  qu'il  en  est  de  ce  surnom 
comme  de  celui  d'Orata  donné  à  Sergius ,  parce  qu'il 


LIVRE  II.  465 

aimait  beaucoup  les  truites  dorées.  Ce  même  Sergius 
imagina  les  bains  suspendus,  eut  le  premier  un  parc 
aux  huîtres,  et  adjugea  le  prix  à  celles  du  lac  T^ucrin. 
Il  était  contemporain  de  L.  Crassus,  cet  orateur 
célèbre  que  Cicéron  nous  représente  comme  si  grave 
et  si  sérieux;  et  cependant  ce  même  Crassus,  qui 
avait  exercé  la  dignité  de  censeur  conjointement  avec 
Cn.  Domitius ,  qui  passait  pour  Thomme  le  plus  élo- 
quent de  son  temps,  et  qui  occupait  le  premier  rang 
parmi  les  personnages  les  plus  distingués  de  cette 
époque,  prit  le  deuil  pour  une  murène  morte  dans 
son  vivier,  et  la  pleura  comme  il  eût  pleuré  sa  fille. 
Cette  faiblesse  ne  put  être  cachée ,  car  son  collègue 
Domitius  lui  en  fit  un  crime  en  plein  sénat.  Crassus 
ne  rougit  pas  d'eu  convenir,  et,  qui  pis  est,  de  s'en 
faire  gloire  comme  d'un  acte  de  piété  et  de  sensibilité. 
Que  les  Lucilius,  les  Philippus,  les  Hortensius,  ces 
premiers  personnages  de  Rome,  auxquels  Cicéron 
donne  le  nom  de  piscinaires^  aient  eu  des  réservoirs 
remplis  de  poissons  les  plus  rares ,  c'est  un  fait  dé- 
montré par  Varron  qui,  dans  son  Traité  de  l'Agricul- 
ture ,  rapporte  que  Caton  dTJtique ,  héritier  de  Lu- 
cilius, trouva  dans  les  viviers  et  fit  vendre  quarante 
mille  de  ces  poissons. 

Quant  aux  murènes ,  on  les  amenait  depuis  le  dé- 
troit de  Sicile  qui  sépare  Messine  de  Rhegium ,  jus- 
que dans  les  réservoirs  '  de  Rome.  Les  gourmands 
regardent  comme  également  délicates  les  murènes  et 
les  anguilles  de  ce  détroit.  Les  Grecs  leur  donnent  le 
nom  de  irXûxai,  et  les  Latins  celui  de  flûtes  (^Ae/luc- 
I.  3o 


466  SATUKlfALES. 

tuare).  On  les  nomme  ainsi,  parce  que,  lorsqu'elles 
viennent  k  la  surface  de  l'eau,  la  force  du  soleil,  en 
les  desséchant,  les  met  hors  d'état  de  se  replier  et 
de  replonger,  en  sorte  qu'elles  sont  aisément  prises. 
Si  je  voulais  citer  tous  les  écrivains  distingués  qui 
ont  célébré  les  murènes  du  détroit  de  Sicile,  j'aurais 
beaucoup  à  faire.  Je  toe  contenterai  de  rapporter  ce 
que  dit  Yarron  dans  son  traité  intitulé  ^  Gàllus  de 
admirandis.  «  En  Sicile,  on  prend  aussi  à  là  main 
des  murènes  ou  flûtes ,  parce  que  leur  embonpoint 
les  force  à  surnager.  %  Quelle  passion  effrénée  pour  la 
table, et,  comme  le  dit  Cœcilius,  quel  excès  de  gour^ 
mandise  che2  ces  Romains  qui  tiraient  dé  si  loin  les 
moyens  de  l'assouvir  !  Cependant  ce  'poisson ,  amené 
de  parages  lointains^  était  fort  commun  à  Rome, 
puisque  Pline  nous  dit  que  lorsque  le  dictateur  César 
donna  des  repas  au  peuple,  à  roccasion  de  ses  triom^- 
phes  ^  il  reçut  de  C.  Hirrius  une  quantité  de  murènes 
du  poids  de  six  mille  livres;  et  l'on  sait  que  la  mé- 
tairie de  cet  Hirrius,  qui  n'avait  que  peu  d'étendue, 
fut,  à  cause  de  ses  viviers,  vendue  quatre  millions 
de  sesterces. 


LiyR£  II.  467 


CHAPITRE  XIL 

De  V esturgeon ,  du  mulet  ^  du  score  et  du  loup. 

L'esturgeon  fut  aussi  compté,  dans  ce  siècle, 
parmi  les  mets  délicieux  que  la  mer  offre  aux  gour- 
mands. Pour  juger  du  prix  qu'on  attachait  à  ce  pois- 
son pendant  la  seconde  guerre  punique,  il  suffît  de 
lire  ce  que  Plante  fait  dire  à  son  parasite  dans  sa  co- 
médie ayant  pour  litre  Baccharia  ;  «  Quel  mortel  fut 
jamais  plus  heureux  que  je  le  suis  maintenant,  et 
quelle  aubaine  pour  mon  ventre!  Cet  esturgeon,  que 
le  sein  des  mers  tenait  naguère  en  dépôt  pour  moi, 
va  maintenant  âtre  englouti  dans  le  repaire  de  mes 
entrailles,  à  l'aide  de  mes  dents  et  de  mes  mains.  » 
Si  le  témoignage  d'un  poète  ne  sufSt  pas,  Cicéron 
va  nous  dire  quelle  estime  faisait  de  l'esturgeon  le 
vainqueur  de  Carthage  et  deNumance.  «  Scipion,  dit 
l'orateur  romain  dans  son  dialogue  defato  (du  des- 
tin), était  à  sa  campagne  de  Lavernium,  avec  Pon- 
tius,  lorsqu'on  lui  apporta  par  hasard  un  esturgeon, 
poisson  rare  et  très-délicat.  Parmi  les  personnes  qui 
étaient  venues  lui  rendre  visite,  deux  étaient  déjà  in- 
vitées à  dîner,  et  il  allait  en  inviter  encore  d'autres , 
quand  Pontius  lui  dit  à  l'oreille  :  a  Prenez  garde  à  ce 
que  vous  allez  faire,  Scipion,  ce  poisson  n'est  pas 
assez  gros  pour  tant  de  convives.  » 

3o. 


468  SATURNA.LES. 

Je  conviens  que  du  temps  de  Trajan  on  faisait  peu 
de  cas  de  l'esturgeon.  Voici  comment,  à  ce  sujet, 
s'exprime  Pline  le  naturaliste:  <c  Je  suis  étonné  que 
ce  poisson,  vu  sa  rareté,  soit  si  peu  recherché.  »  Mais 
sa  disgrâce  ne  fut  pas  de  longue  durée ,  car,  sous  le 
règne  de  Septime  Sévère,  qui  affectait  une  grande 
austérité  de  mœurs,  Sammonicus  Serenus,  person- 
nage fort  savant  pour  son  siècle,  en  parlant  à  l'em- 
pereur de  ce  poisson  dans  une  de  ses  lettres,  cite 
d'abord  les  expressions  de  Pline  mentionnées  ci- 
dessus,  puis  ajoute:  a  Pline,  comme  vous  le  savez, 
vivait  du  temps  de  l'empereur  Trajan,  et  il  est  sûr 
qu'il  ne  s'est  pas  écarté  de  la  vérité ,  quand  il  a  dit 
qu'à  cette  époque  l'esturgeon  était  peu  recherché; 
mais  l'estime  qu'on  en  faisait  dans  les  siècles  précé- 
dents n'est  pas  douteuse  :  c'est  ce  que  je  prouverai 
par  de  nombreux  témoignages,  et  d'autant  plus  aisé- 
ment que  je  le  vois  reprendre  faveur  maintenant  sur 
nos  tables;  car  lorsque  vous  me  faites  l'honneur  de 
me  mettre  au  nombre  de  vos  convives,  je  remarque 
que  ce  poisson  fait  son  entrée  dans  la  salle  à  manger 
au  son  de  la  flûte,  et  escorté  par  vos  gens  couronnés 
de  fleurs.  Quant  à  ses  écailles ,  ce  qu'en  dit  Pline  est 
confirmé  par  Nigidius  Figulus,  grand  scrutateur  de 
la  nature ,  et  qui ,  dans  son  quatrième  livre  des  Ani- 
maux, donne  la  raison  pour  laquelle  les  écailles  de 
l'esturgeon  sont  placées  en  sens  contraire  de  celles  des 
autres  poissons,  d  Ainsi  parle  Sammonicus,  et  l'éloge 
qu'il  fait  de  ce  qu'il  y  a  de  honteux  dans  le  banquet 
donné  par  son  prince ,  n'en  prouve  que  mieux  le  cas 


LIVRE    JI.  4^ 

que  Ton  faisait  d'un  poisson  qu'on  servait  sur  la  table 
avec  toute  la  pompe  usitée  dans  les  cérémonies  reli- 
gieuses. Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  doit  pas  être  étonné 
du  prix  exorbitant  de   l'esturgeon,   quand  on   ap- 
prend du  même  Sammonicus  qu'Â.sinius  Celer,  per- 
sonnage consulaire,  paya  un  mulet  sept  mille  sesterces  ; 
et  ce  qui  peut  donner  une  idée  du  luxe  de  la  table  à 
cette  époque,  c'est  que,  selon  Pline,  il  n'y  avait  pas, 
de  son  temps ,  de  mulet  qui  pesât  plus  de  deux  livres. 
Maintenant  on  en  trouve  quelquefois  de  plus  pesants 
qui  sont  loin  de   coûter  un  prix  aussi  énorme.  La 
gourmandise  de  nos  ancêtres  ne  se  contentait  pas  des 
poissons   que  lui   offraient  les    côtes  voisines;  car 
Octave,  commandant  de  la  station  maritime  de  Mi- 
sène,  sachant  que  le  scare  était  si  peu  connu  dans  les 
parages  de  l'Italie,  qu'à  présent  même  ce  poisson  n'a 
pas  encore  de  nom  chez  nous,  en  amena  sur  ses 
vaisseaux  une  immense  quantité,  qu'il  fît  jeter  le  long 
des  cotes,  entre  Hostie  et  la  Campanie.  Il  donna 
ainsi  le  premier  l'exemple  de  semer  des  poissons  dans 
la  mer  de  même  qu'on  sème  des  grains  dans  la  terre  ; 
et,  comme  si  cette  importation  eût  été  d'un  intérêt  ma- 
jeur pour  la  chose  publique ,  il  la  surveilla  tellement 
pendant  cinq  ans,  que  quiconque  prenait  un  scare, 
parmi  d'autres  poissons,  était  obligé  de  le  rendre  sur- 
le-champ  sain  et  sauf  à  son  élément. 

Est- il  étonnant  que  la  sensualité  des  Romains  de 
ce  temps  les  ait  asservis  aux  produits  des  mers ,  lors- 
qu'on les  voit  attacher,  je  ne  dis  pas  un  certain  prix, 
mais  le  plus  grand  prix  au  loup  du  Tibre  et  autres 


470  SATURlfALXS. 

poissons  de  ce  fleuve  ?  J'ignore  les  moti&  de  cette  pré- 
férence qui  n'en  exista  pas  moins,  puisque  M.  Vairon, 
dans  le  recensement  qu'il  fait  de  ce  que  chaque  can- 
ton de  l'Italie  produit  de  plus  délicat  pour  la  table, 
s'exprime  ainsi  :  a  Les  plaines  de  Capoue  donnent  le 
meilleur  froment ,  les  coteaux  de  Falerne  le  meilleur 
vin;  Cassinum  est  renommé  pour  ses  huiles,  Tusculum 
pour  ses  figues,  Tarente  pour  son  miel,  et  le  Tibre 
pour  ses  poissons.  »  Yarron,  comme  on  voit,  ne  fait 
pas  de  choix  parmi  ces  poissons ,  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  le  loup ,  comme  je  viens  de  le  dire , 
obtint  la  préférence,  et  celui  surtout  qu'on  péchait 
entre  les  deux  ponts.  Parmi  beaucoup  de  garants  de 
ce  que  j'avance,  je  choisirai  Cincius,  contemporain 
de  Lucilius ,  et  je  citerai  un  fragment  de  la  harangue 
qu'il  prononça  pour  engager  le  peuple  romain  à  re- 
cevoir la  loi  Fannia.  Non-seulement  ce  fragment  vient 
à  l'appui  de  ce  que  j'ai  dit  du  loup  péché  entre  les 
deux  ponts,  mais   il  offre  encore  un    tableau   des 
mœurs  du  temps.  Quand  il  veut  peindre  les  volup- 
tueux déjà  ivres  avant  de  se  rendre  au  forum  où  ils 
doivent  prononcer  des  jugements,  et  nous  faire  con- 
naître les  sujets  les  plus  ordinaires  de  leurs  entretiens, 
voici  comment  il  s'exprime  :  <c  Ils  jouent  aux  dés,  se 
parfument  d'essence  et  s'entourent  de  prostituées. 
Lorsque  dix  heures  sonnent,  ils  appellent  un  esclave 
et  lui  donnent  ordre  d'aller  voir  ce  qui  se  passe  sur 
la  place  des  comices ,  de  s'informer  des  noms  de  ceux 
qui  ont  parlé  pour  ou  contre  telle  loi,  et  du  nombre 
des  tribus  qui  ont  accepté  ou  refusé  cette  même  loi  ; 


MYRS   II.  471 

puis  ils  partent  pour  le  forum ,  afin  de  n'être  pas 
responsables  des  procédures  faites  en  leur  absence. 
Il  n'est  pas  d'urinal  sur  leur  route  dans  lequel  ils 
ne  soulagent  leur  vessie.  Ils  arrivent  au  comice  de 
mauvaise  humeur,  et  appellent  la  cause  :  l'avocat  la 
défend;  le  juge  demande  les  témoins ^  va  épancher 
de  l'eau,  revient,  dit  qu'il  est  parfaitement  instruit 
de  l'affaire,  et  se  fait  présenter  les  pièces  du  procès, 
quoiqu'il  puisse  à  peina  ouvrir  les  yeux.  Que  m'im- 
pprtent,  dit-*il  à  se$  cpUègues  en  ent^pt  dans  (a  salle 
d'audiençç,  tputes  cçs  niaiseries  ?  Que  n'allons-nous 
plutôt  boire  djm  vip  miellé,  coupé  e^vec  du  vin.  grec? 
qiie  ne  m^ogepparnoMS  unp  grive  bien  grasse  et  un 
de  qes  bous  poissons,  de  c^  vrais  loups  du  Tibre, 
pê^s  eptre  l^  deux  ponts  ?  » 

Quant  à  LuciUus ,  ce  poète  si  énergique  et  si  fou- 
gueux» il  prouve  qu'il  connaît  aussi  le  prix  de  ce 
poisson  d'un  excellent  goût  qu  il  appelle  gourmand 
et  sensuel  (  iiguritor,  catillo).  £n  effet,  le  loup  du 
Tibre  est  avidis  des  immondices  que  décharge  le  grand 
cloaque  entre  les  deux  ponts.  Ce  nom  de  caiillo  (sen- 
suel) était  eeiui  que  l'on  donnait  à  ceux  qui,  arri- 
vant irop  tai^d  aux  festins  donnés  en  l'iionneur  d'Her* 
cule»  étaient  réduits  à  lécher  les  plats.  Voici  ce  que 
dit  Luciliu3  :  c<  Il  feignait  de  faire  apporter  ce  que 
cbacuA  aimait  le  mieux;  l'un  préférait  les  tétines 
d'une  truie  et  une  volaille  bien  grasse;  uo  autre 
fqjfiait  choix  du  Loup  friand  péché  entre  les  deux 
ponts  du  Tibre.» 


47^  SATURNALES. 

CHAPITRE  XIII. 

Des  lois  rendues  pour  restreindre  le  luxe  de  la 
table  chez  les  anciens  Romains. 

Il  serait  trop  long  de  faire  le  dénombrement  des 
mets  que  le  raffinement  ^e  la  sensualité  imagina  ou 
perfectionna.  Cette   sensualité  donna  naissance  aux 
nombreuses  lois  qui  eurent  pour  objet  de  régler  les 
dépenses  de  la  table,  auxquelles  on  crut  mettre  un 
frein  en  ordonnant  aux  citoyens  de  prendre  leurs 
repas  les  portes  ouvertes.  On  présuma  que,  se  trou- 
vant ainsi  sous  les  yeux  les  uns  des  autres,  ils  seraient 
forcés  de  borner  leur  luxe.  La  première  en  date  de  ces 
lois  somptuaires  fut  celle  nommée  Orchia,  proposée  au 
peuple,  de  l'avis  du  sénat,  par  le  tribun  Orchius,  la 
troisième  année  de  la  censure  de  Gaton.  Je  n'en  don- 
nerai pas  le  texte  qui  est  trop  étendu,  mais  en  sub- 
stance elle  réglait  le  nombre  des  convives,  et  donna 
souvent  lieu  à  Gaton  de  se  plaindre  qu'on  la  trans- 
gressait relativement  à  la  quantité  des  personnes  in- 
vitées. Ges  infractions  nécessitant  l'autorité  d'une  loi 
nouvelle ,  vingt-deux  ans  après ,  et  l'an  de  Rome  692 , 
selon  Aulu-Gelle,  parut  la  loi  Fannia.  Voici  ce  que  dit 
à  ce  sujet  Sammonicus  Serenus:  «  La  loi  Fannîa, 
très-vénérable  empereur,  fut  reçue  du  peuple  avec 
l'approbation  unanime  des  trois  ordres.  Il  n'en  est 


LIVRE   II.  473 

pas  de  cette  loi  comme  de  la  plupart  des  autres  qui 
furent  proposées  p^r  les  préteurs  ou  les  tribuns  ;  elle 
fut  rendue  par  les  consuls,  de  l'avis  et  du  consent&- 
nient  de  tous  les  gens  de  bien,  pour  obvier  aux 
maux  inBnis  que  causait  à  l'état  Tabus  des  dépenses 
de  la  table.  Il  était  tel ,  que  pour  satisfaire  leur  gour- 
mandise effrénée^  les  jeunes  gens  des  meilleures  fa- 
milles vendaient  leur  honneur  et  leur  liberté,  et  que 
les  citoyens  d'un  ordre  inférieur  étaient  presque  tous 
plongés  dans  l'ivresse  lorsqu'ils  se  rendaient  aux  co- 
mices. C'est  dans  cet  état  qu'ils  délibéraient  sur  les 
intérêts  de  la  république.  » 

Ce  qui  donnait  à  la  loi  Fannia  un  caractère  de 
sévérité  que  n'avait  pas  la  loi  Orchia ,  c'est  que  la 
dernière  s'était  contentée  de  régler  le  nombre  des 
convives,  en  laissant  à  chacun  la  liberté  de  faire 
manger  son  bien  à  peu  de  personnes,  tandis  que  la 
première  réglait  à  cent  as  les  frais  d'un  repas.  Aussi 
Lucîlius  l'appelle-t-il  plaisamment  la  loi  Centussis. 
Elle  fut  suivie,  à  dix-huit  ans  d'intervalle,  de  la  loi 
Didia ,  qui  eut  deux  objets  :  le  premier  et  le  plus  in- 
téressant était  d'assujettir  à  ses  règlements,  non-seu- 
lement Rome,  mais  toute  l'Italie,  dont  les  habitants 
étaient  persuadés  que  la  loi  Fannia  n'avait  pas  été 
faite  pour  eux,  mais  pour  les  seuls  citoyens  habitant 
la  capitale;  son  second  objet  était  de  soumettre  aux 
peines  qu'elle  infligeait ,  non-seulement  ceux  qui  don- 
naient des  repas  somptueux,  mais  encore  ceux  qui  y 
assistaient.  A  la  loi  Didia  succéda  celle  dite  Licinia , 
parce  que  ce  fut  P.  Licinius  Crassus  le  riche  qui  la 


474  shTvn^AjMs. 

proposa*  Elle  fut  reçue  avec  tant  d'applaudissement 
par  les  personnages  les  plus  considérables,  qu'en 
vertu  d'un  sénatus-consuUe,  elle  fut  promulguée  avant 
d'avoir  été  exposée,  selon  la  coutume,  pendant  troi^ 
jours  de  marché  consécutifs ,  et  comme  si  elle  eût  été 
sanctionnée  par  le  peuple  assemblé.  Elle  contenait , 
À  quelques  différences  près ,  les  mêm^s  choses  qua  la 
loi  Fannia,  et  avait  pour  but  de  remettre  tn  vigueur 
les  lois  précédentes  qui  tombaient  en  désuétude.  C'était 
le  sort  qu'avaient  eu  celles  des  Douze  Tables  ;  vu  le 
décfi  qu'elles  éprouvaient  à  cause  de  leur  ancienneté, 
on  les  rajeunissait  en  leur  donnant  le  nom  de  ceux 
qui  hs  proposaient  de  nouveau.  La  loi  Licinia  portait 
en  substance  qu'aux  calendes  et  aux  nones,  ainsi 
qu'aux  jours  de  foire  et  de  marché,  il  serait  permis 
de  dépenser  pour  sa  table  trente  as  de  plus  qu'aux 
autres  jours ,  et  qu'en  tout  autre  temps ,  on  se'conten- 
ferait  de  trois  livres  de  viande  sans  apprêt,  d'une 
livre  de  viande  salée  ou  fîimée,  avec  toute  liberté 
pour  chacun  d'user  des  fruits  de  ses  terres ,  de  ses 
vignes  ou  de  ses  plants. 

On  m'objectera  sans  doute  que  les  lois  coercitives 
précitées  pxY>uvent  la  sobriété  du  siècle  oii  elles  ont 
été  faites;  mais  on  en  jugera  autrement  si  l'on  Ëiit 
attention  que  ces  lois,  résultat  de  la  volonté  de  quel- 
ques particuliers ,  avaient  pour  but  de  réprimer  les 
vices  de  la  totalité  des  citoyens,  et  qu'elles  eussent 
été  sans  objet  si  la  corruption  des  mceurs  n'eût  pas 
été  aussi  générale.  On  connaît  cet  axiotae:  Les  bonnes 
lois  dérii^nt  des  inauvaises  mœurs» 


UVRJE   II.  475 

Parut  ensuite  la  loi  Cornelia ,  également  somptuaire, 
et  rendue  par  le  dictateur  Cdrnelius  Sylla  ;  elle  n'intei^ 
disait  pas  le  luxe  des  festins ,  ne  prescrivait  pas  de  bor- 
nes à  lasensualité^  mais  elle  diminuait  le  prix  des  objets 
de  consommation;  et  quels  objets,  grands  dieux!  c'é- 
tait Coût  ce  qu'il  y  avait  alors  de  plus  recherché  et  de 
moins  connu  tant  en  chair  qu'en  poisson  :  et  cepen- 
dant il  en  baissa  la  valeur.  Il  voulut  sans  doute  que 
le  bon  marché  excitât  le  Romain  riche  ou  pauvre  à 
se  livrer  à  tous  les  excès  de  la  table;  et,  pour  dire 
ici  franchement  ce  que  je  pense ,  je  mets  au  premier 
rang  des  prodigues  et  des  gourmands  celui  qui  se  fait 
servir  des  mets  d'une  pareille  valeur,  lors  même  qu'ils 
ne  lui  coûteraient  rien.  J'ai  ^onc  une  idée  d'autant 
plus  haute  de  la  tempérance  de  nos  concitoyens,  qu'ils 
ignorent  jusqu'aux  noms  des  produits  alimenteux  spé- 
cifiés dans  la  loi  de  Sylla,  et  par  conséquent  connus 
généralement  à  cette  époque.  Après  sa  mort,  le  consul 
Lepidus  adressa  aussi  au  peuple  une  loi  alimentaire , 
c'est  le  nom  que  Caton  donne  aux  lots  somptuaîres 
qui  regardent  la  table.  Elle  fut  suivie,  peu  d'années 
après,  de  la  loi  Antia,  proposée  par  Antius  Restio. 
Cette  dernière,  quoique  parfaitement  bien  faite,  tomba 
sans  avoir  été  abrogée,  tant  le  luxe  était  invétéré,  et 
les  vices  étroitement  unis.  On  rapporte  d'Antius,  que 
de  crainte  d'être  témoin  des  infractions  &ites  à  une 
loi  proposée  dans  l'intérêt  général ,  jamais ,  depub  sa 
publication,  il  ne  mangea  hors  de  chez  lui.  Je  join*- 
drais  à  ces  divers  règlements  l'édit  d'Antoine  qui  fut 
depuis  triumvir,  s'il  n'était  souveraineméot  ridicule 


476  SATUIlirA.L£S. 

de  mettre  au  nombre  des  fléaux  du  luxe  celui  dont 
les  dépenses  pour  la  table  ne  furent  surpassées  que 
par  celles  de  Cléopâtre,  son  épouse,  lorsqu'elle  avala 
une  perle  dissoute.  Antoine,  persuadé  que  tous  les 
produits  des  eaux,  de  la  terre  et  de  Tair  étaient  des- 
tinés à  assouvir  sa  gloutonnerie,  et  à  passer  sous  ses 
dents  et  dans  son  gosier,  avait  voulu,  pour  cette 
raison,  transférer  l'empire  romain  en  Egypte;  et 
Cléopâtre,  ne  voulant  pas  être  en  reste,  à  cet  égard, 
avec  un  Romain,'  avait  parié  avec  lui  qu'elle  pourrait 
consommer  en  un  seul  repas  la  valeur  de  dix  millions 
de  sesterces.  Antoine  émerveillé  n'hésita  pas  à  soutenir 
la  gageure,  en  s'en  remettant  à  l'arbitrage  de  Mu- 
natiusPIancus,  nommé  juge  de  cet  extravagant  défi. 
Le  lendemain ,  Cléopâtre,  qui  voulait  prolonger  les 
doutes  d'Antoine,  fit  servir  un  repas  magnifique  à  la 
vérité,  mais  qui  n'offrait  rien  d'extraordinaire  à  un 
homme  familiarisé  avec  tous  les  mets  dont  ce  souper 
se  composait.  Enfin  la  reine,  en  souriant,  se  fit  ap- 
porter un  vase  dans  lequel  elle  versa,  de  fort  vinaigre, 
et  détachant  une  des  deux  perles  qu'elle  portait  aux 
oreilles,  elle  la  jeta  dans  ce  vinaigre,  et  quand  elle  fut 
dissoute,  ce  qui  ne  tarda  pas ,  vu  la  nature  de  cette 
concrétion  pierreuse,  elle  l'avala.  La  reine  avait  gagné 
la  gageure,  puisque  ce  pendant  d'oreille  valait  au 
moins  dix  millions  de  sesterces.  Cependant  elle  se  dis- 
posait à  en  faire  autant  de  l'autre,  si  Munatius,  juge 
intègre,  ne  se  fût  hâté  d'affirmer  qu'Antoine  avait 
perdu.  On  pourra  se  faire  une  idée  de  la  grosseur  de 
cette  perle  quand  on  saura  que  celle  restée  intacte 


LIVRE  II.  477 

ayant  été  apportée  à  Rome  après  la  défaite  de  cette 
reine  etla  conquête  de  TÉgypte,  fut  sciée  en  deux,  et 
que  chacune  de  ses  moitiés  fut  jugée  assez  grosse 
pour  mériter  d'orner  le  simulacre  de  Vénus  placé  au 
Panthéon. 


CHAPITRE  XIV. 

Des  diverses  espèces  de  noix. 

Furius  parlait  encore  lorsqu'on  apporta  le  dessert, 
qui  donna  un  autre  cours  à  la  conversation.  Je  dési- 
rerais, mon  cher  Servius,  dit  alors  Symmaque,  en 
portant  la  main  sur  des  noix ,  que  vous  nous  fissiez 
connaître  la  cause  ou  l'origine  de  tous  ces  noms 
divers  donnés  aux  noix.,  et  pourquoi  ces  autres  fruits, 
d'espèces  et  de  saveurs  si  différentes,  sont  classés 
parmi  les  pommes.  Mais  d'abord  dites-nous  sur  les 
noix  tout  ce  que  vous  fournira  votre  mémoire  enri- 
chie par  une  immense  lecture.  Cette  noix,  dite  ju- 
glans,  reprit  Servius,  tire  son  nom,  selon  quelques 
personnes, de yi^f^a/ie  (être  utile)  et  àe glans  (gland). 
Voici  ce  que  dit  Gavius  Bassus  dans  son  Traité  de  la 
Signification  des  Mots  :  <c£n  nommant  juglans  l'arbre 
qui  porte  ce  fruit,  c'est  comme  si  l'on  eût  dit  Jovis 
qlans  (  gland  de  Jupiter).  La  noix  du  noyer  offre  en 
effet  une  saveur  plus  délicate  que  le  gland;  et  nos 
ancêtres,  en  la  voyant  si  supérieure  à  ce  dernier 


478  SATURITALES. 

fniit  auquel^  elle  ressemble,  Uont  jugéô  digne  d'être 
eonsacrée  à  utt  dieu,  et  l'ont  appelée  Jo^is  glans, 
dûût,  par  syncope,  on  a  fait  juglans.  »  On  lit  aussi 
dans  Cloatius  Verus ,  qui  a  fait  un  livre  sur  les  mots 
tirés  du  grec ,  que  de  di-juglans^  qui  équivaut  à  Dios 
halanos^  on  a  fait  juglans,  par  la  suppressicm  de  la 
syllabe  di.  Écoutons  maintenant  Théophraste.  Les 
productions  particulières  aux  lieux  montagneux,  et 
qui  ne  naissent  pas  dans  la  plaine,  sont,  le  téré- 
binthe,  le  chêne  vert,  le  tilleul,  le  noisetier,  et  le 
noyer  ou  le  gland  de  Jupiter.  Cette  noix,  chez  les 
Grecs,  se  nomme  aussi  basilique  :  celle-ci,  nommée 
aveline  ou  prénestine,'est  le  fruit  du  noisetier  dont 
Virgile  recommande  la  plantation.  Les  Carsitains, 
peuplade  des  environs  de  Préneste,  tirent  leur  nom  de 
xfltDTÎa ,  mot  grec  qui  signifie  petite  noix  ;  c'est  d'eux 
dont  parle  Varron  dans  son  livre  des  dits  remar- 
quables, intitulé  Marias  et  sa  fortune.  Voilà  incon- 
testablement la  raison  pourquoi  ces  noix  sont  ap- 
pelées prénestines.  On  lit  aussi ,  dans  XAriobis  (  le 
devin  )  de  Naevius ,  ce  passage  :  a  Quels  furent  vos 
hôtes  hier?  des  habitants  de  Préneste  et  de  Lanu- 
vium  ;  il  fallut  donner  aux  uns  et  aux  autres  des  mets 
qui  leur  convinssent  :  aux  seconds  des  oignons  cuits 
dans  l'eau ,  aux  premiers  des  noix  en  quantité.  » 

La  noix  que  je  tiens  est  nommée  pontique  chez  les 
Grecs ,  parce  que  chaque  peuple  donne  à  ce  fruit  le 
nom  du  pays  où  il  croît  le  plus  abondamment  ;  c'est 
ainsi  que  la  noix  du  châtaignier  (castanea  nux)y 
citée  par  Virgile,  s'appelle  encore  noix  Héracléolique. 


LITRE   II*  479 

Le  savant  Oppius,  dans  son  Traité  des  Sauvageons, 
s'exprime  ainsi  :  «  La  noix  Hëracléotique,  connue  aussi 
sous  le  Aom  de  châtaigne,  celle  appelée  pontique,  et 
celle  aussi  dite  basilique,  germent  et  fleurissent  à  la 
même  époque  que  les  noix  grecques.  » 

Parlons  maintenant  de  ces  dernières.  En  disant 
cela ,  il  prit  une  amande  dans  Tassiette.  Cette  noix 
grecque,  appelée  aussi  amygdale,  prend  encore  le 
nom  de  noix  de  Thasos.  J'en  ai  pour  garant  Gloatius 
qui  dit,  dans  son  ouvrage  cité  plus  haut  :  «c  La  noix 
grecque  est  l'amygdale.  »  Et  Atta  [Quinctius),  dans 
sa  supplication  aux  dieux ,  s^exprime  ainsi  :  «  N'épar** 
gne2  ni  les  noix  grecques,  ni  les  rayons  de  miel.» 

Puisqu'il  est  question  de  noix ,  je  ne  dois  pas  ou- 
blier celle  dite  mollusque,  quoique  l'hiver  nous  prive 
de  ce  fruit  dont  Plante  fait  mention  dans  son  Cal^ 
ceolus  :  «  Sur  son  toit,  dit-il,  on  voyait  un  noyer 
mollusque.  »  Mais  il  se  contente  de  le  nommer  sans 
nous  en  donner  la  description.  C'est  celui  connu  sous 
le  nom  de  noyer  persique  (le  pêcher),  dont  le  fruit 
se  nomme  mollusque,  parce  que  sa  chair  est  extrê- 
mement tendre.  Nous  ne  pouvons  suivre  à  cet  égard 
de  meilleur  guide  que  Sœvius,  écrivain  profondément 
instruit,  qui  en  parle  dans  son  idylle  intitulée  More- 
tum  (sorte  de  gâteau),  et  fait  dire  au  jardinier,  qui 
veut  que,  parmi  les  autres  ingrédients,  on  y  fasse 
entrer  le  fruit  du  pêcher  : 

«  Joins,  Acca,  aux  basiliques  une  partie  de  ces 
fruits ,  puis  de  ceux  que  donne  l'arbre  de  Perse  : 
c'est  ainsi  qu'on  les  appelle  depuis  que  les  Macédo- 


48o  SATURNALES. 

ntens,  de  retour  de  la  Perse  où  ils  ont  livré  de  san- 
glants combats  sous  les  ordres  du  grand  Alexandre, 
ont  rapporté  aux  champs  de  la  Grèce  cet  étranger 
qui  les  a  enrichis  d'un  finit  jusqu'alors  inconnu,  et 
qu'on  nomme  noix  mollusque ,  pour  que  personne 
n'en  ignore.  » 

On  nomme  noix  térentine  celle  dont  l'enveloppe 
est  si  faible  qu'elle  se  brise  lorsqu'on  la  touche.  Voici 
l'origine  de  ce  mot,  selon  Favorinus.  «On  entend, 
remarque  ce  philosophe ,  quelques  personnes,  en  par- 
lant de  certaines  brebis  ou  noix,  dire  des  noix  ou 
des  brebis  tarentines;  elles  devraient  dire  térentines, 
du  sabin  terenus,  qui  signifie  mou.  C'est  de  ce  mot 
que  la  famille  des  Terentius  a  pris  son  nom.  Telle 
est  l'opinion  de  Yarron  qui  s'adresse  à  Libon.  »  Ho- 
race paraît  avoir  fait  la  même  faute  quand  il  a  dit  : 
«  Et  la  molle  Tarente.  » 

C'est  à  la  noix  de  pin  que  nous  devons  l'amande 
que  voici: 

ce  Qui  veut  manger  le  pignon  doit  en  briser  la 
coque ,  »  dit  Plaute  dans  son  CurcuUon. 


LIVRE    II.  ^Si 


CHAt>ITRE  XVi. 

Des  diverses  espèces  de  pommes  et  de  poires. 

Puisque  les  pommes  forment  une  partie  de  noti^ 
dessert,  parlons  de  leurs  diveirses  espèces^  iainsi  que 
nous  l'avoTis  fait  des  noix. 

Parmi  les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  l'agriculture, 
il  en  est  qui  établissent  entre  les,  noix  et  les  pommes 
cette  distinction  :  ils  rangent  parmi  les  noix  tous  les 
fruits  dont  l'enveloppe  est  dure,  et  dont  l'intérieur 
est  bon  à  manger;  et,  parmi  les  pommes,  ceux  dont 
l'extérieur  est  bon  à  manger,  et  dont  l'intérieur  ren- 
ferme un  corps  dur.  D'après  cette  définition,  le  fruit 
que  Saevius  range  parmi  les  noix  doit  être  mis  au 
rang  des  pommes. 

Ce  préambule  terminé,  je  reviens  à  l'énumération 
des  différentes  espaces  de  pommes,  telle  que  l'a  don- 
née le  soigneux  observateur  Gloatius,  dan»  son  qua- 
trième livre  des  mots  tirés  du  grec.  Malum  Amerir 
num ,  cotonium ,  citreum ,  coccy^ielum ,  conditi- 
vum,  iBi7i(jL7)Viç,  mwteumyMiXttianumj  orbiculanim, 
ogratianum ,  prœcox ,  pcamuceum ,  Punicunlj  Per- 
sicumy  quirianumy  prosisium^  rubrum,  scandia- 
num ,  sihestre  y  struthium ,  Scantianum ,  lïbur , 
Feriiinum. 

Remarquez  que  Cloatius  met  la  pèche  (  Persicum 


48a  SATCRNALES. 

malum)dM  nombre  des  pommes; et  quM  lui  conserve 
son  nom,  quoique  depuis  long-temps  elle  soit  natu- 
ralisée chez  nous.  Quant  à  son  citreum  malum  (  le 
citron) 9  c'est  aussi  un  fruit  de  la  Perse  dont  parle 
Virgile  : 

Et  ce  fruit  bienfaisaDr  que  peu  d'autres  égalent. 

Il  est  hors  de  doute  que  c'est  du  citronnier  que  parle 
Virgile ,  puisque  Oppius ,  dans  son  Traité  des  Sauva- 
geons, dit  :  tf  Le  citronnier  n'est  autre  que  le  pom* 
mier  de  Perse;  le  premier  croit  en  Italie,  le  second 
en  Médie.  »  Peu  après  il  ajoute  :  a  Sa  pomme  est 
très -odorante;  placée  parmi  les  vêtements,  elle  tue 
les  teignes;  c'est  aussi  un  alexipharmaque ,  car, 
broyée  dans  du  vin,  elle  a  la  propriété  d'expulser  le 
venin.  C'est,  dans  la  Perse,  un  finit  de  toutes  les 
siaisons;  l^s  uns  mûrissent  pendant  que  Ton  cueille 
les  autres,  v  Vous  voyez  qu'il  est  ici  désigné  par  son 
nom  avec  tous  les  caractères  que  lui  reconnaît  Vir- 
gile, sans  le  nommer.  Homère,  qui  le  nomme  Ouov, 
reconnaît  son  odeur  suave,  quand  il  dit  :  «  Il  s'exhale 
de  ce  fruit  une  odeur  agréable.  »  Et  lorsque  Oppius 
dit  qu'on  place  cette  pomme  parmi  les  vêtements,  il 
s'accorde  avec  Homère ,  qui  s'exprime  ainsi  :  «  Elle 
enferme  ses  vêtements  dans  le  citronnier  odoriférant.  » 
C'est  ce  qui  a  fourni  à  Naevius,  dans  sa  Guerre  puni- 
que, l'expression  de  robe  citronnée. 

Ce  genre  de  fruit,  continua  Servius,  en  parlant 
des  poires,  se  subdivise  en  un  grand  nombre  d'espèces 
décrites  également  par  Cloatius  :  pirum  anicianum , 


LIVRE   IJ.  483 

cumubitiyum  ^  cirritum  ^  cervisca  y  caUuhsum^  crus^ 
tuminum^  decimanum^  Grœcidum^  LoUianUTn^ 
Lanmdnuniy  laureum^  lateresianum ,  murapium^ 
Milesium^  murteum^  Nœs^ianum^  orbiculatum^  pras- 
cianumjrubUey  Signinumj  Jullianum  ^  titianum , 
Turrinianum,  timosum  ^  prœcooc  ^  volemum,  mes* 
pilum^  sérum  j  sementivum  sérum  ^  Sextilianum 
sérum ,  Valerianum  sérum, ,  Tarentinum  sérum. 


CHAPITRE  XVII. 

Des  diverses  espèces  de  figues,  d*olwes^  et  de 

raisins. 

En  voyant  ces  figues  fiècbe$9  je  ne  puis  oublier 
que  je  vous  dois  la  nomenclature  de  leurs  différentes 
espèces;  c'est  toujours  l'exact  observateur  Cloatius 
qui  me  servira  de  guide  :  ficus  Africa^  alhulay  ha- 
rundinca^  asinastra^  atra,  palusca^  augusta^  bi^ 
fera^  cariccLy  caldiça ,  alba  nigray  Chia  alba  nigra, 
Caipurniana  alba  nigra ,  cucurbitiva ,  duriçoria  » 
Herculanea^  Lii^iarui^  ludia,  leptoludia,  Marsica^ 
Numidica^  pulla- Pompeiana  ^  prœcox  y  Tellana 
titra. 

11  est  bon  de  savoir  que ,  selon  les  livres  des  pon- 
tifes, le  figuier  blanc  est  au  nombre  des  arbres  heu- 
reux, et  que  le  figuier  noir  est  réputé  malheureux. 
Écoutons  à  ce  sujet  Veranius  :  a  On  regarde  comme 

3i. 


484  SATURNALES. 

des  arbres  heureux  le  chêne  commun ,  celui  de  Jupi- 
ter, l'yeuse,  le  liège,  le  hêtre,  le  noisetier,  le  cor- 
mier, le  figuier  blanc,  le  poirier,  le  pommier,  le  cep 
de  vigne,  le  prunier,  le  cornouiller,  et  le  lotus.  » 
Voici  ce  que  dit  Tarquitius  Priscus  dans  son  Cata« 
logue  des  arbres  servant  aux  présages  :  ce  Les  arbres 
qui  sont  sous  la  protection  des  dieux  infernaux,  et 
de  ceux  dont  on  cherche  à  détourner  le  courroux, 
sont  nommés  malheureux  ;  voici  leurs  noms  :  Tala- 
terne,  la  fougère,  le  figuier  noir,  ainsi  que  tous  les 
arbres  à  baies  noires,  ou  à  fruits  noirs;  le  poirier  sau- 
vage, le  petit  houx,  la  ronce  et  le  buissou,  qu'il  faut 
brûler  quand  il  s'agit  de  détourner  de  funestes  pré- 
sages. »  Ajouterai-je  que  les  bons  écrivains  semblent 
distinguer  le  figuier  des  autres  arbres  fruitiers  ?  La 
pomme ,  l'olive ,  la  figue ,  le  raisin ,  dit  Afranius  dans 
une  de  ses  pièces  intitulée  Sella;  et  Cicéron,  au 
troisième  livre  de  ses  Économiques,  s'exprime  ainsi  : 
((Il  ne  plante  pas  de  vignes,  et  néglige  celles  qui 
sont  plantées;  il  n'a  ni  oliviers,  ni  figuiers,  ni  pom- 
miers. » 

Une  chose  qu'il  ne  faut  pas  ignorer,  c'est  que  de 
tous  les  arbres  le  figuier  est  le  seul  qui  ne  porte  pas 
de  fleurs.  Son  lait  extravasé  donne  des  figues  vertes 
appelées  grossi^  qui  ne  mûrissent  pas,  et  que  les 
Grecs  nomment  oXuvOouç;  c'est  ce  qui  fait  dire  à 
Mattius  :  «  Parmi  ces  milliers  de  figues ,  vous  ne  trou- 
verez pas  un  grossus;  »  et  peu  après  :  cr  Prenez  de  ces 
figues  vertes  (ou  grossi)  qui  sont  d'un  autre  lait.  » 


LIVRE  II.  48^5 

On  lit  aussi  dans  le  premier  livre  des  Annales  de 
Postumius  Albinus  :  «  Voilà  pourquoi  Brutus  jouait 
le  rôle  de  stupide  et  d'idiot  ;  il  affectait  de  manger  des 
figues  vertes  couvertes  de  miel.  » 

Voici  les  noms  des  diverses  espèces  d'olives  : 
olea  AJricana ,  Alhigerus ,  Aquilia ,  Alexandrina^ 
j^gyptia^  culmineay  conditii^a,  Liciniana^  Orchas, 
oleaster^  paiisia^  Paulia^  radius^  Sallentina^  Ser- 
giana,  Termutia.  Et  voici  ceux  des  diverses  espèces 
de  raisins  :  Ui^a  Aminea  (  ce  nom  lui  vient  du  can- 
ton d'Aminée,  maintenant  appelée  Falerne )  ;  w^'âj 
asinuscay  atrusca,  albwerus  ^  albena^  apiana^ 
apiciay  bumammay  ou,  comme  disent  les  Grecs, 
^ou[AaaOoç,  duracina,  labniscay  melampsithia  y  ma- 
ronia  j  mareùtiSy  numentana^  preciay  pranniay 
psithia  ^pilleolata ,  rhodia ,  stephanitis ,  venucula , 
variolay  lagea. 

Je  voudrais,  dit  ici  Prsetextatus ,  que  le  temps 
nous  permît  d'écouter  plus  long -temps  notre  ami 
Servius;  mais  l'heure  du  repos  est  arrivé,  et  de- 
main, au  lever  du  soleil,  nous  devons  jouir,  chez 
Symmaque  (i),  du  charme  de  sa  conversation.  A  ces 
mots,  la  société  se  sépara. 

(i)  Nous  verrons ,  au  commencement  du  troisième  livre , 
que  la  société  se  rassemble  encore  chez  Praet^xtatus ,  et  non 
chez  Symmaque  ;  nous  verrons  aussi  qu'un  passage  du  sixième 
livre  nous  donne  l'espoir  d*en tendre  le  lendemain  Flavien 
disserter  sur  les  connaissances  de  Virgile  dans  la  science  des 
augures,  et  que  cet  espoir  ne  se  réalise  pas.  D'autres  remar> 


486  SATURNALES.    LIVRE    II. 

qiiâft  eocore  que  fera  le  lecteur  lui  démontreront  que  l'ou- 
vrage de  Macrobe  ne  nous  est  f>as  parvenu  en  entier.  Nous 
en  avons  eu  déjà  la  preuve  à  la  fin  du  neuvième  chapitre  de 
ce  livre ,  où  il  est  question  des  reproches  qu*Horus  fait  à  son 
siècle  sur  le  luxe  et  la  somptuosité  des  tables  :  or,  on  ne 
connaît  pas  ce  passage  où  Horus  déclame  contre  les  abus  de 
90A  temps. 


FIN    DU    PREMIER    VOLUME 


TABLE  DES  CHAPITRES 


DU     PABMIER    VOLVIIE. 


LiE  Songe  de  Scipion pagk       i 

COMMENTAIRE  DU  SONGE. 

LIVRE  PREMIER. 

CHAPITRE  I.  Différence  et  conformité  entre  la  Répu- 
blique de  Platon  et  celle  de  Cicéron.  Pourquoi  ils  ont 
inséré  dans  ces  traités,  le  premier,  l'épisode  de  la  révé- 
lation d'Her ;  le  second ,  celui  du  Songe  de  Scipion . .      \6 

CHAP.  II.  Réponse  qu'on  pourrait  faire  à  l'épicurien 
Colotès ,  qui  pense  qu'un  philosophe  doit  s'interdire 
toute  espèce  de  fictioos;  de  celles  admises  par  la  phi- 
losophie, et  des  sujets  dans  lesquels  elle  les  admet. . .      10 

CHAP.  III.  Il  y  a  cinq  genres  de  songes  ;  celui  de  Scipion 
renferme  les  trois  premiers  genres 26 

CHAP.  rV.  Du  but  ou  de  l'intention  de  ce  songe 3 H 

CHAP.  y.  Quoique  tous  les  nombres  puissent,  en  quel- 
que sorte,  être  regardés  comme  parfaits,  cependant 
le  septième  et  le  huitième  sont  particulièrement  consi- 
dérés comme  tels.  Propriétés  qui  méritent  au  huitième 
nombre  la  qualification  de  nombre  parfait !V> 

CHAP.  VI.  Des  nombreuses  propriétés  qui  méritent  au 
septième  nombre  la  qualification  de  nombre  parfait . .     41 


488  TABLK 

CHAP.  YII.  Les  songes  et  les  présages  relatifii  anx  adver^ 
sites  ont  toiyours  i\n  seos^  obscur  et  mystérieux;  ils 
renferment  cependant  dçs  circonstances  qui  peuvent, 
d'une  manière  quelconque ,  conduire  sur  la  route  de 
la  vérité  l'investigateur  doué  de.  perspicacité . . . .  pack     63 

CHAP.  yill.  n  y  a  quatre  genres  de  vertus  :  vertus  poli- 
tiques, vertus  épuratoiresy  vertus  épurées,  et  vertus 
exemplaires.  De  ce  que  la  vertu  constitue  le  bonheur, 
et  de  ce  que  les  vertus  du  premier  genre  appartiennent 
aux  régulateurs  des  sociétés  politiques,  il  s'ensuit  qu'un 
jour  ils  seront  heureux 67 

CHAP.  IX.  Dans  quel  sens  on  doit  entendre  que  les  di- 
recteurs des  corps  politiques  sont  descendus  du  ciel, 
et  qu'ils  y  retourneront 73 

ÇËLAP.  X.  Opinion  des  anciens  théologiens  siur  les  enfers; 
et  ce  qu'il  faut  entendre,  selon  eux,  par  la  vie  ou  la 
mort  de  l'âme 76 

ÇHAP.  XI.  Opinion  des  platoniciens  sur  les  enfers  et  sur 
leur  emplacement.  De  quelle  manière  ils  conçoivent 
la  vie  ou  la  mort  de  l'âme. . ., 81 

CHAP.  XII.  Route  que  parcourt  l'âme ,  en  descendant  de 
la  partie  la  plus  élevée  du  monde  vers  la  partie  in- 
férieure <)ue  nous  occupons 85 

ÇHAP.  Xni.  Il  est  pour  l'homme  deux  sortes  de  morts: 
l'une  a  lieu  quand  l'âme  quitte  le  corps;  la  seconde, 
lorsque  l'âme  restant  unie  au  corps,  elle  se  refuse  aux 
plaisirs  des  sens,  et  fait  abnégation  de  toutes  jouis- 
sances et  sensations  matérielles.  Cette  dernière  mort 
doit  être  l'objet  de  nos  vœux  ;  nous  ne.  devons  pas 
hâter  la  première,  mais  attendre  que  Dieu  lui-même 
brise  les  Tiens  qui  attachent  Tâme  au  corps. .  '. 91 

CHAP.  XIV.  Pourquoi  cet  univers  est  appelé  le  temple 
de  Dieu.  Des  diverses  acceptions  du  mot  âme.  Dans 
quel  sens  il  faut  entendre  que  la  partie  intelligente  de 
l'homme  est   de  même  nature  que  celle  des   astres. 


DES    CHAPITRES.  4% 

Diverses  opinions  sur  la  nature  de  l'àme.  De  la  dif- 
férence qu'il  y  a  entre  une  étoile  et  un  astre.  Ce  que 
c'est  qu'une  sphère,  un  cercle,  une  ligne  circulaire. 
D'où  vient  le  nom  de  corps  errants  donné  aux  pla- 
nètes  PAGE      97 

CHAP.  XV.  Des  onze  cercles  qui  entourent  le  ciel io6 

CHAP.  XYI.  Pourquoi  nous  ne  pouvons  apercevoir  cer- 
taines étoiles,  et  de  leur  grandeur  en  général m 

CHAP.  XYII.  Px>nrquoi  le  ciel  se  meut  sans  cesse  et  tou- 
jours circulairement.  Dans  quel  sens  on  doit  entendre 
qu'il  est  le  Dieu  souverain.  Si  les  étoiles  qu'on  a  nom- 
mées fixes  ont  un  mouvement  propre ii5 

CHAP.  XYIII.  Les  étoiles  errantes  ont  un  mouvement 
propre  contraire  à  celui  des  cieux 121 

CHAP.  XIX.  De  l'opinion  de  Platon  et  de  celle  de  Cicéron 
sur  le  rang  qu'occupe  le  soleil  parmi  lès  corps  errants. 
De  la  nécessité  où  se  trouve  la  lune  d'emprunter  sa 
lumière  du  soleil ,  en  sorte  qu'elle  éclaire ,  mais  n'é- 
chauffe pas.  De  [La  raison  pour  laquelle  on  dit  que  le 
soleil  n'est  pas  positivement  an  centre,  mais  presque 
au  centre  des  planètes.  Oiîgine  des  noms  des  étoiles. 
Pourquoi  il  y  a  des  planètes  qui  nous  sont  contraires, 
et  d'autres  favorables 127 

CHAP.  XX.  Des  différents  noms  du  soleil ,  et  de  sa  gran- 
deur    1 36 

CHAP.  XXI.  Pourquoi  l'on  dit  que  les  étoiles  mobiles 
parcourent  les  signes  du  zodiaque,  bien  que  cela  ne 
soit  pas.  De  la  cause  de  l'inégalité  de  temps  qu'elles 
emploient  respectivement  à  faire  leurs  révolutions. 
Des  moyens  qu'on  a  imaginés  pour  diviser  le  zodiaque 

en  douze  parties 1 44 

CHAP.  XXII.  Pourquoi  la  terre  est  immobile,  et  pour- 
quoi tous  les  corps  gravitent  vers  elle  par  leur  propre 
poids ♦ i55 


490  TABLB 

LIVRE   SECOND. 

CHAP.  1.  De  rharmonie  produite  par  le  mouvement  des  . 
sphères ,  et  des  moyens  employés  par  Pythagorc  pour 
connaître  les  rapports  des  sons  de  cette  harmonie. 
Des  valeurs  numériques  propres   aux  consonnances 
musicales,  et  du  nombre  de  ces  consonnances. .  page  160 

CHAP.  II.  Dans  quelle  proportion ,  suivant  Platon  ^  Dieu 
employa  les  nombres  dans  la  composition  de  l'âme  du 
monde.  De  cette  organisation  de  Tàme  universelle 
doit  résulter  l'harmonie  des  corps  célestes 1 66 

CHAP.  III.  On  peut  encore  apporter  d'autres  preuves  et 
donner  d'autres  raisons  de  la  nécessité  de  l'harmonie 
des  sphères.  Les  intervalles  des  sons  dont  la  valeur  ne 
peut  être  fixée  que  par  l'entendement  «  relativement  à 
l'âme  du  monde,  peuvent  être  calculés  matérielle- 
ment dans  le  vaste  corps  qu'elle  anime 17'A 

CHAP.  IV.  De  la  cause  pour  laquelle,  parmi  les  sphères 
célestes,  il  en  est  qui  rendent  des  sons  graves ,  et  d'au- 
tres des  sons  aigus.  Du  genre  de  cette  harmonie,  et 
pourquoi  Thomme  ne  peut  l'entendre 1 77 

CHAP.  y.  Notre  hémisphère  est  divisé  en  cinq  zones, 
deux  seulement  sont  habitables;  Tune  d'elles  est  oc- 
cupée par  nous,  l'autre  l'est  par  des  hommes  dont 
l'espèce  nous  est  inconnue.  L'hémisphère  opposé  a  les 
mêmes  zones  que  le  nôtre;  il  n'y  en  a  également  que 
deux  qui  soient  le  séjour  des  hommes 18a 

CHAP.  VI.  De  l'étendue  des  contrées  habitées,  et  de 
celle  des  contrées  inhabitables 1 92 

CHAP.  VU.  Le  ciel  a  les  mêmes  zones  que  la  terre.  La 
marche  du  soleil ,  à  qui  nous  devons  la  chaleur  ou  la 
froidure,  selon  qu'il  s'approche  ou  s'éloigne  de  nous, 
a  fait  imaginer  ces  différentes  zones tgk 

CHAP.  vni.  Où  Ton'  donne,  en  passant,   la  manière 


DES    CHAPITRES.  49  < 

d'interpréter   un  passage  des  Géorgiques  relatif  au 
cercle  du  zodiaque page  200 

CHAP.  IX.  Notre  globe  est  enveloppé  par  l'Océan ,  non  - 
pas  en  un  sens,  mais  en  deux  différents  sens.  La  partie 
que  nous  habitons  est  resserrée  vers  les  p61es ,  et  plus 
large  vers  soû  centre.  Du  peu  d'étendue  de  TOcéan , 
qui  nous  paraf t  si  grand 202 

CâAP.  X.  Bien  que  le  monde  soit  éternel ,  l'homme  ne 

peut  espérer  de  perpétuer,  che2  la  postérité,  sa  gloire  ^ 
et  sa  renommée;  car  tout  ce  que  contient  ce  monde , 
dont  la  durée  n'aura  pas  de  fin ,  est  soumis  à  des  vicis- 
situdes de  destruction  et  de  reproduction 206 

CHAP.  XI.  Il  est  plus  d'une  manière  de  supputer  les 
années:  la  grande  année,  l'année  vraiment  parfaite,    ' 
comprend  quinze  mille  de  nos  années 211 

CHAP.  XII.  L'homme   n'est  pas   corps ,  mais    esprit.  f  (  / 

Rien  ne  meurt  dans  ce  monde,  rien  ne  se  détruit. ...   216     ^~~" 

CHAP.  Xni.  Des  trois  syllogismes  qu'ont  employés  les 
platonicieiis  pour  prouver  l'immortalité  de  l'âme. ...   220 

CHAP.  XIV.  Arguments  d'Aristote  pour  prouver,  contre 
le  sentiment  de  Platon ,  que  l'âme  n'a  pas  de  mouve- 
ment spontané 22! 

CHAP.  XY.  Arguments  qu'emploient  les  platoniciens  en 
faveur  de  leur  maître  contre  Aristote  ;  ils  démontrent 
qu'il  existe  ufie  substance  qui  se  meut  d'elle-même ,  et 
que  cette  substance  n'est  autre  que  l'âme.  Les  preuves 
qu'ils  en  donnent  détruisent  la  première  objection 
d'Arlstôte 232 

CHAP.  XYI.  Nouveaux  arguments  des  platoniciens  con- 
tre les  autres  objections  d'Aristote 242 

CHAP.  XVIÎ.  Les  conseils  du  premier  Africain  à  son 
petit-fils  ont  eu  également  pour  objet  les  vertus  con- 
templatives et  les  vertus  actives.  Cicéron,  dans  le 
Songe  de  Scipion,  n'a  néglige  aucune  des  trois  parties 
de  la  philosophie 249 


49^  TABLE 

SATURNALES. 

LIVRE   PREMIER. 

IWTRODUCTLOW. 

CHAP.  I.  Plan  de  tout  Touvrage pagk    affi 

CHAP.  II.  Du  début  et  de  renchaînement  des  conversa- 
tions de  table ^3 

CHAP.  III.  Du  commencement  et  de  la  division  du  jour 
civil a6S 

CHAP.  IV.  Les  expressions  satumaliorum  ,  noctafutwna 

et  die  cjmtini  sont  latines 272 

CHAP.  y.  Des  mots  vieillis  et  hors  d'usage.  L'expression 
mille  verborum  est  correcte  et  latine 279 

CHAP.  yi.  Origine  et  usage  de  la  prétexte.  Comment  de 
ce  mot  Ton  fit  un  nom  propre,  et  de  l'étymologie 
de  plusieurs  autres  noms 2K4 

CHAP.  yil.  De  Torigine  et  de  rancienneté  des  Satur- 
nales; puis,  en  passant,  de  quelques  ai^tres  sujets. . .   993 

CHAP.  yill.  Du  temple  de  Saturne;  des  attributs  qqi 
distinguent  ce  temple,  ainsi  que  le  simulacre  du  dieu. 
Quel  sens  il  faut  donner  aux  fictions  poétiques  rela- 
tives à  cette  divinité 3n3 

CHAP.  IX.  Du  dieu  Janus ,  de  ses'  noms  divers  et  Je  sa, 
puissance 3^5 

CHAP.  X.  Date  de  la  célébration  des  Saturnales.  Cette 
fête  ne  dura  d'abord  qu'un  jour;  plus  tard  on  la  cé- 
lébra pendant  plusieurs  jours 309 

CHAP.  XI.  Il  ne  faut  pas  mépiiser  les  esclaves,  d'abord 
parce  que  les  dieux  veillent  sur  eux,  et  ensuite  parce 
qu'il  s'est  trouvé  parmi  eux  un  grand  nombre  d'hom- 
mes fidèles,  prévoyants,  courageux,  et  même  plu- 
sieurs philosophes.  De  l'origine  des  sigillaires 3i  5 

CHAP.  XII.  Division  de  l'année  par  Romulus. . , 3^8 

(^HAP.  XIII.  Division  de  l'année  par  Numa.  Cause  de 


DES    CHAPITRES.  49^ 

l'intercalation,  et  à  quelle  époque  elle  commença .  page  338 

CHAP.  XIV.  Des  corrections  faites  au  calendrier,  d'a- 
bord par  César,  ensuite  par  Auguste 3^3 

CHAP.  XY.  Des  calendes ,  des  ides  et  des  nones 347 

CHAP.  XVI.  Distinction  des  jours  chez  les  Romains,  et 
kurs  diverses  dénominations 353 

CHAP.  XVII.  Toute  la  théologie  se  réduit  au  culte  du 
soleil.  Les  différents  noms  d'Apollon  démontrent  son 
identité  avec  le  dieu  soleil 364 

CHAP;  XVIII.  Bacchus  est  aussi  le  même  que  le  soleil. .   38 1 

CHAP.  XIX.  Mars  et  Mercure  sont  encore  la  même  di- 
vinité que  le  soleil 387 

CHAP.  XX.  Esculape ,  Hercule ,  Hygie ,  Isis  et  Sérapis 
ne  sont  autres  que  le  dieu  soleil 39a 

CHAP.  XXI.  Adonis,  Attis,  Osins  et  Horus  ne  diffèrent 
pas  du  soleil;  et  les  douce  signes  du  zodiaque  se  rap- 
portent à  la  nature  de  cet  astre 397 

CHAP.  XXn.  Némésis,  Pan  qu'on  appelle  aussi  Inus, 
ainsi  que  Saturne,  ne  sont  que  des  emblèmes  du  soleil.  4o4 

CHAP.  XXIII.  Jupiter  et  l'Adad  des  Assyriens  ne  font 
qu'un  avec  le  soleil.  On  peut  démontrer,  d'après  l'au- 
torité des  anciens  théologiens  et  celle  d'Orphée ,  que 
le  culte  de  tous  les  dieux  n'est  que  le  culte  du  soleil . .   406 

CHAP.  XIV.  Éloge  de  Virgile,  et  son  érudition  variée. 
Des  sujets  qui  seront  traités  par  ordre  dans  les  livres 
suivants 4^2 

LIVRE  SECOND. 

CHAP.  I.  Comment  les  convives  furent  amenés  à  citer 
les  bons  mots  et  les  plaisanteries  des  anciens ^ig 

CHAP.  II.  Plaisanteries  et  mots  piquants  de  diverses 
personnes ...i... * 4^3 

CHAP.  III.  Bons  mots  de  Cicéron 428 

CHAP.  IV.  Bons  mots  d'Auguste  sur  quelques  particu- 
liers, et  de  quelques  particuliers  sur  Auguste 433 


/ 


494  TABLE    DES    CHAPITRES. 

CHAP.  V.  Bons  mots  et  mœurs  de  Julie,  fille  d'A.ugu$te.  •    4/1 1 

CHAP.  YI.  Autres  citations  de  mots  heureux  et  de  re- 
parties fines  de  quelques  Romains page  444 

CHAP.  VIL  Maximes  et  mots  heureux  des  deux  mimo- 
graphes  Laberius  et  Publius.  Des  deux  histrions  Py* 
lade  et  Hylas 445 

CHAP.  YIII.  Ce  qu'entend  Platon  quand  il  dit  qu'on 
peut  user  des  dons  de  Bacchus.  Des  dangers  et  de  la 
honte  qu'il  y  a  à  se  rendre  esclave  des  plaisirs  du  tact 
et  du  goût * 45i 

CHAP.  IX.  Luxe  de  Q.  Hortensius,  de  Fabius  Guides, 
de  Metellus  Pius  et  du  grand-pontife  Metellus.  Du  porc 
de  Troie,  des  lièvres  et  des  escargots  mis  en  mue. . .    455 

CHAP.  X.  L'art  de  la  danse,  celui  du  chant,  la  profes- 
sion même  de  comédien,  n'étaient  pas,  chez  nos  as- 
cétres,  regardés  comme  déshonorants 604 

CHAP.  XI.  Du  prix  qu'attachaient  les  Romains  des  der- 
niers temps  de  la  république  aux  poissons,  et  particu- 
lièrement à  la  murène 464 

CHAP.XII.  De  l'esturgeon,  du  mulet,  du  scare  et  du 
loup; 467 

CHAP.  XHI.  Des  lois  rendues  pour  restreindre  le  Inxe 
de  la  table  chez  les  anciens  Romains 47a 

CHAP.  XIY.  Des  diverses  espèces  de  noix 477 

CHAP.  XY.  Des  diverses  espèces  de  pommes  et  de 
poires ', 481 

CHAP.  XYI.  Des  diverses  espèces  de  figues ,  d'olives  et 
de  raisins 4o3 


FIN     BE     LA     TABLE. 


ad  p^.  toi , 


[tHENEW  YORK 

PUBLIC  LlBRÀr<Y 


ASTOR,  LENOX  ANO 
TILDE.N  FOUN0ATION8. 


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TILDEN  FOUNDATf^iTa 


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FEB  1  7  1930